Une éducation chrétienne à la fin du Moyen Age :

La piété de Jeanne d'Arc

Claire Masurel


Le 23 mai 1430, Jeanne d'Arc est capturée par les Bourguignons, alliés des Anglais, devant Compiègne, et quelques mois plus tard, son procès s'ouvre à Rouen. Ce sont les réponses de l'accusée à ses juges, telles que les manuscrits nous les ont transmises, qui constituent la source de renseignements la plus sûre et la plus riche sur sa piété. Elles révèlent une foi profonde et, tout en étant marquées par les traditions de la dévotion populaire du temps, elles témoignent d'une spiritualité originale tout à fait intériorisée. Si Jeanne apparaît comme le produit typique de l'éducation religieuse reçue par toute fille du peuple à la fin du Moyen Age, il est difficile, sinon impossible, de distinguer en elle les fruits de l'éducation reçue des fruits de la grâce car les deux se mêlent d'une façon extraordinairement harmonieuse dans l'étonnante personnalité de la Sainte. En son âme, la pédagogie de l'Eglise et celle, immédiate et surnaturelle de ses voix, se confondent et se complètent.


L'éducation familiale Depuis sa naissance, probablement vers 1412, dans le foyer de Jacques d'Arc, laboureur aisé et d'Isabelle Romée, jusqu'à son départ à l'âge de seize ans, Jeanne reçoit la même éducation que les autres fillettes de Domrémy, dispensée en premier lieu par la famille. C'est de sa mère que Jeanne apprend les prières chrétiennes fondamentales : elle affirme devant ses juges ``que sa mère lui apprit le Pater Noster, Ave Maria et Credo ; et qu'autre personne que sa dite mère ne lui apprit sa créance''. Notons au passage que l'Ave n'a pas encore la forme que nous lui connaissons aujourd'hui ; il ne comprend que la salutation angélique de l'Annonciation et les paroles d'Elisabeth à Marie rapportées dans l'Evangile de Luc. L'imploration finale (``ora pro nobis peccatoribus... '') n'existe pas encore et l'on peut dire que dans la piété mariale de l'époque, l'esprit de louange l'emporte sur celui de componction. Il s'agit moins de prier pour son propre salut en comptant sur l'intercession de la Vierge que de la saluer et de se réjouir avec elle. Le début de 15ème siècle est d'ailleurs l'époque des ``Gaude'', qui sont par excellence les prières de la joie. L'étendard de Jeanne, représentant l'Annonciation, s'inspirera d'ailleurs de cette dévotion. A l'intérieur des foyers ces prières étaient probablement récitées en Français, à genoux, les mains jointes. Jeanne baigne donc dès sa petite enfance dans un climat familial profondément imprégné par la religion . D'ailleurs si, au 15ème siècle, les parents peuvent assurer la première instruction religieuse de leurs enfants, c'est qu'ils ont eux-mêmes suffisamment intégré les éléments essentiels de la doctrine pour pouvoir assurer la continuité de sa transmission : il y a à la fin du Moyen Age une véritable acculturation du dogme chrétien. La tâche des parents se limite néanmoins à l'enseignement des rudiments, et c'est aux prêtres, gardiens et garants de la doctrine, qu'il appartient de prendre le relais, en particulier dans le cadre de la paroisse.


