La Mère de Dieu

Marie Langlais


Dans la période qui précède immédiatement la venue du Christ, deux personnes semblent tenir à merveille leur rôle de veilleur: en écho à la figure du Précurseur se dessine en effet celle de la Vierge Marie, tous les deux face-à-face à la porte du Nouveau Testament. Leurs vocations sont évidemment différentes; mais tous les deux exultent de joie car Il vient, tous les deux attendent, témoignent et s'effacent devant le Christ. Luc et Matthieu d'ailleurs commencent leur évangile par une ``histoire parallèle" de Marie et de Jean-Baptiste, ``cadre" nécessaire à la venue du Messie, figures exemplaires. C'est à l' imitation des évangélistes qu' on peut chercher à suivre la vie de la Vierge selon les quatre dimensions essentielles - la Voix, le Prophète, Celui qui diminue, Celui qui est ravi - de la vie du Baptiste. En comprenant que Marie est celle qui porte la Parole dans le silence, fille de l'Ancien Testament et toute compatissante, nous saurons de quelle joie elle exulte.


La Parole et le Silence
La facon qu'a Marie d'annoncer le Christ diffère radicalement semble-t-il de celle qu'a choisie le Baptiste. S'il est `` la Voix" qui annonce le Verbe, celui qui ``est venu pour témoigner"(Jn . I, 7), elle se fait remarquer par son silence. La tradition veut que St Jean ait reçu les confidences de celle qui `` gardait fidèlement toutes ces choses en son coeur"( Lc IV, 51). Or lui-même ne nous rapporte en tout et pour tout qu'une seule parole de Marie (Jn. II, 5):

L'essentiel est dit sur l'attitude du chrétien, mais aucune révélation n'est faite sur la personne du Fils, rien qui rappelle le `` Voici l' Agneau de Dieu" de Jean. Il serait pourtant étonnant que la mère de Jésus Christ soit la seule à ne rien nous en dire! Cet étonnement trouve une réponse dans l'évangile de Luc, pour celui qui suit les premiers moments où la vérité est prononcée sur l'enfant qui va naitre, l'Annonciation et la Visitation.

L' intérêt est ici de souligner que Marie n'est pas celle qui témoigne mais qui écoute et donne à l'ange l'occasion de révéler la vérité. C'est le même cas de figure quelques lignes plus loin quand Elisabeth s'écrie (Lc. I, 43):

Ici encore, Marie n'a rien dit, rien annoncé. Mais Elisabeth, à son approche, confesse sa foi: l'enfant à naître est le Messie. La vérité est donc connue et proclamée en présence de Marie, comme elle le sera de nouveau par les bergers lors de la naissance du Christ (Lc II, 16-17):

c'est-à-dire ce que les anges viennent de leur apprendre: le nouveau-né est ``le Sauveur, le Christ Seigneur." (Lc.II, 11). Comment le silence de Marie se transforme-t-il en une telle abondance de révélations chez ceux qui la croisent? Et serait-elle réduite à ne jamais témoigner, offrant seulement aux autres l'occasion de faire entendre leur voix? Un retour sur le mystère de la Visitation permet de comprendre ce qui se passe: si Marie est silencieuse, c'est qu'elle porte en elle la Parole faite chair. Jean Baptiste est fidèle à sa mission quand il pro-clame, quand il se tient en avant, à distance de celui qu'il annonce. Parce qu'il existe pour ses contemporains un risque réel de le confondre avec le Messie, comme en témoigne le début de l'évangile de St Jean, il doit constamment souligner ce qui les sépare: ``Je ne suis pas le Christ"(Jn II, 20). Mais pour Marie, le rapport s'est inversé; elle est fidèle à sa vocation quand elle laisse s'abolir la distance qui la sépare du Très-Haut; elle laisse le Christ s'établir au plus profond d'elle-même en lui donnant son corps; c'est de sa chair que le Verbe se fait chair. Marie est alors la parfaite image de l'Eglise missionnaire: elle n'a pas besoin de parler du Christ à sa cousine, car la Bonne Nouvelle vit en elle, elle la porte en son sein, avant de la mettre au monde. C' est pourquoi, sous l'action de l'Esprit Saint, Elisabeth reconnaît en même temps que l'enfant est son Seigneur et que Marie est la mère de cet enfant (Lc I, 43). Marie s' est totalement réduite à sa fonction, mère du Seigneur, Mère de Dieu.

