Enquête de joie.
*
Y a-t-il une joie chrétienne?
*Frédéric Sarter
"...avec des cris de joie."
(Psaumes)
J'ai rendu toutes armes; je me suis
retiré
Où tout est calme enfin et douceur énivrée
Il me
fallait refuge pour y clore tempête
Et y fleurir fracas comme le
sang en tête.
"...car tout don excellent et toute joie parfaite
sont d'en-haut..."
(liturgie orientale)
La quête de joie.
La joie? ou le bonheur? On nous dit que c'est le bonheur que chacun
recherche; que chacun s'épuise à rechercher; que chacun serre auprès
de lui, que chacun étouffe contre soi-même; que l'on court après le
bonheur, que désespérément on le recherche, on le poursuit, toujours
devant nous, dans des prés utopiques, des champs élysées, des au-delà,
des éternités incertaines.
On nous dit que la vie humaine dans
l'étroit espace de cette terre se résume en cette poursuite du
bonheur; en cette poursuite de vent.
On nous dit qu'il y a là quelque absurdité de l'humaine condition.
"C'est peut-être ça le bonheur": la phrase sonne, terrible, dans un
spectacle de Philipe Caubère: le personnage qui la prononce est
malade, tordu de douleur; mais il vient d'apprendre que peut-être dans
six mois sa femme pourrait enfin le rejoindre; et au milieu d'un cri
de douleur du profond de sa chair, il s'abandonne à cette espérance;
il croit soudain que tout va bien.
Le bonheur, l'illusion l'espérance: la même chose peut-être, la même
vanité? Attendre toujours: mais que peut-on attendre?
Pourtant la joie est là: la joie est présence. A l'évanescence du
bonheur, la joie répond par sa plénitude, sa simplicité; la joie est
tangible, elle s'ancre dans la chair comme dans l'esprit; elle se vit,
simplement, alors que le bonheur se questionne, et dèsqu'il est
questionné, se remet en cause et se dissout. A la vacuité de
l'illusion, la joie répond par l'espérance, la plus petite et la plus
grande des théologales, la plus difficile peut-être, sans doute, la
plus fragile, mais nécessaire à l'équilibre même de la grâce.
Une vocation de joie.
Etre appelés à l'espérance, appelés à la foi, appelés à la charité,
c'est donc dans un même mouvement, être appelés à la joie.
Alleluia: c'est bien le cri de Pâques. Alleluia, alleluia: c'est bien
le chant profond, intime, le débordement de la joie.
Ainsi la joie dit-elle, porte-t-elle la grâce, ainsi la répand-t-elle,
ainsi participe-t-elle des oeuvres de l'Esprit. "...car tout don
excellent, et toute joie parfaite sont d'en-haut." La joie chrétienne
est rituelle, elle est au coeur même de la foi en acte, elle manifeste
la foi; il n'y a pas, sans doute, de foi en Christ ressuscité s'il n'y
a pas cette joie.
"Une joie rituelle propre non interchangeable, inconnue de quiconque
n'est pas catholique, une joie de rite et de communauté, une joie de
paroisse.
(...)
Une joie rituelle propre incommunicable aux autres.
Une joie d'inutilité, de gratuité, de superfluité.
La seule joie. Et les autres ne sont que des négoces."
Ce que Péguy nous montre ici, dans ce passage de la Note
conjointe sur M. Descartes, c'est un chemin de joie; non plus une
quête éperdue, la quête du bonheur, mais un cheminement "mystérieux et
profond". Péguy jalonne ce chemin: il utilise l'image des poteaux
indicateurs sur la route de Chartres: ils ne servent de rien au
pèlerin, qui sait où il va, et qui va son chemin, qui connaît son
chemin. Et pourtant il s'arrête pour les regarder, parce que
"Ça fait du bien. C'est une joie de route (...) une certaine joie qui
est une joie rituelle."
La foi a tracé le chemin; mais pour qu'il soit vraiment un chemin
chrétien, il faut s'arrêter au croix des carrefours, il faut connaître
et vivre la joie de ces chemins, une joie certaine, une joie de
croyant. Il faut accepter la joie, en accepter aussi la part de doute,
d'arrêt, pour cheminer plus léger et plus grave: il faut accepter
cette vocation, ce cheminement de la joie.
A la croisée du monde et du refuge.
Car si la joie est pour le chrétien une vocation, un appel, une vertu
de chemin, c'est parce qu'elle occupe une position tout à fait
singulière, entre la retraite en soi et l'engagement dans le monde;
c'est la respiration même de la prière et de la vie chrétienne.
Il suffit, pour saisir ce double mouvement au dedans et au dehors, de
lire ou de relire les Cinq prières dans la cathédrale de Chartres
de Péguy, où l'âme trouve à la fois son refuge et sa force, où le lieu
le plus hors du monde est aussi celui où le monde s'ouvre et s'offre.
La joie est pour le chrétien une nécessité, parce que le chrétien se
doit au monde, et que la joie est la vertu même de l'engagement; il
faut la préférer à l'amertume et au dépit, parce que le monde nous
appelle, concrètement, parce que le chrétien doit vivre sa foi dans le
monde.
Psaume de louange.
C'est la joie en effet qui porte le monde au-devant de Dieu, c'est
cette acquiescement - mais non cette résignation - au monde qu'est la
joie qui est la plus simple, la plus immédiate louange au Créateur.
"Acclamez Dieu avec des cris de joie": les psaumes ne s'y trompent pas
qui nous invitent à jubiler, parce que cette joie devant le monde créé
est déjà, est par elle-même une prière de louange.
Et qu'il n'est pas de plus beau chant à Dieu que notre joie humaine.
F.S.
Article paru dans Sénevé
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