Cet article s'inscrit dans le prolongement de celui de Xavier Morales,
"Aimer le Christ"(Sénevé du temps de Pâques 1997). Il se propose
d'en questionner certaines affirmations, de formuler quelques mises au
point sur le "devoir de prière" et sur l'" exigence" d'amour qui
s'imposeraient à l'homme. Si cette tentative de mise au point
s'avère, par endroits, due à une mauvaise compréhension de son propos,
je prie l'auteur de m'en excuser.
L'argumentation de l'article susmentionné se développe en trois temps
principaux :elle montre, en premier lieu, que la foi chrétienne est
vaine si elle ne se nourrit d'une intimité avec la personne de
Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme. La possibilité d'une telle
intimité s'ancre dans le mystère de l'Incarnation lié à celui de la
Croix et de la Résurrection ; sa nécessité, comme fruit et comme
aliment d'une foi vivante, fait de la prière un devoir pour tout
chrétien soucieux de vivre la vocation de son baptême. En second lieu,
il nous est proposé de considérer que le devoir de prière s'impose non
seulement au chrétien mais à tout homme eu égard à sa nature, et
antérieurement à toute révélation. Enfin se trouve esquissée une voie
originale d'accès à l'amour de Dieu par la prise de conscience de
notre communauté de chair avec Jésus crucufié.
Un devoir de prière ?
La deuxième proposition peut, me semble-t-il, être qualifiée de
transcendantale, suivant le sens du concept réinvesti par Karl Rahner dans une
perspective théologique1. Il ne s'agit pas,
dans une telle perspective, de mettre en cause le primat, pour la foi
chrétienne, de la Révélation de Dieu en Jésus-Christ, mais de
s'interroger sur ce qui, en l'homme, rend possible l'accueil de la
Révélation. L'homme est, suivant l'expression théologique
traditionnelle, capax Dei, capable de Dieu. Créé à son image, il a
sur les autres créatures terrestres le privilège de pouvoir
répondre à l'invitation que lui fait Dieu d'entrer dans son Amour
; lui seul parmi elles est appelé à vivre une relation interpersonnelle, une communion avec Dieu. Accomplir pleinement
notre vocation, c'est donc reconnaître et honorer, autant qu'il nous
est donné de le faire, notre dignité d'homme, c'est-à-dire tâcher sans
cesse de nous rendre disponible à Dieu. La prière peut alors être
définie comme effort, comme persévérance dans la disponibilité à Dieu2
. Ainsi définie, la prière ne pourra être considérée
comme le monopole d'une religion, le corolaire de cette conclusion
étant l'extension du devoir de prière à tout homme en recherche de
Dieu. Peut-on cependant déduire de l'universalité de la structure
humaine un devoir de prier qui aurait valeur d' impératif
catégorique ? A cette question de droit s'ajoute une question de fait
:peut-on nommer prière un "mouvement" du coeur ou de l'âme qui ne soit
pas une adresse ou plus exactement une réponse à un Autre reconnu
comme Etre transcendant ? Je me contenterai d'émettre, à mon tour, deux
propositions.
La prière chrétienne et l'attention
La seconde question ne trouvera pas de réponse satisfaisante dans
l'énonciation de critères stricts qui permettraient de faire un
partage légitime entre "ceux qui prient"et "ceux qui ne prient
pas". Elle peut en revanche nous orienter vers la spécificité de la
prière chrétienne. Celle-ci est avant tout, comme il a été dit plus
haut, réponse à l'appel que Dieu nous adresse, écoute de la Parole
toujours initiale et initiatrice, obéissance, au sens d'abord
étymologique du mot. La prière se joue donc dans une relation entre la
personne humaine et un Dieu personnel. De plus elle intègre toute la
réalité humaine : la prière n'est pas exclusivement prière de l'âme,
elle est prière de tout l'être, âme, esprit et corps. Dieu ne nous
commande-t-Il pas de l'aimer de tout notre coeur, de toute notre âme,
de tout notre esprit et de toute notre force3 ? Ici, nous sommes
reconduits à la thématique des sens spirituels et à l'idée d'une
intimité charnelle avec le Christ. Les chrétiens ne sont assurément
pas les seuls à prier avec leur corps, à célébrer Dieu, à signifier la
crainte qu'Il leur inspire par des gestes rituels, des chants voire
des danses, mais l'inscription du corps dans la vie spirituelle du
chrétien se fonde sur le mystère de l'Incarnation, sur la "prise de
chair" du Fils ; qui plus est, la Résurrection de Jésus-Christ,
première et plénière, c'est-à-dire opérée jusqu'en sa chair, assure notre
espérance en la résurrection de notre propre chair à la fin des temps.
Autrement dit, la participation de notre corps à la prière n'est pas
simple contingence, liée négativement à notre impossibilité d'être en
relation immédiate avec Dieu ; le corps avec lequel nous prions est
celui-là même qui sera ressuscité. Le corps glorieux sera certes
différent du corps céleste, mais ce sera le même corps, le
nôtre4. Au vu de leur configuration au Verbe, médiateur de la
Création, et de leur ultime destination, chair et sens sont, par
essence, spirituels. C'est pourquoi aussi nous devons tendre à faire
de toute notre vie, même en ses moments en apparence insignifiants,
une prière.