Marie, tout entière habitée par l'Esprit Saint, porte, en son silence même,un témoignage efficace, puisque ce n'est plus elle qui vit en elle, mais le Christ.


La Fille de Sion
Le deuxième trait marquant de la figure de Jean Baptiste est qu'il est reconnu comme le Prophète. Personnage de l'Ancien Testament, il conduit l'histoire de l'attente messianique à son terme, premier des prophètes à pouvoir désigner au présent: ``Voici l'Agneau de Dieu." Marie est dans la même situation puisqu'elle appartient elle aussi à l'histoire de l'attente qui s'achève. Fille de Sion, promise par Isaïe, Marie est parfaitement à la jonction de l'Ancien et du Nouveau Testament; c'est ce qui permet de voir en elle un modèle du passage de l'attente du Christ à sa présence effective en nos vies. De même que Jean Baptiste a été identifié à ``La Voix qui crie dans le désert", Marie est immédiatement reconnue comme la vierge annoncée par Isaïe ( Is VII, 14):

C'est explicitement ce qu'indique Matthieu dans son évangile (Mt I, 22-23). La volonté de rattacher Marie aux prophéties de l'Ancien Testament n'est d'ailleurs pas dirigée vers Marie mais vers le Christ, seul véritable fruit de la promesse. Dire que Marie est ``la jeune femme", c'est d'abord indiquer que Jésus est l'Emmanuel. C'est une même préoccupation qui explique la généalogie qui inaugure l'évangile de Matthieu. En plaçant Marie dans une lignée qui va d'Abraham, premier dépositaire de l'Alliance à Joseph, ``l'époux de Marie de laquelle naquit Jésus", en passant par David, l'évangéliste fait de Jésus l'aboutissement et le réalisation des promesses messianiques. Faire de Marie une fille de l'Ancien Testament apparaît ici comme un moyen indirect de dire que Jésus est le Christ. De même, dire qu'Élie est revenu en la personne de Jean Baptiste est une façon d'indiquer que le Messie vient. Pourtant Marie n'est pas simplement présentée comme une figure de l'Ancien Testament par un souci christologique; dans sa réalité historique, elle est l'héritière de cet Ancien Testament qui s'achève avec son Fiat. Le Magnificat qu'elle proclame (Lc I, 46-55)en porte témoignage:

Il apparaît clairement que Marie reprend ici à son compte des discours de l'Ancien Testament, des passages des psaumes, etc. On trouvait déjà dans le témoignage d'Anne (1S II, 1-10) ces mêmes renversements:

et cette même joie exultante:

Ce qui est nouveau et tranche nettement avec le cantique d'Anne, c'est le constant va-et-vient entre le passé, qui témoigne de la puissance de Dieu

Le Puissant fit pour moi des merveilles!

et le futur qui verra l'histoire du salut continuer à se déployer

C'est de sa lecture personnelle de l'histoire sainte d'Israël que Marie tire l'assurance de la fidélité du Seigneur pour toujours, source d'une joie infaillible pour aujourd'hui.

C'est de cet enracinement dans une histoire passée que vient toute sa disponibilité présente et toute sa confiance. A ce titre, il lui revient parfaitement de faire le lien entre le temps des prophéties et le temps de leur accomplissement, elle qui est fille de Sion et Mère de l'Église.


Compassion
Marie,déjà ``réduite" à sa fonction de mère du Verbe, Marie qui se reconnaît comme ``humble servante", a-t-elle besoin de dire avec le Baptiste: ``Il faut que lui grandisse et que moi je diminue."? L' épisode des noces de Cana, tel qu'il est rapporté par St Jean, pourrait le laisser croire. Marie en effet apparaît pour la dernière fois au moment où Jésus entre dans sa vie publique et restera cachée jusqu'au pied de la Croix, comme si elle ne devait être aux côtés du Christ que le temps d'assurer le passage entre son absence du monde et sa présence. Le fait que Cana soit aussi le premier moment où les nouveaux disciples voient le Christ à l'oeuvre plaide en faveur de cette interprétation: Marie, comme le Baptiste qui a envoyé ses propres disciples rejoindre l'Agneau de Dieu, aurait à s'effacer au moment où son fils commence à être reconnu comme le Christ. Mais l'épisode de la Visitation semblait souligner tout autre chose: au contraire du Précurseur, Marie ne menace jamais d'occulter le Christ, tant ils sont unis. L'exaltation du Fils va de pair avec la glorification de la Vierge.

