Sur des vers de Dante

Xavier Morales



Dans sa bulle convoquant le Grand Jubilé de l'an 2000, Incarnationis mysterium, le Pape Jean-Paul II a indiqué que l'un des signes par lesquels se manifesterait la célébration du Jubilé serait le don des « indulgences »1. La bulle résume d'ailleurs les paragraphes du Nouveau Catéchisme consacrés à ce sujet (§§ 1471-1479), et est complétée par un document de la Pénitencerie Apostolique stipulant les conditions d'obtention de ces indulgences.

Beaucoup de chrétiens, en particulier les Églises issues de la Réforme, ont pu ressentir un certain malaise en voyant resurgir ce qui leur semblait une pratique médiévale dépassée. Il est vrai que c'est à une longue tradition que se réfère le Grand Jubilé. Je vous propose donc de remonter à la première célébration jubilaire, qui eut lieu en 1300. L'un des pèlerins dans la foule n'est autre que Dante Alighieri. Voyons comment le grand poète-théologien florentin a traduit dans sa Divine Comédie la doctrine de l'indulgence, appliquée à une situation précise, celle des âmes du Purgatoire, les « âmes en peine ».
Avant de lire Dante, commençons par quelques définitions. Lorsqu'une indulgence est appliquée à une âme en peine, on parle alors de « suffrage », c'est-à-dire de la possibilité d'appliquer une indulgence gagnée par un vivant à la peine subie par un mort au purgatoire (Catéchisme § 1479). Une indulgence, en effet, c'est littéralement le raccourcissement ou la mitigation d'une peine encourue après un jugement. Cette indulgence, l'âme en peine ne peut plus la « gagner », dans la mesure où, puisqu'elle n'est plus en vie, elle n'est plus active, elle a terminé le temps où elle pouvait faire des actes qui lui auraient mérité la clémence de son juge ; le seul espoir qui lui reste, c'est qu'un vivant en état de grâce gagne cette indulgence et lui en fasse bénéficier. Plus généralement, tout autre acte méritoire, c'est-à-dire prière, messe, aumônes, sacrifices etc. peuvent être appliqués à une âme du purgatoire.
Mais lisons quelques vers de Dante.


Quelques vers de Dante




Enfer et Purgatoire



Dans le dispositif tripartite de la Divine Comédie, les trois lieux, qui sont aussi trois états de l'âme après la mort, déterminent trois relations avec l'action, c'est-à-dire avec la possibilité de faire quelque chose qui ait une conséquence, une issue, un résultat.
Voici tout d'abord l'Enfer. Là, plus d'action possible, plus d'efficacité, et donc plus d'issue. Pas de porte de sortie. Aussi le portail d'entrée proclame-t-il : LASCIATE OGNE SPERANZA, VOI CH'INTRATE, « Laissez toute espérance, vous qui entrez » (Inf III, 9). Mais il faut aller plus loin : non seulement, il n'y a plus d'issue, ni d'action possible, mais il n'y a plus de volonté d'action bonne possible : « non si siede mai a buon volere », « on n'a plus de bon vouloir » (Par XX, 106-107). L'Enfer est le lieu de l'aversio ab incommutabili bono : la volonté des damnés est obstinément liée au mal, et cette obstination est refus de la grâce, nécessaire à la conversion. La gestion du temps dans l'Enfer et dans le Purgatoire nous révèle globalement la différence d'état : le temps dans l'Enfer est éternelle répétition (les cercles), mobilité immobile, éternité mauvaise ; les âmes sont comparés aux étourneaux : « comme les étournaux volent à tire-d'aile dans le froid, en troupe nombreuse et drue, ainsi ce flux mène les esprits mauvais, deci-delà, sans dessus dessous : nulle espérance ne les conforte plus, ni de pause ni d'une peine moins dure » (Inf V, 40-45). En revanche, le temps du Purgatoire est historique : il y a des jours, des nuits, les âmes progressent non seulement temporellement mais spatialement de corniche en corniche
Pourtant, ces progrès gardent une différence essentielle avec ceux que peut parcourir une âme vivante. Ce sont en effet non plus des actions mais des « passions ». Ces passions sont de deux ordres : 1. les peines (le feu purificateur du purgatoire, que Dante a réservé à la purification de la chasteté, Purg XXVII, 1-57 ) ; 2. les suffrages reçus, qui mitigent ou écourtent les peines. Enfin, au Paradis, les âmes saintes peuvent agir en faveur des vivants (comme la petite Thérèse), ils peuvent en quelque sorte rendre des services à Dieu, ils peuvent donc mériter, même s'ils ne progressent plus, puisqu'ils ont atteint le « bien immuable ».
Mais arrêtons-nous quelques instants au début du Purgatoire. Dante y a introduit un élément original, un Antipurgatoire, sorte d'antichambre à la purification, dans laquelle l'élément mis en relief est celui du temps, d'un délai, d'une attente qui est déjà peine pour la négligence.