Quant à la première question, je serais pour ma part tentée de
répondre par la négative, la prière ne s'imposant comme un devoir, à
mon avis, qu'au sein d'une démarche de foi librement consentie. Cela
ne veut pas dire, toutefois, qu'un athée ne puisse connaître une
certaine forme de prière. Là encore, j'esquisse un proposition. Les
méditations de Simone Weil et sa propre expérience spirituelle me paraissent
indiquer une voie exigente et féconde pour saisir ce que peut être la
prière d'un athée. Il ne s'agit nullement de récupérer subreptiscement
une attitude possible de l'athée pour faire de lui un chrétien qui
s'ignore. Ce qui, pour le chrétien, est devoir de prière pourrait
correspondre, pour l'athée, au devoir de ce que Simone Weil appelle
l'attention -devoir dont le chrétien n'est pas dispensé par celui de
la prière qui risquerait, le cas échéant, de tourner au commerce
arrangeant avec la divinité et déconnecté du souci de la vérité. Voici
ce que dit Simone Weil de l'attention :
Essayer de remédier aux
fautes par l'attention et non par la volonté.
La volonté n'a prise que sur quelques mouvements de quelques muscles,
associés à la représentation du déplacement des objets proches. Je
peux vouloir mettre ma main à plat sur la table. Si la pureté
intérieure, ou l'inspiration, ou la vérité dans la pensée étaient
naturellement associées à des attitudes de ce genre, elles pourraient
être objets de volonté. Comme il n'en est rien, nous ne pouvons que
les implorer. Les implorer, c'est croire que nous avons un Père qui
est dans les cieux. Ou cesser de les désirer ? Quoi de pire ? La
supplication est seule raisonnable, car elle évite de raidir des
muscles qui n'ont rien à voir dans l'affaire. Quoi de plus sot que de
raidir les muscles et serrer les mâchoires à propos de vertu, ou de
poésie, ou de la solution d'un problème ? L'attention est tout autre
chose.
L'orgueil est un tel raidissement. Il y a manque de grâce (au double
sens du mot) chez l'orgueilleux. C'est l'effet d'une erreur.
L'attention, à son plus haut degré, est la même chose que la
prière. Elle suppose la foi et l'amour.
L'attention absolument sans mélange est prière.
(...)
L'attention est liée au désir. Non pas à la volonté, mais au
désir. Ou, plus exactement, au consentement.
(...)
Les valeurs authentiques et pures de vrai, de beau et de bien dans
l'activité d'un être humain se produisent par un seul et même acte,
une certaine application à l'objet de la plénitude de
l'attention.5
L'attention consiste à suspendre sa pensée, à la laisser
disponible, vide et pénétrable à l'objet, à maintenir en soi-même à
proximité de la pensée, mais à un niveau inférieur et sans contact
avec elle, les diverses connaissances acquises qu'on est forcé
d'utiliser. La pensée doit être, à toutes les pensées particulières et
déjà formées, comme un homme sur une montagne qui, regardant devant
lui, apercoit en même temps sous lui, mais sans les regarder, beaucoup
de forêts et de plaines. Et surtout la pensée doit être vide, en
attente, ne rien chercher, mais être prête à recevoir dans sa vérité
nue l'objet qui va y pénétrer.6
Le commandement de l'amour
Le deuxième point sur lequel je souhaiterais revenir concerne l'exigence
d'amour et son éventuelle démonstration. L'Amour de Jésus mourant sur
la croix ne nous subjugue, à mon avis, que lorsque nous avons accepté
de dire, à l'instar du centurion : "Vraiment, cet homme était fils de
Dieu !" (Mc XV, 39). Je ne crois pas que l'on puisse exiger de moi
que j'aime cet homme Jésus pendu au gibet et que je reconnaisse
l'immensité divine de son amour parce que j'ai conscience qu'il
souffre en sa chair comme je souffrirais, ce qui en un sens pourrait
m'être aussi indifférent ou ne m'être pas plus insupportable ni plus
incompréhensible que la souffrance physique des deux larrons. La
crucifixion n'a comme fait historique aucune vertu contraignante pour
la foi. Mais si, en Jésus, je reconnais le Christ, la Croix est alors
à mes yeux Mystère dont la contemplation m'introduit toujours
davantage dans la connaissance de l'Amour de Dieu, c'est-à-dire de
Dieu lui-même. La conscience de mon intimité charnelle avec Jésus-Christ, qui
m'associe à son sacrifice, me donne à comprendre le scandale de la
croix comme abîme d'Amour. Le Messie crucifié nous dit et nous montre de quel
amour nous aime Dieu et de quel amour nous devons l'aimer.
Aucune exigence d'amour ne peut donc être déduite de la mort de Jésus,
si incomparable soit-elle avec d'autres morts. En revanche, l'amour
peut se concevoir, pour le chrétien, comme commandement, il est même
le commandement suprême ; aimer Dieu de tout son esprit, de tout son
coeur, de toute son âme et de toute sa force, aimer son prochain comme soi-même. L'amour, comme relation à l'autre outrepassant le
devoir, simple respect d'autrui en tant qu'il est mon égal suceptible
des mêmes aspirations que moi, ne peut en ce sens que faire l'objet
d'un commandement, commandement du Tout Autre. En même temps, un
commandement de l'amour serait contradictoire qui ne nous laisserait
pas libres de l'observer ou de le rejeter. Le commandement de l'amour
nous est donné mais respecte infiniment notre liberté, fait appel à
notre responsabilité. Il n'y a pas d'orgeuil injustifié à nous
affirmer libres, notre liberté même nous est offerte. Accepter le
commandement de l'amour, c'est comprendre que nous n'accomplissons
pleinement notre liberté qu'en répondant le plus joyeusement possible
à l'appel de Dieu. Le commandement de l'amour devient alors pour nous
vocation,il nous convie à l'Alliance avec Dieu.
Article paru dans Sénevé
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