Rapport des enseignements de la retraite de rentrée
Introduction
Le sujet (tiré du chapitre 17 de l'Évangile de Jean) présente d'emblée
plusieurs difficultés :
Fuir le Monde
La question qui se pose à nous est : quelle est l'importance dans notre
vie de la promesse eschatologique du salut ? Une autre qui lui est
contiguë est celle des rapports entre l'Eglise, le Monde et le
Royaume. Quel sens donner à des expression comme ``Le Royaume est déjà
là'', ``Ma royauté [celle du Christ] n'est pas de ce monde'', ``Pour
la gloire de Dieu et le salut du Monde'' ?
Une expression comme ``Le salut du Monde'' est ambiguë : s'agit-il d'un salut
qui est donné au Monde ou qui en vient ?
On peut commencer par s'interroger sur le mot même de
Monde. Dans la Septante, le mot Cosmos apparaît avec deux
significations différentes :
La fuite du Monde chez les grecs.
Dans la culture grecque, le Monde (Cosmos) signifie harmonie,
ordre. Ce mot désigne l'ensemble de l'Univers, régi par des lois
immuables et des équilibres intemporels. Le paganisme grec dans son
ensemble est peu enclin à la fuite du Monde et des plaisirs
d'ici-bas. Cependant, certains courants prônent une fuite du Monde :
La fuite du Monde dans la pensée juive
La vision du Monde est différente chez les Hébreux. Celui-ci est avant
tout ressenti comme dynamique, en évolution. La piété juive (ainsi les
psaumes) insiste beaucoup sur les largesses du créateur, aussi elle
est peu encline à prôner une fuite du Monde. Cependant :
La Fuga Mundi dans les évangiles et les écrits apostoliques
Les synoptiques (Marc, Matthieu, Luc) rejettent clairement le Monde. Le
``Prince de ce Monde'' n'est-il pas Satan ? Durant l'épisode de la
tentation dans le désert, le démon montre au Christ tous les royaumes
de la Terre et lui affirme : ``Tout cela est à moi''. Certes on a
relevé que Satan, qui ne parle que pour mentir, ne possède peut-être
pas tout ce qu'il affirme posséder. Toutes les richesses du Monde ne
sont rien, affirment-ils : c'est aux cieux qu'il faut se constituer un
trésor. Ce Monde-ci, pervers et trouble, étouffe le bon grain de la
Parole ou la rend stérile (Parabole du semeur). Quant aux Béatitudes,
peut-on les lire autrement que : ``Bienheureux les laissés-pour-compte
de ce Monde-ci, ils seront comblés dans l'autre'' ? Suivre Jésus
implique de le préférer à son argent, mais aussi a son père, sa mère,
ses frères et soeurs (Et nous savons combien la famille est importante
pour les Hébreux). L'ampleur du détachement exigé peut être résumée
dans cette formule scandaleuse : ``laissez les morts enterrer les
morts !''.
Néanmoins, se séparer du Monde n'implique pas de restrictions
alimentaires ou de mépris des impies, loin de là. En mangeant ``avec les
pécheurs et les publicains'', Jésus se distingue des Pharisiens ou
Esséniens. En posant des gestes comme l'accueil de Marie-Madeleine,
la demande d'eau à la Samaritaine, Jésus donne les repères d'un mode de
vie qui n'est pas celui des puritains ni des ermites.
Saint Paul semble accentuer encore la coupure d'avec le Monde : ``Ce qui est
sagesse aux yeux des hommes est folie aux yeux de Dieu'' (1 Corinthiens,
3, 19). Il condamne à plusieurs reprises ``l'esprit du Monde''.
Dans l'épître aux Galates, il nous décrit comme ``arrachés à ce
Monde actuel et mauvais'' par le Christ. De la même manière que la
Résurrection passe d'abord par l'événement négatif de la Passion, la
Rédemption du genre humain, l'entrée dans le Royaume passe d'abord par
une séparation de ce Monde.
Jean met en scène un Christ qui n'est pas de ce Monde : il vient pour
le Monde, mais le Monde est aveuglé et ne le reconnaît pas. Car ``Le Monde
entier gît au pouvoir du Mauvais''. Dans sa première épître, l'apôtre
interdit d'aimer le Monde.
Ce refus affectif du Monde n'entraîne pas nécessairement de rupture
pratique. Selon les directives de Paul, on peut manger avec les païens,
se marier (car ``Tout ce que le Seigneur a créé est bon''). Paul
critique violemment ceux qui dans les premières communautés
chrétiennes voulaient interdire de manger ou de faire l'amour. Il
recommande même à ceux qui auraient du mal à rester célibataires et
chastes de reprendre la vie commune, de peur que le Malin ne profite
de cette faille.
La lettre à Diognète
C'est donc dans les textes sacrés eux-mêmes que des chrétiens, depuis
les premiers siècles, ont pu trouver des raisons de fuir le Monde. Plutôt
que dresser un tableau historique de la Fuga Mundi, dans le monachisme comme
parmi les laïcs, lisons une lettre datée de la seconde moitié du
second siècle, et dont nous ne connaissons que le nom du destinataire,
Diognète.