L'Antipurgatoire



L'Antipurgatoire est une plage. Lorsque Dante et son guide Virgile échouent sur l'île où progressent « ces esprits/ qui se purifient » (Purg I, 65-66), après avoir quitté l'Enfer, l'une des rencontres qu'ils font va nous parler du pouvoir de l'intercession des vivants. Il s'agit de Belacqua. Voici ses paroles :




« Le ciel doit d'abord tourner autant de fois
autour de moi qu'il a fait dans ma vie,
puisque j'ai retardé sans cesse les bons soupirs,
à moins qu'une prière ne m'aide auparavant,
venue d'un coeur qui vive dans la grâce.
Que vaut une autre, que le ciel n'entend pas ? » (Purg IV, 130 ; cf. XI,
127)



L'attente est une peine, proportionnée à la négligence. Et cette peine pourrait être écourtée, non par quelque bonne action de Belacqua qui plaiderait pour une indulgence (une libération pour bonne conduite), puisque qu'il ne vit pas « dans la grâce », mais par une intercession, un suffrage.



Purgatoire



Dante croise les âmes orgueilleuses au chant XI. Et puisqu'elles ont été orgueilleuses, leur purification consiste précisément en l'attitude inverse ; de méprisantes qu'elles étaient, maintenant, elles demandent, elles prient. C'est l'occasion d'une paraphrase du Notre Père. Dante adapte les demandes faites par les orants vivants aux orants en peine. En particulier, la demande « ne nous soumets pas à la tentation mais délivre-nous du mal » doit avoir une signification différente pour les âmes en peine, qui, d'une part, n'encourent plus le risque de pécher, et d'autre part, ne peuvent plus changer leur destin en se convertissant.




« cette dernière prière, cher Seigneur,
nous ne la faisons plus pour nous, nul besoin
mais pour ceux qui sont restés derrière nous. » (Purg XI, 22-24)



Leur prière ne peut plus être un acte méritoire qui ait une conséquence sur leur propre salut, elle n'est plus que prière pour qu'à d'autres soit épargné leur sort.
Dante tire la leçon de ce qu'il vient d'entendre :




« Si là-bas, on prie toujours pour nous,
ici, que peuvent dire et faire pour eux
ceux qui ont bonne racine à leur vouloir ?
Il faut les aider à laver les taches
qu'ils portèrent ici, pour que, purs et légers,
ils puissent monter aux roues étoilées.
(Dante s'adresse alors à eux :)
Ah, si justice et piété vous allègent bientôt? » (Purg XI, 31sqq)



Ému d'entendre que les âmes en peine prient pour les vivants, le poète y voit un encouragement à prier pour eux. En effet, la prière d'un vivant en état de grâce, c'est-à-dire qui a la grâce, le bon vouloir de Dieu, comme « racine » de son propre vouloir, est efficace, elle peut « aider à laver les taches », les fautes qu'ils ont commises de leur vivant. « Aider », c'est-à-dire venir s'ajouter aux peines purificatoires que subissent les âmes en peine. Peu à peu, conformément à la « justice », qui efface ces taches au fur et à mesure que les peines sont acquittées, et à la piété, c'est-à-dire à la clémence obtenue grâce à l'intercession des prières des vivants, les âmes en peine « s'allègent » jusqu'à atteindre le sommet de la montagne du Purgatoire.
Dante met en évidence les deux « passions » des âmes en peine, la satisfaction des peines dues, et les suffrages reçus, en les reliant à l'intervention, d'une part, de la justice divine, d'autre part, de sa piété, c'est-à-dire de sa pitié, de sa miséricorde.
Or les rapports entre la justice et la miséricorde sont un problème traditionnel de la théologie. Dante ne manque pas de le soulever.



