Le mammouth et les ordinateurs

ou faut-il en finir une fois pour toutes avec la préhistoire ?

Alexandre Vincent



Le 5 juin dernier, s'exprimant à Rouen à l'occasion de la clôture des Assises nationales des zones d'éducation prioritaire (ZEP), le premier ministre Lionel Jospin a fait réapparaître le monstre du Loch Ness de notre vie politique : l'`` indispensable réforme des lycées''. Depuis au moins trente ans, il y a là une urgence qui défie nos ministres. Pour filer la métaphore animalière, l'Education nationale semble bien une bête archaïque et préhistorique, tenez, un mammouth par exemple -d'où le titre de ces quelques lignes, pas de confusion- qu'il serait convenable de faire passer, disons, pour un éléphant.


Mais halte aux métaphores inconvenantes, le sujet est en réalité fort sérieux et essentiel, puisqu'il se trouve au coeur de notre société. La tendance de certains discours est de faire de l'école le lieu où se forgent le chômage et la violence, par insuffisance de formation technique et civique. Bien sûr, le problème est ailleurs ; il se trouve dans l'augmentation des effectifs sans vraie démocratisation du système qui, chaque année, rejette 100 000 jeunes non diplômés sur le marché du travail. L'actuel gouvernement semble prêt à faire de la lutte pour l'égalité des chances et contre l'échec scolaire une priorité, et il a compris combien les causes de ces processus de désaffiliation, dont l'échec scolaire est l'un des symptômes les plus frappants, sont diffuses.


A cet égard, la simple définition de bonnes conditions de travail, d'un environnement propice à l'étude et à la sérénité qu'elle requiert, constituent peut-être l'acte pédagogique majeur. Pas de formation intellectuelle, pas d'apprentissage de la vie et de la responsabilité sans que la personne ait pris conscience de son éminente dignité. Pour autant, si l'enseignant peut être utilement un éducateur, il ne saurait se définir comme un travailleur social. Le partenariat qui s'ésquisse entre Ségolène Royal et Claude Bartolone, ministre délégué à la Ville, pourrait bien suggérer une solution, grâce à la création de ``foyers de collégiens'' sous forme d'appartements dans des logements sociaux, avec l'accompagnement d'un personnel qualifié. La prise en charge par l'école maternelle de l'enfant dès l'âge de deux ans, semble oeuvrer dans le même sens, celui d'un engagement de l'institution scolaire lorsque la cellule familiale peine à assumer pleinement son rôle.


On l'aura compris, et bien que Claude Allègre essaye encore de le dissimuler dans son ``point de vue'' publié dans Le Monde du 6 février dernier, c'est surtout en termes budgétaires qu'il convient d'apporter une réponse aux besoins de l'Education nationale : la création de 3000 postes d'ici trois ans en Seine-Saint-Denis, ou l'intensification du dispositif des ``classes relais'', réunissant une dizaine d'élèves autour de deux enseignants et deux éducateurs, et dont le nombre devrait être augmenté de 150 l'an prochain, sont des exemples de cette exigence fondamentale de moyens. Le budget de l'Education nationale, qui est déjà le premier de l'Etat, doit refléter les choix faits par le gouvernement. Mais ce souci s'accompagne de la nécessité d'une organisation plus souple, grâce à laquelle un suivi réel et individualisé des élèves serait possible. Ainsi l'organisation des ZEP en réseaux devrait-elle permettre une affectation plus fluide des crédits, susceptibles d'aller à ceux qui en ont le plus besoin.


Si l'égalité des chances suppose une attention particulière aux besoins de chacun, cette différenciation pourtant ne va pas pour le gouvernement jusqu'à la mise en place de programmes distincts selon les établissements ou les populations scolaires concernées. Certes, c'est à ce prix qu'une éducation proprement nationale peut être maintenue ; mais le corollaire en est alors une réduction des volumes des programmes et un ralentissement des rythmes scolaires pour l'ensemble du pays. Dès lors, et face à la croissance exponentielle des savoirs humains, se pose le problème crucial du choix de ce qui est enseigné. Dans la mesure où gouverner, c'est faire des choix, on peut donc dire que M. Allègre gouverne. Il entend par exemple, en bon géophysicien, réhabiliter l'observation dans l'éducation, mais aussi promouvoir ce qu'il appelle les ``savoirs pratiques'', de l'écriture d'une lettre à la lecture de données statistiques, toutes choses nécessaires jusqu'ici, essentiellement absentes - mais auxquelles on ne saurait résumer l'enseignement.

