Se laisser éduquer par Dieu

Laurent Lavaud


(Ces réflexions s'inspirent largement d'un ouvrage de Marguerite Léna L'esprit de l'Education, publié dans l'édition Communio- Fayard,1981).


La loi et la manne C'est au cours de l'Exode que le peuple juif fait l'expérience la plus radicale d'une Parole qui libère et ouvre un chemin, qui est à la fois promesse d'un don et signe d'une exigence. Les prophètes ne cessent de relire la sortie d'Egypte comme l'instauration d'une relation filiale entre Israël et son Dieu : ``Quand Israël était enfant, je l'aimai, et d'Égypte j'appelai mon fils'' (Osée, 11, 1). Jusque dans l'exil, dans l'asservissement, le peuple conserve un refuge et un espace d'amour au sein du coeur de Dieu. Jamais le Seigneur ne se détourne de celui qu'il a élu :



La traversée de la Mer Rouge marque une double reconnaissance : celle du peuple hébreu comme enfant de Dieu, objet de toutes les attentions et témoin privilégié de la tendresse du Seigneur pour l'humanité ; et celle de Yahvé comme Père, comme celui qui n'est plus seulement le Dieu terrible, le vaillant des combats, mais bien plutôt le protecteur et le guide, l'éducateur et le nourricier.


Mais cette fonction du Père s'exprime dans une Parole exigeante, difficile, qui, loin de bercer ou de consoler, éveille, provoque, mobilise. Dieu se manifeste ainsi dans le Sinaï à la fois comme celui qui donne et comme celui qui appelle, comme le distributeur de la manne et l'énonciateur de la Loi. Pourtant ces deux réalités, loin de signifier l'opposition d'une vie facile et d'une exigence éécrasante, se rejoignent en leur fond. Celui qui reçoit la manne ne peut s'en faire le propriétaire, tenter de thésauriser ou d'en faire le signe d'une puissance. Paradoxalement le don de la manne appauvrit tout autant qu'il enrichit, il déssaisit l'homme de lui-même, de sa soif de pouvoir, de sa volonté de main-mise sur le temps : la pure gratuité du don le renvoie à la fragilité de sa condition, elle demande de lui la remise confiante à la Grâce de Dieu, et fait jaillir en réponse immédiate la prière de louange. La manne manifeste à la fois la proximité de Dieu, quotidiennement offerte, et la distance maintenue, irréductible, entre le donateur et celui qui reçoit le don. C'est dans ce mouvement qui va de la grâce à la louange que se mesure l'espace ouvert par cette distance. Symétriquement, la Loi ne signifie pas seulement l'écart d'un devoir-être, ou l'institution d'une norme à jamais inatteignible. Car la Loi ne se reçoit que dans l'ouverture d'une relation interpersonnelle, dans l'espace d'un dialogue, où la liberté de l'homme est pleinement reconnue. Elle dit à l'homme ce qu'il est, profondément, en tant que créature façonnée à l'image du Père : elle le rejoint dans sa réalité la plus vraie, la plus essentielle. La Loi est donc elle aussi marquée d'une double dimension : elle implique une tension, une exigence, où se marque le travail négatif du péché originel dans la nature humaine, où se mesure l'écart de la créature par rapport à sa vocation première, au projet de Dieu sur elle ; mais elle est aussi la carte d'identité spirituelle de l'homme, ce qui lui révèle la vérité de sa condition.


Le double don de la manne et de la Loi crée l'espace paradoxal dans lequel se joue la relation éducative instaurée par Dieu à l'égard de son peuple : Il le nourrit, en lui signifiant l'insignifiance de cette nourriture, et en maintenant àà travers l'acte même de se nourrir la faim et le désir ; Il lui dicte une Loi, mais de sorte que cette Loi soit une libération, un appel à la croissance intérieure. Cet espace paradoxal où la proximité signifie la distance et où l'altérité restitue à l'identité, dessine les dimensions de toute relation éducative proprement humaine : c'est en y entrant que l'éducateur trouve la juste distance -c'est-à-dire la distance où se mesure le mieux l'amour- dans son rapport avec l'enfant.


Le don du Fils Mais si la Loi, comme on l'a dit, signifie le travail négatif du péché originel dans la nature humaine, elle ne comble pas pour autant le vide ainsi creusé dans l'intériorité humaine. Le Christ accomplit la Loi, au sens où en Lui la brèche ouverte par le péché ne se trouve pas seulement manifestée, mais est totalement effacée. La vie du Christ apparaît alors comme l'accomplissement parfait de cette éducation dont Dieu a posé les principes dans le Sinaï. C'est dans le silence des années de Nazareth que la pédagogie de Dieu incarnée dans le Christ se développe et se déploie dans toutes ses dimensions. Ici s'opère un processus d'humanisation du Verbe, qui prépare et ouvre au sein de toute nature humaine un chemin d'accès vers Dieu. Le Fils incréé s'enfouit dans l'humanité des créatures, comme la semence dans la terre, afin de revivifier et de recréer de l'intérieur cette humanité.