Dante pose une question à Virgile




« quand je fus libre de toutes ces ombres
qui priaient seulement que d'autres prient,
pour que se hâte le temps de devenir saintes,
je commençai : « Il me semble que tu nies,
Ô ma lumière, en quelque texte,
que la prière puisse infléchir un décret du ciel ;
et ces gens prient pourtant pour cela :
leur espérance serait-elle donc vaine,
ou bien ce que tu dis ne m'est-il pas bien manifeste ? »
Et lui à moi : « mon écriture est transparente ;
et leur espérance n'est pas en défaut,
si l'on y regarde avec un esprit sain ;
la cime du jugement ne s'abaisse pas
lorsque le feu de l'amour accomplit en un point
ce que doivent acquitter ceux qui débarquent ici.
Au lieu où j'arrêtai ce point,
les prières ne pouvaient amender la faute,
car l'acte de prier était délié de Dieu. » » (Purg VI, 25 sqq)



Le passage de Virgile auquel Dante fait allusion est le suivant : desine fata deum flecti sperare precando, « cesse d'espérer fléchir les décrets des dieux par tes prières » (En VI, 376). La théologie anté-chrétienne ignore la miséricorde et identifie la divinité à la justice. Les dieux sont les producteurs (ou les matérialisations partielles) du fatum, du destin, c'est-à-dire du décret prononcé une fois pour toute, et d'après lequel toutes les actions du monde et leurs issues sont décidées. Il serait indécent, c'est-à-dire non conforme à une juste compréhension de ce qu'est la divinité, de vouloir infléchir le cours inéluctable des choses.
Par conséquent, soit les âmes en peine prient en vain, soit Dante a mal compris le passage de Virgile, soit (mais Dante n'ose pas porter un tel jugement sur son guide) Virgile s'est trompé. La réponse que le poète met dans la bouche de Virgile est plus qu'une tentative d'excuser l'ignorance du Mantouan. C'est, dans un style assez difficile, un court résumé de la question : comment la justice de Dieu peut-elle cohabiter avec son indulgence ?
Voyons d'abord l'excuse : c'est que les prières des païens n'allaient pas jusqu'à Dieu, elles s'adressaient à d'autres. De toute façon, « l'esprit sain », c'est-à-dire qui se garde de toute erreur dogmatique et conserve la foi catholique, possède la lumière des canons de l'Église pour l'empêcher de mal comprendre ce passage de Virgile !
En réalité, c'est une doctrine de l'indulgence que Dante nous livre :
L'exigence de justice ( « la cime du jugement » ), selon laquelle le coupable doit être puni, n'est pas contredite par une substitution : au lieu que cette peine soit la brûlure du coupable dans le feu (du purgatoire), elle est la brûlure du vivant intercesseur dans « le feu de l'amour » qui le presse de prier pour ce mort. La notion en jeu, c'est la nécessité d'une satisfaction de la justice divine (expiation), qui s'accomplit selon deux modes possibles, un direct, un indirect. Ainsi, la justice et la miséricorde ne s'opposent pas ; bien plutôt, la miséricorde est une des voie d'acquittement de la justice. Dieu n'est pas vaincu par la créature qui le fait fléchir, comme s'il s'agissait d'un acte de théurgie ; il se laisse vaincre par la charité - or l'homme « vainc [la divine volonté] parce qu'elle veut bien être vaincue, et, vaincue, elle vainc par sa bienveillance » (Par XX, 98-99) : Dieu est le propre auteur et la propre cause de cette victoire.
Notre lecture de quelques vers de Dante a fait intervenir les éléments de la doctrine des suffrages. Il faut maintenant l'exposer théologiquement.