Le rôle du clergé paroissial La paroisse, en effet, cadre normal de l'activité pastorale, constitue une instance inévitable d'encadrement et d'enseignement. Le nombre d'âmes que chaque curé se voit confier est généralement assez limité : quelques dizaines d'âmes dans la majorité des cas, parfois quelques centaines. Il est donc en mesure de connaître ses ouailles et de guider leurs progrès spirituels. Le catéchisme à proprement parler n'existant pas encore, c'est d'abord par le prêchee dominical qu'il forme l'esprit des fidèles. Jeanne ne sait pas lire, et la connaissance solide et souvent très fine de la doctrine chrétienne que révèlent ses réponses lui vient essentiellement de la prédication paroissiale (abstraction faite des motions de l'Esprit saint !), dont elle sait se souvenir à propos, comme en témoigne la réponse parfaitement orthodoxe qu'elle donne à ses juges lui demandant si elle est en état de grâce : ``Si j'y suis, Dieu m'y garde, si je n'y suis, Dieu m'y mette''. En une phrase, elle professe ce que tout chrétien doit savoir sur l'état de grâce. De même, son refus de ``dire Pater Noster et Ave Maria'' avant que l'évêque Cauchon l'ait entendue en confession montre qu'elle sait habilement se servir de la connaissance qu'elle a des règles qui entourent ce sacrement pour confondre ses adversaires. En effet, pour Cauchon, ``entendre Jeanne en confession, c'était se trouver par la suite empêché en son âme et conscience de la déclarer coupable ; d'autre part, refuser de l'entendre, c'était se dérober à son ministère sacerdotal.''(R. Pernoud)


Pratique sacramentelle et influence des frères mendiants La confession occupe d'ailleurs une place importante dans la vie spirituelle de Jeanne. ``Interrogée si elle se confessait tous les ans, dit que oui, à son propre curé, et s'il était empêché, elle se confessait à un autre prêtre par le congé du dit curé. `` Jeanne a tout à fait intégré, comme la plupart de ses contemporains, les prescriptions du concile de Latran IV dont le décret capital Utriusque sexus demande à tout fidèle ayant atteint l'âge de discrétion d'avoir recours au moins une fois par an au sacrement de pénitence. La confession est un moyen pour le prêtre de prolonger les effets de sa prédication et de rappeler à chacun de ses paroissiens ce qu'en chaire il a dit à tous. Elle comporte généralement, outre l'aveu des péchés, un dialogue qui permet au curé consciencieux de corriger les erreurs et d'éclairer le fidèle. Chez Jeanne, la pratique de la confession s'inscrit dans une piété que l'on pourrait qualifier de sacramentelle. Jeanne ne se contente pas de remplir l'obligation de la confession et de la communion annuelles, mais elle considère les sacrements comme la véritable nourriture de sa vie spirituelle. Au cours du procès, elle demande plusieurs fois à être entendue en confession, et le 3 mars, ``interrogéée si elle recevait souvent le sacrement de confession et de l'autel (...), répondit que oui, quelques fois''. Il faut savoir qu'à l'époque, la pratique de la Messe quotidienne n'est pas rare, mais il est beaucoup moins courant de recevoir les Saintes Espèces. En effet, le respect tient une place si considérable dans la piété eucharistique que l'on craint d'offenser le Christ en l'accueillant mal. Jeanne semble communier plus souvent que les plus dévots de ses contemporains, et sa vénération pour le sacrement de l'autel n'est pas entachée de scrupule et de crainte. Ce goùt de la confession et de la communion fréquentes, caractéristique de la piété des frères mendiants, révèle sans doute l'influence des franciscains de Neufchâteau, village proche de Domrémy, sur la piété de Jeanne. Les frères viennent sans doute prêcher à Domrémy, et les habitants de Domrémy peuvent s'arrêter à Neufchâteau pour se confesser ou demander conseil. En outre, les frères mendiants, qui pratiquent l'errance apostolique, sont nombreux sur la route de frontière qui passe à Domrémy. Jeanne a eu des contacts avec eux puisqu'au cours du procès elle affirme s'être `` confessée deux ou trois fois à des religieux mendiants''.


