Soyons dans la joie

Kim-Loan Tran-Van-Chau


Le mot joie


Je me souviens qu'un été récent, alors que je marchais une fois de plus dans la campagne, le mot joie, comme traverse parfois le ciel un oiseau que l'on n'attendait pas et que l'on n'identifie pas aussitôt, m'est passé par l'esprit et m'a donné, lui aussi, de l'étonnement. Je crois que d'abord, une rime est venue lui faire écho, le mot soie; non pas tout à fait arbitrairement, parce que le ciel d'été à ce moment-là, brillant, léger et précieux comme il l'était, faisait penser à d'immenses bannières de soie qui auraient flotté au-dessus des arbres et des collines avec des reflets d'argent, tandis que les crapauds toujours invisibles faisaient s'élever du fossé profond, envahi de roseaux, des voix elles-mêmes, malgré leur force, comme argenteés, lunaires. Ce fut un moment heureux; mais la rime avec joie n'était pas légitime pour autant.
Le mot lui-même, ce mot qui m'avait surpris, dont il me semblait que je ne comprenais plus bien le sens, était rond dans la bouche, comme un fruit; si je me mettais à rêver à son propos, je devais glisser de l'argent (la couleur du paysage où je marchais quand j'y avais pensé tout à coup) à l'or, et de l'heure du soir à celle de midi. Je revoyais des paysages de moissons en plein soleil; ce n'était pas assez; il ne fallait pas avoir peur de laisser agir le levain de la métamorphose. Chaque épi devenait un instrument de cuivre, le champ un orchestre de paille et de poussière dorée; il en jaillissait un éclat sonore que j'aurais voulu dire d'abord un incendie, mais non : ce ne pouvait être furieux, dévorant, ni même sauvage. (Il ne me venait pas non plus à l'esprit d'images de plaisir, de volupté.) J'essayais d'entendre mieux encore ce mot (dont on aurait presque dit qu'il me venait d'une langue étrangère, ou morte : la rondeur du fruit, l'or des blés, la jubilation d'un orchestre de cuivres, il y avait du vrai dans tout cela; mais il manquait l'essentiel : la plénitude, et pas seulement la plénitude (qui a quelque chose d'immobile, de clos, d'éternel), mais le souvenir ou le rêve d'un espace qui, bien que plein, bien que complet, ne cesserait, tranquillement, souverainement, de s'élargir, de s'ouvrir, à l'image d'un temple dont les colonnes (ne portant plus que l'air ainsi qu'on le voit aux ruines)s'écarteraient à l'infini les unes des autres sans rompre leurs invisibles liens; ou du char d'Élie dont les roues grandiraient à la mesure des galaxies sans que leur essieu casse.
Ce mot presque oublié avait dû me revenir de telles hauteurs comme un écho extrêmement faible d'un immense orage heureux. Alors, à la naissance hivernale d'une autre année, entre janvier et mars, à partir de lui, je me suis mis, non pas à réfléchir, mais à écouter et recueillir des signes, à dériver au fil des images; comprenant, ou m'assurant paresseusement, que je ne pouvais faire mieux, quitte à n'en retenir après coup que des fragments, même imparfaits et peu cohérents, tels, à quelques ratures près, que cette fin d'hiver me les avait apportés -loin du grand soleil entrevu.


Philippe JACCOTTET,
Pensées sous les nuages.


Plus qu'un mot ou que l'éclair passager d'un ``grand soleil entrevu", la joie est, je crois, une joie à vivre et à laisser transparaître autant que possible. ``Soyez dans la joie et l'allégresse" : c'est en lien avec notre espérance que nous, chrétiens, pouvons accueillir cette invitation. Nous sommes invités à entrer dans la joie de l'Époux : ``Je vous dis cela pour que ma joie soit en vous et que votre joie soit complète"(Jn XV, 11).
Joie à vivre au présent, ``plénitude", parce que la Promesse a été accomplie en Jésus-Christ, mort et ressuscité; joie appelée à grandir, qui ne doit cesser ``de s'élargir, de s'ouvrir", parce qu'elle repose sur l'espérance et l'attente confiante du retour du Christ à la fin des temps. Ni exaltation tapageuse ou surfaite qui refuserait de reconnaître une souffrance, ni impassibilité radieuse fondée sur un ``arrière-monde", mais comme une lumière en nous dont nous ne sommes pas le foyer, appelée à être communiquée, partagée, et tout à la fois respectueuse de l'autre, de ses hésitations voire de son refus.
Le dialogue oecuménique avec les chrétiens orthodoxes, dont la liturgie et la théologie ont valorisé la dimension glorieuse de la mort et de la résurrection du Christ, le renouveau charismatique au sein de l'Église catholique -que l'on soit familier ou non de ce mouvement- peuvent nous aider à comprendre ce qu'a d'essentiel la joie dans l'attitude chrétienne. C'est dans ce sens que va la préparation du Jubilé à laquelle nous convie Jean-Paul II en vue du deuxième millénaire:

K.T.


Article paru dans Sénevé


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