La doctrine des suffrages



Le contexte : la réconciliation après le baptême, le Purgatoire



La première définition dogmatique de la valeur et de l'efficacité des suffrages date du Concile de Lyon II (1274). Ce Concile, qui avait pour principal objet l'union avec les Byzantins, a en effet proposé à l'Empereur Michel Paléologue la signature d'une confession de foi qui faisait apparaître les trois points théologiques controversés, la double procession du Saint-Esprit, l'existence du Purgatoire, et la primauté de Pierre2. En voici le passage qui nous intéresse :

« ceux qui tombent dans le péché après le baptême ne doivent pas être rebaptisés, mais par une vraie pénitence, ils obtiennent le pardon de leurs péchés.
Si vraiment pénitents, ils meurent dans la charité avant d'avoir, par de dignes fruits de pénitence, satisfait pour ce qu'ils ont commis et omis, leurs âmes, comme nous l'a expliqué frère Jean3, sont purifiées (purgari) après leur mort, par des peines `purificatrices' (poenis purgatoriis seu catharteriis4), et, pour l'allégement de ces peines, leur servent les suffrages des fidèles vivants, à savoir les sacrifices des messes, les prières, les aumônes et les autres oeuvres de piété que les fidèles ont coutume d'offrir pour les autres fidèles selon les institutions de l'Église. »


Ce texte contient deux données en relation l'une avec l'autre : l'existence d'une seconde rémission des péchés après celle qui a lieu au baptême, l'existence d'un état après la mort où les âmes « en peine » continuent leur purification.



La réconciliation après le baptême : nécessité d'une peine temporelle



Le début du passage cité opère une distinction entre la rémission des péchés obtenue dans le baptême, qui est unique et irrépétable, et la rémission des péchés dans la pénitence.
Selon l'enseignement de l'Église latine (je suis principalement les documents du Concile de Trente) :
1. Par le baptême, il ne reste rien du tout « qui fasse obstacle à l'homme pour entrer dans le ciel »5. En effet, par le baptême, le fidèle bénéficie de la satisfaction absolument efficace proportionnée par l'expiation offerte par le Christ, qui acquitte complètement la faute du péché. L'action (ou plutôt la passion) du Christ est exclusive d'une expiation personnelle du pécheur.

2. Il n'en est pas de même des péchés commis après le baptême et remis par le sacrement de la pénitence : dans la rémission du péché par le sacrement de pénitence, si la faute est remise, et qu'avec elle, toute la peine dite éternelle (celle qui nous coupe absolument de l'amitié de Dieu) est remise, le pécheur n'est pas nécessairement dispensé d'une peine temporelle, c'est-à-dire d'une expiation personnelle6, dite aussi « satisfaction ».

« Il est faux et contraire à la Parole de Dieu d'affirmer que la faute n'est jamais remise par Dieu sans que soit remise également toute la peine due au péché () Le caractère même de la divine justice semble exiger que soient reçus différemment en grâce ceux qui ont péché avant le baptême par ignorance et ceux qui, délivrés une première fois du péché et de la servitude du démon, et ayant reçu le don du Saint-Esprit, n'ont pas craint de violer sciemment le Temple de Dieu (I Co 3, 17) et de contrister l'Esprit Saint (Ep 4, 30). Et la divine clémence se doit de ne point nous pardonner les péchés sans exiger de satisfaction, afin de nous épargner, l'occasion se présentant, de considérer tous péchés comme légers7 ».