On peut déplorer cette réduction de l'éducation à la transmission de savoirs minimaux ; il faut en revanche faire l'éloge du projet global dans lequel elle s'inscrit : les années de scolarité n'auraient pour but que d'apprendre à apprendre, dans la perspective d'une formation continuée, complétée, et sans cesse reprise tout au long de la vie. Si une telle politique pouvait efficacement être mise en place, elle surmonterait la difficulté première de l'accroissement incessant du stock de nos connaissances, tout en étant source d'efficacité économique et en répondant à l'exigence de l'homme : se construire.


Cette utopie, on l'aura compris, porte nos espérances. Mais gardons-nous du mélange des genres. Il appartient, certes, à l'adulte de se former, d'apprendre tout au long de sa vie active, dans un monde où tout va de plus en plus vite. Pour autant, l'enfant, lui, apprend, sans pouvoir exercer une responsabilité civique qui n'appartient qu'à l'homme mûr : Hannah Arendt nous a appris à ne pas l'oublier. Aussi la consultation nationale des lycéens, destinée à résoudre ``démocratiquement'' le problème du choix des savoirs devant figurer aux programmes des différentes classes, relève-t-elle du non-sens dans sa méthode. Dès lors, le rapport Meirieu qui, sans s'en inspirer aveuglément, veut l'utiliser comme légitimation, doit être regardé avec circonspection. En tout cas, il nous appartient de dénoncer cette onction magique dont il se prétend pourvu.


On voudrait en effet, sous couvert d'une procédure démocratique, nous faire prendre pour la parole d'élèves-citoyens ce qui n'est autre que la réaction d'élèves dont on a voulu faire des consommateurs en les sollicitant par une vaste étude de marché. C'est une image discutable de l'éducation qui se dégage de ce procédé ; image d'autant plus pernicieuse qu'elle se déguise sous le brillant d'idéées très à la mode : elle suppose en effet valable en matière éducative le modèle démocratique. Plus encore, c'est la conception furieusement ``high tech'' du réseau qui semble ici s'imposer.


Car s'il est vrai que l'apprentissage des nouvelles technologies et la familiarité avec l'informatique sont nécessaires aujourd'hui, la fascination qu'ils suscitent pourrait nous entraîner dans des chemins périlleux en matière pédagogique. Il y a véritablement un apport possible des logiciels didactiques, ou de l'utilisation d'internet, pour la formation continue des travailleurs. A n'en pas douter, cet outil pourrait être l'instrument grâce auquel, par une décentralisation absolue des savoirs, l'utopie que nous appelions de nos voeux pourrait se réaliser. Pourtant, si la décision ministérielle d'informatiser nos écoles à outrance pour faire de l'ordinateur non seulement un objet dont la maîtrise est importante, mais encore un intermédiaire dans le processus d'acquisition de la connaissance, me semble discutable. Certes, il est bon que l'activité de l'élève soit stimulée ; certes, une implication directe et personnelle est l'élément moteur de l'apprentissage ; mais je crois, malgré tout, que la place du maître est sur l'estrade, et non à côté de l'élève devant un petit écran. En d'autres termes, il faut se garder de confondre l'information, rendue accessible et plus utilisable par l'informatique (comme son nom l'indique) et la formation, le développement de l'élève, qui est d'un tout autre ordre.


Pour conclure donc, j'oserai affirmer qu'en matière pédagogique, il n'est sans doute pas urgent de sortir de la préhistoire. L'expérimentation didactique est hasardeuse ; et s'il est évident que l'administration de l'Education nationale doit être réformée pour que, d'urgence, soient aidées les populations les plus défavorisées, si des choix doivent être formulés en matière de contenu des programmes et de mise en place systématique de structures de formation continue, il me semble que le geste pédagogique fondamental est celui de Pygmalion, geste qui est en fait une parole par laquelle l'élève devient presque autonome - et ce geste, peut-être archaïque, reste le même. En ce sens, il est vain de vouloir sortir le rapport maître-élève de la préhistoire, dans la mesure où ce rapport, toujours identique et toujours renouvelé, est celui par lequel pour l'élève s'invente, se découvre, puis s'affine et se perfectionne ce qui permet ensuite, mais seulement ensuite, à l'homme qu'il est devenu, d'entrer dans son histoire : l'écriture et la lecture.

A.V.


Article paru dans Sénevé


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