Y a-t-il un espace christique ?


Philippe Bourmaud


`` Mais voyons, Madame, que peut-il sortir de bon de Nazareth ? Pensez ! C'est qu'on y entend la voix des faubourgs ! Ah, ces Galiléens sont de vrais apaches ! "


Laissons là ces fadaises, je n'ai nulle envie de me consacrer à l'ironie de Nathanaël (Jn, 1, 46), comme d'autre ont exhibé la socratique ou la christique. Ca n'est pas drôle, et pour deux sous d'imagination, on saurait exhumer celle du code pénal.


Si donc nous ne nous soucions pas d'avoir les rieurs de notre côté, que nous reste-t-il de la nouvelle d'un messie nazaréen ? Deux malheureux franciscains ici et là, une Santa Casa convoyée en Italie presque en fraude, on ne sait trop comment, par l'opération du Saint-Esprit peut-être ? (...Désolé.), une brouettée de touristes avec zoom intégré ? Ca ne va pas chercher loin, alors ; mais l'économie du Salut n'est par réductible à une bonne affaire touristique. Quoi d'autre ? Quelques jolis tableaux, dont celui d'un préraphaélite légèrement toqué, toile qui nous montre Bon-Papa Joseph montrant le maniement du rabot au Fiston qui joue dans la sciure (l'esprit d'enfance chez les victoriens a quelque chose de moralisant, de naïf et de ludique, comme ici; je ne sais pas si c'est celui qui existe dans la tradition chrétienne, mais je ne suis pas spécialiste...). C'est déjà plus intéressant, la vérité du Christ se trouve, au sens propre, mise en perspective, mais l'enseignement que délivre la religion chrétienne n'est pas de l'ordre du cours d'histoire de l'art. Allons, allons, un peu de sérieux.


Du sérieux ? Est-ce bien ce dont nous avons besoin en la circonstance ? Parce qu'après tout, le Christ, l'Oint du Seigneur, venu de Nazareth, d'un lieu de perdition cosmopolite, d'un trou perdu et mal famé aimerait-on penser, cela sonne comme une bonne blague ; à tout le moins, comme une fausse nouvelle. Ne me dites pas qu'il est né à Bethléem, ce qui est autrement chic, ça ne résout rien. (Pour le second évangéliste, Jésus débarque tout à trac, et tout ce qu'on sait de lui lors de son baptême, c'est qu'il vient de Nazareth : Mc, 1,9.) Il y a un je-ne-sais-quoi d'inconvenant, de mal foutu aussi, dans la géographie christique. La conquête de Canaan peut se faire dans un bel ordre ``comme il n'y en eut jamais en enfer", comme dirait un certain esprit fort ; mais on aurait du mal à pouvoir tracer ne serait-ce qu'un itinéraire de Jésus ; et pourtant, ce n'est pas faute de localisation dans le Nouveau Testament, ou de traditions fixant l'arbre sous lequel le Rédempteur a fait la sieste (j'ai lu des récits de voyage contenant cela et d'autres joyeusetés du même acabit). Essayons cependant de Le suivre dans son trajet. Tout commence par un rayon de lumière divine (lumen de lumine), qui féconde le ventre de Marie ; nous sommes alors à Nazareth, c'est-à-dire à la périphérie de la Palestine et de l'espace biblique; pas encore chez les méchants et les maudits, les Ammonites (à l'Est, autour d'Amman justement), les Philistins(au sud-ouest, quelque par entre Ascalon et El-Arish), les Edomites (au Sud et au sud-est, entre Bersabée et Pétra) ou les affreux Phéniciens de Tyr (actuelle Sur) et de Sidon (actuelle Saïda) ; mais pas non plus au centre.


Depuis cette périphérie, la Sainte Famille traverse tout l'espace biblique, dépassant le centre (Bethléem est située à dix kilomètres au Sud de Jérusalem) ; plus encore qu'aujourd'hui, la Ville Sainte devait apparaître une étape logique et obligée ; dans le récit de la naissance de Jésus, elle est absente, ou extérieur et hostile chez Matthieu, puisqu'elle n'est mentionnée qu'en relation à la visite des mages à Hérode et au massacre des Innocents (Mt, 2,1-18). Marie et Joseph traversent en chemin la Samarie ; on pourrait se plaire à imaginer, par goût du paradoxe et de l'antithèse radicale, Jésus de Sébaste ou de Naplouse - pardon, c'est anachronique, je veux dire Jésus de Samarie ou de Sychem ; mais Dieu a envoyé son Fils à une famille vivant encore plus au Nord, de sorte que toute la Palestine, et même un peu de l'Egypte (Mt 2, 13-23), c'est-à-dire du reste du monde, a déjà reçu cette bénédiction que le passage du Divin bambin ; et, sur le front de l'enfant-Jésus, la place est ainsi déjà prête, que doit ceindre la Couronne des Nations. Peu importe alors que la fuite en Egypte soit allée beaucoup plus loin qu'el-Arish ou non.