Si Marie choisit de diminuer à son tour, c'est uniquement au nom de son union avec le Christ, à laquelle la Croix elle-même ne fait pas obstacle. Si Jean Baptiste participe par anticipation à la Passion, Marie vit littéralement la com-passion; on pourrait alors dire à sa place: ``Il faut que je diminue puisque Lui diminue." C'est ainsi que la Vierge se laisse associer à l'abaissement du Christ:


La Joie
Ces trois aspects , rapidement évoqués, de la vie de Marie, sont rassemblés en un épisode rapporté par Luc ( Lc II, 22-38), la Présentation au Temple. Tout d'abord, marie apparaît une nouvelle fois silencieuse ; elle se contente de porter l'enfant avec Joseph, à Syméon; c'est à elle seule que s'adressent les paroles prophétiques du vieillard:

Une nouvelle fois, Marie, Temple de l'Esprit Saint, porte la Vérité,et la Vérité est dite en sa présence. Ensuite, Marie se montre Fille d'Israël, puisqu'elle accomplit ``ce qui est écrit dans la Loi du Seigneur"(Lc II, 23). L'expression ``loi du Seigneur"ou ``loi de Moïse"revient quatre fois en six versets, comme pour insister sur l'obéissance parfaite des parents de Jésus à la Loi, qu'Il n'est pas venu abolir. par ailleurs, le Temple de Jérusalem où se déroule la scène la situe d'emblée dans l'Ancien Testament; Marie, nouvelle Arche d'Alliance, rejoint la première Arche. Ceci est confirmé par la présence des deux prophètes, Syméon et Anne, derniers dépositaires des promesses messianiques et qui ``attendai[en]t la consolation d'Israël"( Lc II, 25). Enfin, l'association de Marie à la Passion du Chrsit est doublement annoncée, explicitement par les paroles de Syméon, implicitement par le rite de la Présentation lui-même qui rattache le geste des parents à celui d'Abraham offrant son fils unique... En consacrant leur premier-né au Seigneur, Marie et Joseph ne font que s'associer par avance au mystère de l'offrande du Fils au Père, et de l'offrande du Père lui-même: ``...Il a offert son propre Fils...". Or ce passage de la Présentation est traditionnellement classé par l'Eglise parmi les mystères joyeux, comme s'il était évident que Marie, celle que ``toutes les générations diront bienheureuse", goûtait en ce moment une joie parfaite. Quelle est donc cette joie de Marie? Elle semble faite d'humilité, de docilité et de simplicité devant la Loi; au nom de sa vocation extraordinaire que Marie ne pourrait-elle pas prétendre s'élever au-dessus de la Loi? Elle est bien déjà en marge des lois qui régissent l'humanité, puisqu'elle est vierge et mère et qu'elle n'est pas marquée par le péché originel! Et bien elle semble au contraire attachée à donner la marque de son obéissance totale à la Loi, jusque dans ses prescription les plus matérielles, le sacrifice de deux colombes. La joie de Marie peut s'épanouir alors, même quand elle entend prédire sa douleur future; il semble important de saisir que Marie n'est joyeuse ni par aveuglement volontaire, ni par ignorance: elle croit Syméon comme elle a cru l'ange, avec confiance et lucidité. Elle n'est pas joyeuse malgré la Passion, mais comme avec elle, faisant par dessus tout confiance à celui qui est fidèle. De même que pour Jean Baptiste, la joie de Marie naît de l'intimité avec le Christ. En même temps qu'ils découvrent la joie d'être les amis de l'époux, ils comprennent que cette intimité les conduit vers le plus grand abandon. Pour Marie comme pour Jean, on ne peut pas dissocier;

M.L.


Article paru dans Sénevé


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