Cette première notion de la possibilité d'une peine temporelle à acquitter a été critiquée par le protestantisme. En effet, pour Luther, l'homme, radicalement incapable de s'acquitter de quelque satisfaction que ce soit, c'est-à-dire radicalement incapable de produire quelque oeuvre bonne, n'a en sa faveur que la satisfaction unique et seule efficace du Christ. Autrement dit, s'il n'y a pas de satisfaction possible par l'homme, et puisque la Révélation nous promet bien une réconciliation, dans cette réconciliation, la seule action qui ait lieu, c'est l'action unilatérale de la rémission des péchés par Dieu. Le pardon est donc total, aucune place n'est laissée pour une satisfaction par le pécheur. Du point de vue luthérien, après le pardon de la faute, il serait insultant pour l'efficacité absolue du sacrifice du Christ que puisse subsister une peine du péché. À Florence (1438-1445), les grecs s'étaient exprimés d'une façon plus imagée : a-t-on jamais vu un roi qui ferait grâce et pourtant poursuivrait le châtiment d'une offense qu'il a pardonnée ?
Les catholiques répondent en donnant une signification purificatoire à la peine. Il s'agit d'une participation, d'un engagement de l'action de l'homme au redressement du péché. L'homme, qui n'était qu'un enfant avant son baptême, et qui devait en quelque sorte être pardonné malgré lui, est maintenant, dans le baptême, un « parfait », c'est-à-dire un adulte, et Dieu veut à présent faire intervenir la liberté humaine dans une collaboration, une coopération. Dieu veut que l'intervention absolument gracieuse et absolument efficace suscite néanmoins en l'homme des actes méritoires. La gratuité du salut n'empêche pas la responsabilisation du gracié.
Nous touchons là à un premier aspect de ce que nous appelons la Communion des saints : que tout acte bon du chrétien provient du Christ comme de sa racine, mais est laissé à accomplir réellement par l'homme. C'est la description de la Communion comme vigne.
La parabole de la vigne (Jn 15, 1 sqq) explique la possibilité d'un fruit, par « opération propre des sarments [qui] consiste à laisser agir en eux, sans résistance, la sève qui les a fait pousser et rendus capables de leur rôle propre. La fécondité des sarments leur est tout à la fois propre et entièrement donnée » : « plus un membre s'en remet au Christ pour le laisser agir en lui, et plus il devient capable d'avoir part au don qui le fait sujet autonome et disposant de lui-même ». Cette parabole exprime donc la liaison entre mérite du Christ et mérites des hommes par participation. Or, comme nous le verrons dans un instant, ce premier aspect fonde l'autre aspect de la Communion des saints, le Corps paulinien : « toute substitution dans l'Église [c'est-à-dire entre les membres] est fondée sur celle du Christ [c'est-à-dire entre la tête et un membre] »8



Le Purgatoire



Le deuxième point abordé par la profession de foi de Lyon II répond à la question suivante : une fois envisagée la possibilité d'une deuxième rémission des péchés, mais cette fois liée (mais non conditionnellement) à une pénitence, une peine temporelle qui achève de redresser le pécheur, qu'arrive-t-il à celui qui meurt avant d'avoir terminé d'accomplir cette peine ?
La réponse latine est logique : cette peine, qui est moins une action qu'une passion, continue d'être acquittée après la mort, et c'est l'état de Purgatoire. En effet, comme nous l'avons vu en lisant Dante, dans la mort, toute action, avec le résultat et le changement d'état qu'elle implique, est impossible. En revanche, l'âme peut continuer à recevoir, recevoir la peine, et recevoir aussi la clémence de Dieu qui décide, pour poursuivre l'image judiciaire, de « faire grâce » de ce qui reste de peine à acquitter.
Notre lecture de Dante nous avait aussi conduit à voir dans cette action de « faire grâce » une notion problématique, une dialectique entre justice et miséricorde en Dieu. Ce problème est d'autant renforcé, dans l'interprétation purificatoire que nous avons donnée à la peine. En effet, si la peine est un remède, comment le pécheur pourrait-il s'en passer ? Si Dieu est non moins un médecin qu'un juge, comment pourrait-il vouloir interrompre son traitement ? Le problème se pose en réalité non seulement pour le Purgatoire, lieu par excellence de la pénitence, mais pour toute pénitence pour laquelle interviendrait une grâce, bref, pour la doctrine de l'indulgence. J'ai déjà dit que mon but n'était pas d'en faire l'exposé complet.
La question cruciale est la suivante : si l'on décide d'abandonner la métaphore judiciaire9, par exemple en la transposant dans la métaphore médicale, la notion d'indulgence possède-t-elle son correspondant ? Dans le cas d'une réponse négative, on pourrait nous reprocher de croire en l'existence d'une notion qui n'est liée qu'à l'utilisation de la métaphore. Dans le cas de la métaphore médicale, il semble qu'il n'y a pas de substitution possible : c'est-à-dire que non seulement Dieu interrompant le traitement sur demande des saints, mais tel saint s'acquittant du traitement à la place du pécheur n'aurait pas de sens.


