L'on entend beaucoup parler d'éternel féminin, pas d'éternel masculin... Injustice, oubli ou méprise ? Comme si la féminité était quelque chose d'évident, l'identité masculine au contraire une indétermination, un effort de tous les jours... ``Sois un homme, mon fils!". Mais nulle mère ne dit à sa fille : ``Sois une femme!". Longtemps la féminité a pu sembler inéluctable. En revanche l'on exige encore des preuves de sa virilité.
Dictionnaire
Jetons d'abord un coup d'oeil dans nos bons vieux
dictionnaires. Le petit Robert (éd.1977) propose de définir u
féminin et masculin de la sorte :
- Féminin : ``qui est propre à la femme; grâce
féminine, charme féminin. v.féminité. l'intelligence
féminine. -(subst.) loc. L'éternel féminin. Les traits,
considérés comme permanents, de la psychologie des
femmes."
- Masculin : ``Qui est propre à l'homme. v. mâle. Courage
masculin; v. viril. «ce fier, ce terrible et pourtant un peu nigaud de
sexe masculin». (Beaumarch.) Voix masculine."
Première analyse, le dico vérifie ce que nous
remarquions plus haut: personne ne parle d'éternel masculin. Mais
pas si vite! Que dit Robert sur l'éternel ?
- Éternel : ``-Les caractères, supposés immuables
et éternels, de la psychologie féminine." Ici encore, rien
sur le masculin; sauf une petite citation illustrative :«L'éternel
féminin et l'éternel masculin sont, pour une large part,
l'oeuvre des contingences sociales» (J.Rostand)
Les crises de la masculinité
Les identités féminine et masculine sont donc d'abord
les produits d'une histoire, et peuvent être étudiés sous
forme de pratiques et représentations, pour parler jargonneux.
Sous nos yeux en effet se dessine la grande saga des identités
sexuelles. Ici c'est la femme qui fit parler le plus d'elle. Le
féminisme, pour les plus courtes mémoires, peut remonter aux
revendications des Précieuses au XVIIème s. Se rebellant
contre une société phallocratique en France, jusqu'à
revendiquer en plus une totale égalité des sexes en
Angleterre, les précieuses veulent des hommes plus doux, plus
féminins. Cependant, lorsque l'un change, l'autre est
déstabilisé. Et voici nos Précieuses à l'origine d'une
crise de la masculinité. Certaines interprétations1 peuvent
ainsi souligner la réaction masculine portant aux nues la
virilité en Grande-Bretagne, ou une certaine acceptation des
idées féministes dans l'ouverture des Lumières : fin
XVIIIème, les valeurs viriles ne s'affichent plus autant, l'homme se
veut Homme plus que mâle; 1789 met un terme, paradoxalement, à
cette évolution -les bourgeois de province, comme les sans-culotte,
cultivent d'abord l'identité bien masculine de l'homme du peuple, en
armes ou en famille. Un exemple parmi d'autres crises de la
masculinité. Retenons aussi celle du XIXème s., où
l'éducation des filles, la revendication des droits des citoyennes
ou d'un salaire égal à travail égal, ont pu en affoler plus
d'un... Dialogue de sourds entre sexes jusqu'en 1914, peur des hommes
parfois animés d'un antiféminisme non dissimulé, ou
prétendue lucidité bien corrosive, comme celle de
Nietzsche2 .
On a donc pu lire le XIXème s. comme celui d'une immense
protestation virile; et les totalitarismes des années 20 et 30,
comme des promesses de restauration masculine.
Mais qu'en est-il de notre modernité ?
Avec les années d'enrichissement et de prospérité
occidentale, féminité et masculinité évoluent, bien
entendu. D'une part monsieur est occupé par sa carrière, la
nouvelle virilité est celle de l'argent; et la paternité n'est qu'une institution du dimanche. De l'autre, du côté de la
femme naît un ``troisième sexe " : la femme au
travail. Et nous voici au féminisme du second XXème siècle.
La polémique n'est donc pas terminée, quant à définir
et répartir les identités féminine et masculine.
Cependant le débat actuel semble focalisé sur
l'identité masculine. Madame a fait sa place dans la
société. Parce qu'elle a entrepris de se redéfinir, elle a
contraint Monsieur à en faire autant. Or, comme construire un
mâle paraît aujourd'hui difficile! les ouvrages de
psychologie s'accumulent, on analyse et psychanalyse le masculin.