[Chap 5] Car les chrétiens ne se distinguent des autres hommes ni
par le pays, ni par le langage, ni par les vêtements. Ils n'habitent
pas de villes qui leur soient propres, ils ne se servent pas de
quelque dialecte extraordinaire, leur genre de vie n'a rien de
singulier. Ce n'est pas à l'imagination ou aux rêveries d'esprits
agités que leur doctrine doit sa découverte; ils ne se font pas,
comme tant d'autres, les champions d'une doctrine humaine. Ils se
répartissent dans les cités grecques et païennes suivant le lot échu
à chacun; ils se conforment aux usages locaux pour les vêtements, la
nourriture et la manière de vivre, tout en manifestant les lois
extraordinaires et vraiment paradoxales de leur république
spirituelle. Ils résident chacun dans sa propre patrie, mais comme
des étrangers domiciliés. Ils s'acquittent de tous leurs devoirs de
citoyens et supportent toutes les charges comme les étrangers. Toute
terre étrangère leur est une patrie et toute patrie une terre
étrangère. Ils se marient comme tout le monde, ils ont des enfants
mais ils n'abandonnent pas leurs nouveaux-nés. Ils partagent tous la
même table, mais non la même couche. Ils sont dans la chair, mais ne
vivent pas selon la chair. Ils passent leur vie sur la terre, mais
sont citoyens du ciel. Ils obéissent aux lois établies et leur
manière de vivre l'emporte en perfection sur les lois.
Ils aiment tous les hommes et tous les persécutent. On les
méconnaît, on les condamne; on les tue et par là ils gagnent la vie.
Ils sont pauvres et enrichissent un grand nombre. Ils manquent de
tout et ils surabondent en toutes choses. On les méprise et dans ce
mépris ils trouvent leur gloire. On les calomnie et ils sont justifiés.
On les insulte et ils bénissent. On les outrage et ils honorent. Ne
faisant que le bien, ils sont châtiés comme des scélérats. Châtiés,
ils sont dans la joie comme s'ils naissaient à la vie. Les juifs leur
font la guerre comme à des étrangers; ils sont persécutés par les
Grecs et ceux qui les détestent ne sauraient dire la cause de leur
haine.
En un mot, ce que l'âme est dans le corps, les chrétiens le sont
dans le Monde.
Différentes lectures de l'Apocalypse
A la clé de tout cela, il y a en fait les différentes lectures qu'on
peut faire de l'Apocalypse :
Le Monde qui vient
Dans l'histoire du christianisme s'est manifestée une autre
sensibilité, très inspirée de l'Apocalypse. Dans cette vision, la
création est avant tout le champ clos du combat final du Bien et du
Mal. Babylone y désigne n'importe quelle capitale d'empire,
orgueilleuse et dépravée. Les premiers chrétiens l'identifieront avec
la Rome impériale, et plus tard Luther avec le Vatican.
Une autre vision
C'est la vision du monde exposée par St Augustin dans le
De Civitate Dei. L'instrument privilégié pour lire le Monde est la
patience, l'espérance. C'est ainsi qu'Augustin comprend la parabole du
paysan patient, (Marc 4, 26-29), dont le grain pousse la nuit comme le
jour, quoiqu'il fasse. C'est en considérant les progrès de l'économie
du salut qu'on peut voir le Royaume qui vient. Le Monde n'est pas à
mépriser ni à idolâtrer, mais à observer comme le lieu de l'histoire
du salut.
L'ouverture du christianisme aux non-juifs engendra certaines
particularités, déjà exposées dans la lettre à Diognète
pré-citée. La communauté chrétienne n'était pas dans l'empire romain,
ni en dehors de lui ; elle ne ressemblait à aucune autre organisation
économique, politique ni même religieuse (au sens où l'entendaient les
Romains) de l'époque. En effet elle se réclame d'autre chose
qu'elle-même. Communauté humaine, elle est aussi et avant tout le
corps mystique du Christ, l'instrument privilégié de la Révélation.
Dans les évangiles
Les évangiles et les écrits apostoliques proposent aussi des aspects
positifs du rapport à la création. Ainsi, on peut se réjouir car le
Royaume est déjà parmi nous (Luc 17, 21). Cette bonne nouvelle, cet
Évangile doit être annoncé à tous. ``Allez, du Monde entier faites
des disciples.'' Ce verset est une promesse avant l'ascension d'une
présence permanente du Christ dans le Monde. Et si le Christ habite le
Monde, pourquoi les chrétiens le fuiraient-ils ?
Paul engage les disciples à respecter les institutions et à payer
l'impôt (2 Corinthiens 5, 19). Le Christ, le ``nouvel Adam'', nous a
réconcilié avec le Monde dont le péché originel nous avait séparés. La
lumière de la résurrection révèle le Royaume dans le
Monde. L'Espérance chrétienne attend et trouve un Monde nouveau dans
le Monde qui passe. Or cette lumière passe par la croix.