L'Église répond de nouveau par recours à une juste compréhension de cette substitution dans le cadre de la Communion des saints :



La substitution dans la satisfaction



Pour résoudre la problématique que je viens de poser, il faut d'abord accomplir un premier travail : réduire la valeur impétratoire à la valeur satisfactoire. Ainsi, le problème sera unique.
Dans l'intervention de la valeur impétratoire, « Quand un homme en état de grâce accomplit la volonté de Dieu, il convient, secundum amicitiae proportionem, que Dieu accomplisse le désir de salut d'un homme pour un autre, même si parfois un obstacle peut exister du côté de celui pour lequel un saint souhaite la justification »10. Autrement dit, pour tel saint, qui est en faveur auprès de Dieu, Dieu décide de se laisser fléchir et d'accorder un bénéfice à celui pour qui le saint intercède.

Voilà pour la métaphore. Attachons-nous à l'expression secundum amicitiae proportionem : par elle, nous comprenons que la « faveur » dans la métaphore du roi faisant grâce a la signification d'un acte d'amour, d'un acte bon de conversion vers Dieu. Le saint (par la grâce, ne l'oublions pas) porte un fruit, il produit un acte bon, qui, fondamentalement, est une orientation bonne de sa volonté vers Dieu. C'est en proportion de cet acte, que Dieu accorde une indulgence au pécheur. Bref, il s'agit déjà ici d'une valeur méritoire. La valeur satisfactoire n'est plus loin, si l'on réfléchit que cette orientation bonne de la volonté vers Dieu (cette conversion) est précisément ce que Dieu demande au pécheur et qu'il l'aide à accomplir dans le redressement purificatoire de la peine.
Bref, ce qu'il manque à tel pécheur d'accomplir par ses propres forces à travers la pénitence subie (sans oublier la grâce de Dieu qui seule le rend capable de porte du fruit), lui est offert de la part d'un saint.
Dans le cadre d'une métaphore purement médicale, nul ne peut effectivement se substituer au pécheur dans l'accomplissement du traitement. Mais la métaphore médicale est tout aussi imparfaite que celle, judiciaire, à laquelle nous avons voulu la substituer. Le redressement du pécheur dans sa purification consiste à acquérir jusqu'à la plénitude ce qui lui manque, l'orientation bonne de sa volonté vers Dieu. Or cette orientation peut aussi être décrite comme amour, c'est-à-dire comme puissance, force (virtus) de se tourner vers Dieu. Cette force est un don de Dieu, que Dieu, certes, veut donner à l'homme au fur et à mesure qu'il l'exerce à le recevoir, et cet exercice est la pénitence. On voit que l'exercice lui-même, la réponse de l'homme, est encore grâce. Or cette grâce, c'est aussi le bien que le saint intercesseur veut appliquer, ou transmettre au pécheur.
Nous touchons là au deuxième aspect de la Communion des saints, celui du Corps paulinien. Selon cet aspect est exprimé l'autre mode par lequel Dieu a voulu que l'homme collabore avec la grâce. Selon le premier aspect, nous avons vu que l'homme pouvait porter du fruit, moyennant la sève de la grâce. Selon le deuxième, Dieu associe les hommes à son plan de salut en distribuant sa grâce et la puissance de se convertir par l'intermédiaire des hommes (comme on verserait du vin dans des vases d'argile pour le faire parvenir à la table). En effet, l'image du Corps matérialise la « répercussion » de chacun des membres sur tous, en repassant par la tête (ou plutôt le coeur), c'est-à-dire le Christ qui seul fonde la possibilité d'une répercussion : « Puisqu'il est originairement déterminé par « l'être-pour » du Christ, ce champ d'action [de l'individu] comprend ainsi une certaine efficacité dans l'espace interne de la liberté des autres membres du Corps »11.