C'est dans la prière que le Fils se laisse éduquer par le Père : dans la retraite et le silence, la nature humaine de Jésus de Nazareth se retrouve en parfaite adéquation avec sa nature divine, en pleine consonnance avec elle. Et cette harmonie intérieure est elle-même l'expression de l'éternel engendrement de la personne du Père par la personne du Fils. Prier à l'image du Christ, c'est donc se redécouvrir Fils de Dieu, c'est retisser ce lien de filiation qui nous rattache au Seigneur. Le modèle de cette prière filiale est la prière du Jardin des Oliviers où dans l'obéissance absolue à la volonté de son Père Jésus se révèle Fils en plénitude. Dieu ne nous éduque pas à obéir, Dieu nous éduque à la Liberté ; mais la prière du Christ : ``Que ta Volonté soit faite et non la mienne'', démontre que c'est dans l'obéissance que réside la plénitude de la Liberté. Etre fils ce n'est pas abolir tout vouloir, mais c'est dégager un espace de disponibilité intérieure de sorte que ce soit désormais la volonté du Père qui veuille en nous. L'obéissance seulement humaine exige un conflit et la soumission d'une volonté à une autre ; l'obéissance du Christ se définit par l'accueil libre du projet d'Amour de Dieu. En ce sens Jésus nous montre que l'éducation de Dieu ne se reçoit pas comme une contrainte, un modelage externe. Se laisser éduquer par Dieu dans la prière, exige de se laisser réengendrer du dedans, de se redécouvrir Fils de son Amour. Alors en Christ nous pouvons nous adresser en Dieu en l'appelant ``Abba, Père'' : la prière du Notre Père prononcée en pleine vérité définit le point culminant de l'éducation du Père.


Mais l'Evangile ne nous dévoile pas seulement l'éducation du Fils par le Père, il révèle aussi comment le Fils lui-même se fait éducateur. Ainsi paradoxalement lors de l'épisode où Jésus discute avec les docteurs de la Loi dans le temple de Jérusalem, c'est le fils qui se fait l'éducateur de ses parents, qui leur apprend le sens de leur paternité. L'attitude de Marie est alors très éclairante : alors que sa première réaction révèle une angoisse toute naturelle : `` Mon enfant, pourquoi nous as-tu fait cela ? Vois, ton père et moi nous te cherchions, angoissés'' (Luc 2, 48), la réponse de Jésus : `` Pourquoi me cherchez-vous ? Ne saviez-vous pas que je dois être dans la maison de mon Père ?'' provoque en elle un temps de repli intérieur, de maturation progressive qui lui permet de définir un juste rapport à son fils : ``Et sa mère gardait fidèlement toutes ses choses dans son coeur''. Dès cet épisode se dessinent le temps de la mission et le drame de la croix, où la mère totalement dessaisie de son fils rejoint au plus profond de son coeur le don d'Amour du Père. La ``fidélité'' de Marie que mentionne le texte de Luc, passe par l'assomption de la distance prise par le fils, par une radicale dépossession : toute éducation s'achève et s'accomplit par ce temps de déprise, où l'éducateur s'efface et fait en quelque sorte don de celui qu'il a éduqué à la vie du monde. Il y a bien une expérience kénotique dans ce don, une expérience du vide laissé par celui auquel on a accordé tous ses soins ; mais ce vide annonce aussi la joie de l'accès du fils à l'autonomie, à la liberté personnelle.


Mais l'éducation dispensée par le Fils est unique, au sens où en elle le Don et le Donnateur ne font qu 'un. Toute pédagogie humaine est en effet marquée par cet écart entre le pédagogue et ce qu'il enseigne, entre le maître et le savoir qu'il dispense (et dans le cadre d'une relation humaine d'éducation cet écart est absolument nécessaire : identifier le maître à son savoir, c'est en faire un gourou ou une idole). Mais le Christ est lui-même ``le Chemin, la Vérité, la Vie'', il n'offre pas un savoir, une doctrine ou un art de vivre, il s'offre Lui-même. Or, et c'est là le point capital, au moment même où ce don absolu de soi révèle la distance infinie qui sépare le Christ de ses disciples, et où dans l'offrande de sa vie le Fils manifeste sa divinité, Jésus déclare à ses disciples : `` Je ne vous appelle plus serviteurs, car le serviteur ignore ce que fait son maître ; je vous appelle amis car tout ce que j'ai appris de mon Père je vous l'ai fait connaître'' (Jean 15, 15). L'éducation du Fils nous donne de reconnaître en Lui notre Frère : le don qu'Il fait de lui-même restaure notre dignité de fils de Dieu.


Accueillir l'Esprit Toute éducation réelle, qu'elle soit ou non chrétienne, doit être une éducation de l'esprit. Il ne faut pas ici comprendre une éducation intellectuelle qui n'aurait d'autre soin que de former l'intelligence, ni même une formation ascétique qui ne s'adresserait qu'à l'âme, par opposition au corps, et où seraient exaltées les valeurs artistiques, les expériences mystiques et les joies pures de la contemplation. Non, l'esprit se définit comme l'identité fondamentale de l'homme, c'est-à-dire qu'il est le condensé de tout ce qui le constitue comme personne : à ce titre, l'assomption de son corps, la richesse de sa vie affective, l'équilibre de sa sexualité ont autant de place dans la vie de l'esprit que l'exercice de l'intelligence ou l'ascèse de l'âme. Pour l'exprimer en des termes chrétiens, l'esprit est ce qui en l'homme constitue la structure d'accueil de l'Esprit de Dieu. Le sens de l'éducation est donc avant tout de donner forme et équilibre à ce donné immédiat de l'esprit, pour le préparer et l'offrir à l'action de l'Esprit de Dieu.


Ainsi l'éducateur chrétien est-il fondamentalement co-éducateur : car seul l'Esprit peut donner à l'homme d'accomplir en plénitude son humanité. Mais cette action de l'Esprit n'est pas seulement un parachèvement, ce qui advient en surcroîit, lorsque le travail préparatoire a été mené à bien : l'Esprit de Dieu est en tout homme à l'origine de toute éducation possible, il est le principe même de toute vie. Eduquer c'est donc être à l'écoute de cette palpitation de l'Esprit en l'autre, mais aussi en soi : nul ne peut se prétendre éducateur si en profondeur il ne développe pas cette ouïe interne qui l'ouvre au rythme, au souffle et à la liberté de l'Esprit.

L.L.


Article paru dans Sénevé


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