Enseignement et contre-éducation par exemple chez Péguy

Romain Vaissermann


Plus qu'ailleurs, les mots parlent : Péguy emploie peu le mot ``éducation'' mais y préfère l'``enseignement'' (qui signifiait à peu près la même chose) ; un tel silence peut venir de la forte formation morale primaire qu'il a reçue, et qui faisait de l'enseignement quelque chose de plus vaste que l'apprentissage des matières ou disciplines. En tous les cas, Péguy n'a cessé de s'intéresser aux problèmes éducatifs qui se posaient en France comme à l'étranger. Péguy se garde particulièrement de l'emprise directe sur la jeunesse que le pouvoir peut acquérir. L'enseignement serait ce lieu de passage, de tradition que les modernes tentent d'empêcher. L'idéologie progressiste lutterait contre les deux moments de l'enseignement (référence au passé et application au présent) en les taxant respectivement de passéisme et d'anachronisme, mais elle-même hypostasierait la nouveauté. Ce texte (tiré des oeuvres en prose complètes, la Pléiade, tome I, 1987, p. 1390) décrit cette idée :



La lourdeur (les 3 ``p'' initiaux) et la longueur (mots de 3 puis 3 puis 4 syllabes) de l'attaque déprécient d'emblée le type que Péguy dégage : les exploiteurs officiels du mode de fonctionnement de la Troisième république. Ils gravitent autour de la sphère productive du travail, dit ``humain'', tant la sentence prend finalement une valeur générale : tout parlementarisme (Péguy avait l'habitude de dire que le parlementarisme commence lorsque l'on est à trois...) sécrète ces parasites. Le parlementarisme n'est donc pas nocif, de ce point de vue là, en soi ; mais il entraîne la formation d'une classe improductive de citoyens, contre lequel il devrait lutter. Car ce n'est pas même la seule sphère politique (nous dirions: ``politicienne'') mais l'enseignement aussi, qui a des travers : faut-il entendre le complément du nom comme sgnifiant une identité, dans : ``les politiciens de la politique et de l'enseignement'' ? Si oui, au sens donc où, de fait, cette classe de citoyens a pris peu à peu le pouvoir et entend le garder (voir le grand nombre de membres de l'Instruction publique dans les chambres à la Belle époque). Que font ces parasites ? La définition de ce type ne peut changer même si des espèces nouvelles peuvent toujours se découvrir : ils parlent, et bien ; ils mangent, et beaucoup ; ils pontifient, et abondamment.

Ne pas manger de ce pain-là


Le parasite ``tourne autour'' de la nourriture. Les ``ripailles'' à forte connotation négative sont un festin fastueux ; la ``chaleur des banquets'' provient pour sûr de l'alcoolisme qu'on y pratique : son vin s'appelle reviens ; les voeux ne sont jamais aussi fréquents que lorsque les accompagnent la forme spécifique du ``toast'' ; l'eau bénite pourrait presque se boire - en eau-de-vie. Cette nourriture et cette ingestion symbolisent l'éducation. Mais ce sont des aliments faux, falsifiés : des poisons. D'où les maladies, et les symptômes : ivresse ou pire. Ce festin des maîtres (parasites) tourne à l'orgie de mots - de la bouche à la bouche ; on se repaît de formules. La décadence menace, et pas seulement les radicaux-socialistes, tristes récupérateurs de ce procédé de campagne républicain. Tous les partis et toutes les sphères d'activité imitent ce type de sociabilité festive (panem...) : pots, buffets, réceptions...

Que le silence serait d'or


On y parle, on y parle : ``célébrer'', ``communication'', ``discours programmes'' (parfois écrits chez Péguy en un seul mot, tant la réalité en est figée). Le mensonge invalide ces programmes : total ou majoritaire, le mensonge - un seul suffit - fleurit dans ces réunions de divertissement. Si tout est parole et que toute parole est mensonge, la déduction s'impose : cet univers est factice. Pourtant, le travail technique d'enseignement - note Péguy - s'oppose comme naturellement à mentir. Le gérant des ``Cahiers de la quinzaine'' le savait d'expérience personnelle et au vu des nombreuses lettres qu'il recevait de ses abonnés - nombreux à être enseignants. Le combat se jouant à armes inégales entre pouvoir politique et instruction publique (le ministère du même nom dirige l'enseignement qui est contraint de soutenir le pouvoir), le mensonge pénètre, malgré la vérité d'enseignement (qui est qu'il y a dans l'enseignement un contenu à transmettre), dans l'instruction publique, prostituée au politique.

Pontes et pontifes


Ce politique est (crypto-)religieux. Le festin est une mascarade de Cène, à laquelle s'adjoint un cérémonial quasi-rituel, les toasts sont la variante laïcisée des voeux pieux, l'eau bénite laïque enfin rappelle - outre le mot cinglant de Lavisse (``Péguy ? Il a mis de l'eau bénite dans son pétrole de la Commune'') - que Péguy n'a pas attendu Lavisse pour condamner la religiosité inavouée des pratiques politiques. Parler de la religion et de la politique à l'aide de ces métonymies, était alors monnaie courante ; de même que la problématique que reflètent les expressions de Péguy et de Lavisse : dans quelle mesure Église et État peuvent-ils être distingués avant la séparation (le texte est d'octobre 1904) ? La pédagogie ressemble à une initiation à l'``autoritarite'', mais la pédagogie au sens péguyen : non certes l'art de transmettre un savoir par des techniques d'apprentissage élaborées, mais l'impression idéologique que l'État fait subir au jeune enfant. L'agogie - néologisme d'auteur - est l'exercice d'une autorité de commandement à des fins d'entraînement ; traduire : l'exercice d'une autorité acquise indûment et s'exprimant par l'usage de la force, ayant pour but de persuader l'esprit et de rallier son homme. Religion du mensonge en somme.


En contre-point de ce tableau triste, l'innocence de l'enfance désarçonne pour une part les tentatives de récupération et de détournement de l'enseignement par le pouvoir. Un des symptômes de la ``maladie sociale'' était alors la distribution des prix et le système même des prix, trimestriel ou annuel. Puissions-nous échapper aux autres signes néfastes, parce que la maladie en aura disparu!

R.V.


Article paru dans Sénevé


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