La première femme et l'Éternel
Ève incarne - et le verbe est choisi - ``cette sorte [le
mystère oblige aux approximations] d'insertion [ou de promotion,
sans idée de progrès pourtant, ni de hiérarchie, mais avec
réciprocité entre promu et promouvant] du temporel [alias le
charnel] dans l'éternel [alias le spirituel] et
réciproquement, du charnel dans le spirituel et
réciproquement, de la nature [monde créé, quoi] dans la
grâce [avec l'économie du salut] et réciproquement [tout
est dans tout, en Dieu] est l'articulation [fait d'avoir articulé
et acte d'articuler] centrale [scilicet nodale] du mystère
de la destination de l'homme'' (C 1234, ibidem).
Avant la chute, il n'y avait point de vertus mais le règne d'une
insondable facilité d'agir et de ressentir son bonheur; c'était
l'éternel raciné - voyez ces arbres dans la paradis terrestre -
dans le charnel et le temporel - voyez les fruits (les pommes entre
autres). La nostalgie du pays, notre regret même constitue le
jardin d'Éden en paradis au sens courant, tandis que nous
espérons en vain un paradis sur Terre. L'Éternel nous a
chassé de l'éternité mais en est resté un enracinement
dans la mémoire, ou l'inconscient, peu importe. Cette première
habitante alors devient un symbole, et du cheminement hors du jardin
d'éternité, et de notre deuil de ce lieu idyllique intemporel.
Ève comme éternelle interlocutrice
Jésus s'adresse à Ève d'une façon quasi filiale.
``Comment ne pas indiquer encore ici que ce respect total, que cette
sorte de profonde et sérieuse tendresse universelle est ici non
seulement représentée éminemment, mais ramassée
éminemment dans ce respect, dans cette grande tendresse de
Jésus pour son aïeule, pour sa première, pour sa
grande-aïeule4 charnelle5. Et en
ceci encore l'oeuvre est profondément catholique, s'il est vrai
que la tendresse est la moelle même du catholique au sens où
l'amour est la moelle propre du chrétien'' (ibidem).
On s'y adresse comme à une mère
et aïeule (ibidem, C 1231); nous sommes tous ses fils perdus dans
les compétitions temporelles au sens où nous voici
déboussolés sur terre, sans voir où commence le dehors du
monde; et parce qu'ici-bas risque aussi d'être une terre de
perdition. Péguy fait oeuvre originale en inaugurant une
poésie par une prière à Ève - l'oubliée de nos
détresses alors qu'elle porte la souffrance comme lot de
l'Éternel; l'oubliée de nos joies, alors quelle sentait une
telle joie d'aménager le paradis! Hommes (et femmes) sont les
mauvais enfants d'Ève, quand ils l'accusent ou quand ils n'y pensent
même plus.
Ève comme texte éternel d'une vision du féminin
``Jésus parle
- Ô MÈRE ensevelie hors du premier jardin,
Vous n'avez plus connu ce climat de la grâce,
Et la vasque et la source et la haute terrasse,
Et le premier soleil sur le premier matin.''
En manière d'incipit (P 935), l'invocation parle de la vocation de la première femme qu'est la mère par définition. L'invocation constitue une vocation de l'homme et tend à connaître la vocation des choses et des événements. C'est de mourir (elle fut la première morte), d'aller en dehors (des attaches etc), d'avoir à jardiner nos espaces verts au lieu de l'Éden qui était donné (gratuit et conçu par l'Éternel), de connaître et savoir sans plus co-naître au bonheur (pour l'arbre de la connaissance, voir P 954: Que n'avez-vous rangé jusque dans sa racine, (Il était temps alors), l'arbre intellectuel.), d'être ingrâcié (désacclimaté ici-bas au rythme de vie de l'Éternité, sauf tempête spirituelle et don de Dieu), de rester architecte babélien (autonomes à jongler avec les lois des airs, des courbes dressées contre le ciel, à la face de Dieu), d'oublier nos sources (de la morale - qui lie - et de la religion - le lien qui relie), de tomber bien bas (las), de se rendre aux séries et à leur loi temporelle (loin des premières fois), de devenir de plus en plus le monde du soir - un monde finissant, sur la fin...
Derrière l' Ève, la femme charnelle et l'éternel féminin
Reste la beauté de l'art qui sauvera peut-être le monde.
Ève exprime-t-elle beaucoup de clichés patriarcaux? Certes, la
femme ménagère; la femme économe et comptable (C 1231)
manifestent peu d'originalité. Mais en réfléchissant à
la position centrale d'Ève, Péguy en vient presque à penser
à un salut par les femmes:
``En revêtant cette forme d'une longue invocation de Jésus
à Ève, Péguy se plaçait d'emblée et pour ainsi
dire géométriquement à la croisée, au point de
croisement et de recoupement des plus grands mystères de la foi.
À son départ mê me il se plaçait en ce point unique et
non interchangeable et non réversible par où tout passe,
où tout se croise, d'où le regard épuise les deux grandes
avenues. Il se plaçait résolument en ce point central,
doublement axial, par où tout passe. Il se plaçait
instantanément dans l'axe du spirituel et dans l'axe du charnel,
dans l'axe du temporel et dans l'axe de l'éternel. il se donnait
ensemble le maximum d'homme et pour ainsi dire le maximum de Dieu Et verbum caro factum est: c'est-à-dire qu'il se plaçait au
coeur même de l'Incarnation'' (C 1218).
Précisons que cette recension critique est de la main même de
Péguy - qui ne brille pas part sa modestie, mais sa
perspicacité l'en excusera peut-être. La femme se voit
attribuer ni plus ni moins le rôle, la fonction destinée de
résistance impuissante [mais peu importe quun combat dhonneur
réussisse ou pas] à l'envahissement du monde moderne (C 1231) -
ce royaume qui mise l'argent contre toute forme de mystique (celles
juive, chrétienne et républicaine). Le sens des vers de
Péguy où la femme passe son temps à ranger, laver, savoir,
compter, classer6.
***
L'échec continu de la mission historique de la femme (ranger ce
qu'il faut ranger) force à concevoir un éternel féminin,
chez Péguy, double: celui de la condescendance masculine qui le
définit comme une infériorité rattrapée, compensée
par le sentiment: la détresse et la sollicitude de la femme attire
davantage la pitié que la détresse de l'homme dur (C 1231);
celui d'une mission métaphysique: ranger le monde après l'avoir
comme inauguré; classer l'affaire inclassable du nazaréen;
compter les damnés et les sauvés; laver le sang du Christ et
laver les hommes du sang du crucifié; savoir l'angoisse de ces
essais impossibles. Ce travail féminin, à l'oeuvre depuis la
Création, s'arrêtera à la fin des temps, mais Ève reste
éternelle en ce qu'elle a connu le paradis; elle nous le donne
à regretter mais nous voudrait, de l'amour d'une mère - bien
avant Marie7 parce qu'avant l'âge de la
tribulation, ses futurs habitants. C'est la jeunesse d'Ève que de
rester dans nos coeurs malgré sa vieillesse d'âge (à sa
mort) et son ancienneté dans le temps: c'est l'éternité du
sentiment et du méta-physique.
Article paru dans Sénevé
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