Selon le principe du Corps, chaque fruit de chaque sarment détermine un « trésor », c'est-à-dire « une possession en commun de tous les biens de l'Église ». Donc « celui qui vit dans la charité participe de tout bien qui se fait dans le monde entier »12. La Communion des saints est donc une « communication de biens », un échange de biens (de vertu amoureuse) entre les saints13.


Par conséquent la substitution de la satisfaction doit être comprise comme un échange de biens.


Conclusion : la réconciliation et la médiation

- De quoi suis-je sauvé ?
Du mal, c'est-à-dire de la mauvaise orientation, ou de la mauvaise issue de quelque chose :



A/ que la vie trouve son opposé et son échec dans la mort.
B/ que je rencontre dans mon existence la souffrance, que je ne sois pas comblé du bien.
C/ que mes actes soient parfois moralement fautifs et ma volonté moralement mauvaise.



- Comment suis-je sauvé ?
Lorsque sont réorientés vers une issue bonne :



A/ ma nature, qui ne serait plus limitée par la mort, la maladie, les faiblesses.
B/ le monde qui me fait souffrir et ne me comble pas du bien.
C/ Ma volonté qui me rend fautif.



- Quand suis-je sauvé ?
Quand ma nature, le monde et ma volonté seront renouvelés complètement, c'est-à-dire dans la nouvelle création, après le Jugement dernier.



Cette nouvelle création qui aura lieu pour les hommes et la création après le Jugement dernier, a déjà été réalisée dans un homme, Jésus, le premier ressuscité. Je peux donc, par participation partielle à ce premier totalement sauvé, commencer à être sauvé.
Par le baptême, qui établit ma liaison avec le sauvé, puisque « ma vie n'est plus à moi mais au Christ », est initié le renouvellement de ma nature (A). Ce baptême est aussi la force (vertu-grâce) donnée pour la conversion, c'est-à-dire la volonté d'abandonner la conduite fautive (C), et, dans le constat de mon incapacité à le faire14, la confiance dans la justification par la grâce, c'est-à-dire la rectification de l'orientation de ma volonté par la grâce de Dieu manifestée dans le Christ.

La pénitence, réitération de la conversion, encore imparfaite et instable, me fait vivre les situations de souffrance (B) comme des appels à me reprendre et à retourner à la grâce.
La conversion est une force donnée par Dieu (une grâce) qui rectifie la volonté, qui justifie. Cette grâce qui m'est donnée est efficace, car je ne pourrais pas croire en un Dieu qui ne fasse pas tout ce qu'il faut pour mon salut (étant donnée ma misère).
Or Dieu, qui ne veut pas des jouets, mais des personnes libres à aimer, veut que cette intervention de sa grâce soit médiatisée, et emploie les hommes comme canaux vivants pour l'acheminer et la faire fructifier : cette médiation comprend aussi bien l'homme pécheur lui-même, puisque le don de la grâce est accompagnée de la volonté ferme de se convertir (la contrition), que l'Église qui administre le baptême et la pénitence dans les actes sacramentels, à travers ses ministres.
Autrement dit, Dieu veut que ce don gratuit soit néanmoins accompagné d'une pénitence personnelle, c'est-à-dire d'un libre effort de la volonté, comme manifestation existentielle de la rectification de cette volonté. Cette pénitence ou satisfaction, n'est pas une condition à la justification, ni un châtiment qui la suit, mais accompagne la justification comme exercice existentiel de redressement du mauvais habitus de la volonté.
Et de plus, non seulement Dieu associe à sa propre justification l'homme pécheur à travers la pénitence, mais il associe les hommes à son oeuvre de salut universel, il prend le risque de confier sa grâce justifiante (dans le don du pardon sacramentel et de l'indulgence), bien plus, il leur confie d'être eux-mêmes sauveurs, c'est-à-dire d'être les transformateurs par qui sa grâce est réalisée en actes de réconciliation. En particulier, l'indulgence est la grâce produisant la conversion (par distinction avec la grâce justifiante au sens stricte, pardon de la faute) et confiée par Dieu, sa source à l'Église et redondante dans les oeuvres bonnes des membres saints, pour les membres « en peine », parmi lesquels les âmes du Purgatoire.





X.M.

Article paru dans Sénevé


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