Notre condition de péché, de souffrance physique et morale nous permet
par la croix d'apercevoir la figure du Ressuscité, qui, elle, ne
passe pas. ``Du moment que vous êtes morts avec le Christ aux éléments
du Monde, pourquoi vous plier à ses ordonnances comme si vous viviez
encore dans ce monde ? (.../...) Du moment que vous êtes ressucités
avec le Christ, recherchez les choses d'en-haut.'' (Colossiens 2,20-3,1)
A travers le Monde, c'est la figure du Christ qu'il nous faut
contempler. Ce travail quotidien, concret pour coïncider au projet de
Dieu, pour vivre les Béatitudes constitue la véritable ascèse. Cela
passe par le service, le pardon, la charité.
Voilà qui change notre rapport au Monde : il n'est plus perçu comme un
environnement hostile mais comme un Monde à féconder, à remplir de
notre joie et de notre espérance.
Le concile Vatican II
La seconde partie de la Constitution Pastorale de Vatican II,
intitulée Problèmes urgents, a un peu vielli. Le contexte a
changé, et la confiance populaire dans les miracles de la science et
de l'économie a fortement diminué. La première partie, consacrée à
l'exposé doctrinal, est de portée plus permanente. Elle comprend
quatre chapitres :
L'activité de l'homme dans l'Univers.
L'activité humaine doit correspondre au dessein de Dieu. ``Croissez et
multipliez-vous, dominez la Terre et soumettez-la'' (Genèse, chap. 1)
Les victoires du genre humain ne sont pas mauvaises : au contraire
elles sont autant de manifestations de la gloire de Dieu. Cependant,
l'autonomie de l'homme peut être entendue comme celle de la
créature ayant ses lois propres, mais pas comme l'indépendance
vis-à-vis du créateur. Car l'humanité est déformée par le péché et
c'est la Pâque qui est l'achèvement du Cosmos.
L'Eglise et le Monde
Le concile reconnaît plusieurs modes de relation de l'Eglise au Monde.
Conclusion
Entre Fuga Mundi et triomphalisme, il existe une Via Media. C'est
celle qui fut développée par la première génération de chrétiens après
la Pâque : le sentiment eschatologique diminue mais l'engagement dans
la famille, la société prend forme. Entre précarité et installation,
la position des chrétiens dans le Monde se précise.
La vocation première de l'Eglise n'est pas de soigner les malades et
nourrir les affamés, mais d'annoncer la parole du Christ. Mais cela
passe précisément par l'engagement dans les causes éducatives,
humanitaires, sociales. On ne peut prôner les Béatitudes sans lutter
contre la faim, les maladies et la misère. Il y a un certain paradoxe
dans notre rapport au Monde. Nous ne cherchons qu'à y reconnaître le
visage du Christ, mais cette quête nous pousse à en faire plus que
tous les humanistes pour l'humanité.
L'amour conjugal comme le célibat consacré sont des signes de l'amour
fécond de Dieu. Comme les autres nous travaillons, mais apporter notre
pierre à l'édifice est plus important pour nous que les motivations de
carrière, d'argent. Nous sommes contribuables, voisins, amis, membres
d'associations et tout cela nous le faisons pour la seule gloire de
Dieu.
Nous sommes totalement immergés dans le Monde, mais par notre baptême
nous participons au sacerdoce du Christ. Si moi, baptisé, j'agis mal,
je suis plus qu'un salaud : un pécheur. Un homme qui a refusé le salut
de Dieu. Indépendamment de notre volonté, nous sommes investis de la
mission divine, nous sommes le sel de la Terre.
Le Monde qui vient n'est pas un second Univers pour lequel nous
abandonnerions le premier. C'est dans ce Monde que nous prétendons que
le visible n'épuise pas le réel et que les saints ont discerné
l'empreinte du Dieu créateur. La découverte, douce ou brutale, de
Jésus en ce Monde (penser à François d'Asssise) nous fait voir la
réalité même. L'injustice, la pauvreté, la mort nous font voir la
croix, et par là nous sommes introduits au mystère pascal. La
Jéusalem spirituelle est déjà là, même si on ne l'identifie plus avec
Rome comme on le faisait auparavant.
C'est dans l'Eucharistie que notre participation à cette Jérusalem
céleste est actuelle et active. L'Eucharistie est le lieu de tangence
entre notre Monde, celui de la liberté individuelle et du rationnel et
le Monde de la grâce et de la miséricorde divine. Plus que les autres
sacrements, elle est le passage de la figure du Monde à celle du
Christ, la transfiguration du Monde à travers notre quotidien. En
elle, nous sommes saisis pas Dieu et assumés dans notre propre
temporalité. Elle est manifestation du Monde qui vient et geste du
Monde qui passe. C'est par elle que nous pouvons justifier qu'on ne peut
faire l'économie du Monde sans manquer le Royaume.
La Pierre-qui-Vire.
Novembre 1996.
rapport de Patrick Loiseleur
Article paru dans Sénevé
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