Se construisant par mise à distance de la mère (mettre
fin à la fusion des premiers temps idylliques de l'enfance, rompre
le fameux cordon ombilical...), l'identité masculine est une
réaction, bien souvent une protestation contre tout soupçon de
féminité. Le garçon éprouve un besoin vital de
différenciation. Dès lors,«c'est l'homme qui engendre l'homme»,
pour reprendre Aristote (Métaphysique, Z). Le garçon se
construit par rapport à un père (biologique ou de
substitution), il doit passer par des rites plus ou moins dramatiques,
au bout desquels l'on peut dire avec Kipling : ``tu seras un homme,
mon fils.".
L'homme réconcilié
De ces processus, il est à prendre comme à laisser; la
première étape de construction du garçon est la
séparation d'avec le féminin; mais la leçon de rites trop
violents pourrait être : ``Quand vous voulez créer
un groupe de tueurs, tuez la femme qui est en eux." À trop
faire du féminin un éternel propre aux filles seulement, on
risque de réveiller la brute qui sommeille en chaque garçon.
C'est le type de «l'homme dur»3 . Défini par un idéal bien
établi: no sissy stuff : rien d'efféminé! big wheel : le
vrai mâle est l'homme du succès, une huile quoi...; study oak,
chêne solide comme l'homme fort décrit par Kipling; enfin,
give 'em hell : allez tous au diable, c'est moi qui décide de mes
afffaires. Illustration parfaite : the Malboro man. Mais de l'homme de
chair et de sang, qui les tombe toutes, on parvient vite au musclor
(Rambo), qui se mue en machine quand il s'appelle Terminator. L'homme
dur, effrayé de perdre sa virilité, a peine à exprimer
directement ses sentiments. Il goûte particulièrement les
jouissances du combat, la solidarité masculine. Ce souci de
virilité est constructeur de personnalités bien assises. Mais
quand la masculinité devient obsessionnelle, elle est source de
conflits et tensions. Comment éviter alors les pathologies de la
virilité ? Ne pas rejeter le féminin, répond E. Badinter.
Apprenons aux garçons à exprimer leurs émotions, demander
de l'aide, à être maternels...
Sans excès non plus, car le symétrique de l'homme dur
est cet «homme mou» qui rejette les valeurs masculines. L'homme
dévirilisé que beaucoup déplorent aujourd'hui. Un homme qui
n'a pas su s'émanciper de sa maman. Un homme sans colonne
vertébrale; non pas tant à cause d'une mère oppressive et
castratrice -et l'on a trop fait le procès des mères-, que par
l'absence du père4
Entre ces deux extrêmes, «l'homme réconcilié».
Réconcilié avec sa féminité, qu'il ne vit ni comme
pathologie, ni comme refuge.Un homme dont l'identité masculine ne
pose plus problème : il a franchi les étapes nécessaires
de la séparation d'avec sa mère, de la construction par
opposition et différenciation; il ne refuse donc plus la douceur,
l'expression des émotions. E.Badinter décrit cet homme
idéal (mais possible, et réel : il existe, je l'ai
rencontré!) : ``(il) ne résulte ni d'une conjonction des
deux sexes, ni d'une fusion qui les élimine.(...) Il n'est pas non
plus simultanément féminin et masculin. Il alterne l'expression
de ses deux composantes selon les exigences du moment. Les femmes
jouent très bien de cette alternance en fonction des étapes de
la vie ou des circonstances. Les hommes peuvent faire de même. Le
père peut être successivement féminin avec son
bébé, et franchement viril avec un enfant plus âgé!
Maternant puis joueur de rugby...(...)Certes, jamais homme et femme
n'ont été plus ressemblants, jamais les genres n'ont été
moins contrastés. Mais la ressemblance n'est pas l'identité et
les différences subtiles subsistent."5
Faisons donc ``l'éloge des vertus masculines qui ne
s'acquièrent ni passivement, ni facilement, mais se disent en
termes d'effort et d'exigences. Elles s'appellent maîtrise de soi,
volonté de se surpasser, goût du risque et du défi,
résistance à l'oppression... Elles sont les conditions de la
création, mais aussi de la dignité. Elles appartiennent à
tout être humain au même titre que les vertus féminines.
Celles-ci conservent le monde, celle-là en font reculer les
limites. Loin d'être incompatibles, elles sont indissociables pour
prétendre au titre d'humain."6
L'éternel masculin ou l'éternel féminin ne sont donc pas des traits psychologiques immuables et
caractéristiques exclusifs de sexes opposés. Ce sont des
vertus, difficiles à acquérir, fragiles à conserver, et qui ne
s'épanouissent que réunies. Reste une chose que les livres ne
disent pas : l'homme dur, c'est ce XY qui refuse son X. C'est
peut-être justement la créature qui possède deux X, qui est le
plus à même de lui révéler l'X qu'il possède7. La femme, cette
civilisatrice de premier ordre...
Article paru dans Sénevé
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