Une forme de dévotion populaire : le culte des saints Jeanne adopte aussi les formes les plus populaires de la piété de son temps, telles le culte des saints, très développé à la fin du Moyen Age . Les saints de ses visions sont d'ailleurs parmi les plus populaires de son temps, et leur statue orne peut-être l'église de Domrémy. Saint Michel connaît un renouveau de dévotion à partir de la fin du 14ème siècle, probablement parce qu'il apparaît comme le protecteur de la monarchie française, et en particulier du roi de Bourges, dans la guerre contre les Anglais. Quant à Sainte Catherine d'Alexandrie, la Vierge pure qui se détournait des danses, des jeux , des chants d'amour, elle est donnée comme exemple aux jeunes filles. Sainte Marguerite, enfin, dont on trouve une statue dans l'église de Domrémy au 15ème siècle, quitta la maison de son mari en habits d'hommes, les cheveux coupés courts. On voit donc que ces trois saints possèdent chacun un lien étroit avec la destinée de Jeanne, mais sont également des figures dont le culte est très répandu. Même dans ses visions, Jeanne reste fille de son temps. Néanmoins, le culte qu'elle voue à ``ses'' saints, fondé sur l'obéissance, l'imitation et une certaine familiarité, la démarque du peuple, qui voit moins dans la figure du saint un intercesseur qu'un être exceptionnel et lointain dont la fonction principale est l'intercession.


Une pédagogie surnaturelle La relation de Jeanne avec les saints, à la fois banale et exceptionnelle, reflète les traits fondamentaux de sa piété, faite d'une part d'obéissance à l'Eglise et d'autre part de familiarité avec l'au-delà. Jeanne a en quelque sorte été doublement éduquée dans sa foi, d'abord de manière naturelle au sein de sa famille et de sa paroisse, puis d'une façon surnaturelle par ses voix, et ses révélations ne la détournent nullement de la médiation ecclésiale. Pour elle, le salut passe par l'Eglise et par les pratiques cultuelles et sacramentelles qu'elle encourage, mais également par l'obéissance à ses voix, qui lui demandent d'ailleurs de ``fréquenter l'église''. Tout au long de son procès, Jeanne affirme avec fermeté l'origine surnaturelle de ses visions, qui ne sont pas des épisodes de légende dorée, mais le lieu où Dieu déploie sa pédagogie par l'intermédiaire de ses messagers que sont les anges et les saints. Il n'y a en Jeanne aucune place pour le doute et pour le scrupule, ce mal caractéristique du 15ème siècle, car elle vit dans l'intimité de Dieu. Ce sentiment de la présence de Dieu a été pour Jeanne, en ce siècle d'exaspération de la sensibilité religieuse, un élément d'équilibre et d'épanouissement. D'ailleurs, c'est certainement l'immédiateté de ce rapport avec le divin qui a le plus choqué le tribunal ecclésiastique devant lequel comparaît Jeanne, car celle-ci refuse de faire dépendre son adhésion aux révélations reçues d'un jugement ecclésiastique (si ce n'est celui du pape), et cela heurte de plein fouet une tendance majeure de l'ecclésiologie du temps qui identifie Eglise militante et sphère cléricale. Mais la résistance de l'accusée à ses juges souligne magnifiquement la solide cohérence de son expérience religieuse et sa compréhension profonde du véritable rôle de l'Eglise.


Si entre Jeanne et le milieu qui assure sa formation religieuse existent des liens que sa vocation exceptionnelle n'ont pas tranchés (jusqu'à sa mort, la Pucelle est restée fortement attachée aux prescriptions de l'Eglise et à certaines formes de dévotion populaire), sa piété va beaucoup plus loin que le cadre assigné par son éducation. Elle témoigne d'un véritable retour à l'essentiel, d'une profonde intériorisation de la doctrine chrétienne, et d'une simplicité tout évangélique. On peut dire avec l'historien Francis Rapp que Jeanne n'a pas fait le même usage que tout le monde de ce qu'elle a reçu comme tout le monde. C'est cette foi sincère et totale qui va la conduire au don total : le martyre ne sera pas pour elle la réalisation d'un idéal mystique et sacrificiel mais plutôt l'impossibilité absolue de transiger avec un héritage religieux qui se confond avec son expérience spirituelle.

C.M.


Article paru dans Sénevé


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