Par ses allers-et-retours, le Christ égalise l'espace, il l'aplanit ; Nazareth n'a d'ailleurs plus une place de premier plan dans la prédication du Messie, puisque Jésus rappelle à son retour dans ``sa" ville (Mc, 6, 1-12) que nul n'est prophète en son pays, et préfère rester en compagnie de ses disciples itinérants que d'y rejoindre sa mère et ses ``frères" qui le rappellent. Ce lien contingent d'une ville avec Sa personne perd son importance ; le relief même m'en semble émoussé. Dieu sait que la Palestine est un pays vallonné, voire montagneux, avec peu de plaines ; et que les évangélistes jouent, dans leur récit, de ces hauteurs. C'est que c'est tentant, la hauteur ; cela donne un air mystérieux aux choses d'en-bas ; mais ces hauteurs ont aussi leurs plateaux, d'où se dégage une joie égale et étale. Ainsi, j'ai du mal à m'imaginer - mais peut-être est-ce la faute de la traduction - le ``Seigneur, il est heureux que nous soyons ici" comme un cri d'enthousiasme ; le ton me semble plus contemplatif, comme placé du point de vue de Sirius, un point de vue qui écrase tout - peut-être est-ce pour cela, et pour rendre aux choses leur égalité naturelle, que le Christ décide alors de redescendre, vers une plaine de fond de vallée.


Jésus égalise l'espace, soit. Ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit : il ne le rationalise pas, au cordeau et à l'équerre. Ah, si de Nazareth, il avait suivi un chemin consacré au nom de la Trinité des guides de Palestine (le Murray, le Baedeker, et le Joanne, que vous connaissez mieux sous son nom contemporain de Guide bleu), gagnant soit Ptolémaïs (plus tard Acre ou Saint Jean d'Acre, l'actuelle Akko) et faisant le tour de la baie d'Acre par le Mont Carmel, descendant le long de la côte jusqu'à Yafo (qui a repris ce nom après ceux de Joppé et de Jaffa), soit coupant directement au Sud par Janina (actuelle Janin), Sébaste et Naplouse puis bifurquant vers le sud-ouest en direction d'Arimathie (actuelle Ramlah, et non Ramallah, qui est, plus à l'Est, la Rama de Samuel), avant de continuer vers le Sud-Ouest ou le Sud jusqu'à Jérusalem, selon un itinéraire bien connu, admettons ; mais ce n'est pas ce qu'il a fait ; on le voit d'abord dans le désert, près du Jourdain ; puis, baladin du monde oriental, à travers la Galilée, à Capharnaüm, tout au Nord (au demeurant, l'identification du site de cette ville a posé quelques problèmes au XIXe siècle avant l'apparition de l'archéologie savante) ;à Tibériade, au Sud de Capharnaüm ; à Cana, ici et ailleurs en alternance, avant de se décider à descendre sur Jérusalem. (Il a même le temps de rencontrer une femme syrienne aux confins de la Palestine.) Les voies du Seigneur sont impénétrables, et ne dessinent pas un itinéraire bien conçu : le périple du Christ après son baptême se fait, il me semble, à proprement parler au petit bonheur. Où le Christ rencontre son peuple, c'est une divine surprise, qui ne se compare pas, qui ne s'élime pas dans la répétition, et qui n'est porteuse de nécessité qu'en ceci qu'elle se produit ; si bien qu'à chaque fois, et en dépit des aspérités dans les relations entre Jésus et certains autres juifs, on pourrait dire : ``Seigneur, il est heureux que nous soyons ici."


Le Christ ne choisit pas, c'est entendu, des voies tortueuses, qui par leur complication induiraient en erreur ; son cheminement se fait non dans l'étendue pure et simple, où certes son trajet ne serait que recoupement superflus et chemins ressassés ; étendue distingable par des noms, repérable, mais indifférente, et qui ressemble tout de même à ``la nuit où toutes les vaches sont noires" ; mais dans un espace habité, vécu, temporel et spirituellement orienté vers la Passion et la Résurrection. De même qu'en Lui la vérité cesse d'être de l'ordre du prédicat pour devenir personne, en Lui le chemin devient une vie, une véritable vie, et non une austère géométrie de routes et de cols. Les pas du Christ sont ceux de Celui qui marche toujours avec nous, et peu importe où il a laissé ses empreintes.


Les évangélistes spatialisent tout particulièrement la Jérusalem que traverse le Christ - et lui donne un temps précis, même s'il existe un décalage entre les quatre. Sans céder à une frénésie qui verrait un miracle sous chaque pierre ou dans chaque niche de l'église du Saint-Sépulcre, on peut s'attarder un instant sur les lieux-dits : à trois scènes au moins (celle de la Très Sainte Agonie ; celle de la Crucifixion ; celle de la mort de Judas Iscariote ; le reste échappant à ma mémoire défaillante) sont associées, à Jérusalem, des lieux-dits nommés et bien précis. C'est toujours une bonne affaire pour le commerce ; mais cette spatialisation de la Semaine Sainte n'a pas pour cause finale ou raison suffisante la bonne fortune des drogmans et des ciceroni. Le rayonnement particulier de Jérusalem peut ici être invoqué ; mais me sera-t-il possible de proposer une hypothèse ? Voici : dans l'imminence de la Crucifixion puis de l'Ascension, chaque lieu qui porte in extremis témoignage de l'Incarnation du Très-Haut laisse au coeur des disciples la marque particulièrement ardente de son amour, présent, dans Sa chair, parmi les hommes : et les évangélistes, et les traditions localisant ces lieux saints après eux, ont, à toute force, au dernier moment, et même un peu tard, tâché de reconnaître les occurrences ultimes de cet amour, quand il semblait fuir entre nos doigts comme du sable fin.


...Nous laissant en partage, non l'héritage d'une biographie vagabonde dans des lieux plus ou moins mal famés, mais une présence. Et une carte postale de Nazareth.


P.B.


Article paru dans Sénevé


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