Etre du monde sans être dans le monde

Patrick Loiseleur


Rapport des enseignements de la retraite de rentrée


Introduction
Le sujet (tiré du chapitre 17 de l'Évangile de Jean) présente d'emblée plusieurs difficultés :


Nous suivrons un plan en deux parties. D'abord nous parlerons de la Fuga Mundi, cette fuite du Monde dont l'origine peut être trouvée aussi loin que dans nos saintes écritures, et qui constitue un pan entier de notre tradition. Puis nous évoquerons le Monde qui vient et ses rapports avec le monde qui passe.


Fuir le Monde
La question qui se pose à nous est : quelle est l'importance dans notre vie de la promesse eschatologique du salut ? Une autre qui lui est contiguë est celle des rapports entre l'Eglise, le Monde et le Royaume. Quel sens donner à des expression comme ``Le Royaume est déjà là'', ``Ma royauté [celle du Christ] n'est pas de ce monde'', ``Pour la gloire de Dieu et le salut du Monde'' ?
Une expression comme ``Le salut du Monde'' est ambiguë : s'agit-il d'un salut qui est donné au Monde ou qui en vient ? On peut commencer par s'interroger sur le mot même de Monde. Dans la Septante, le mot Cosmos apparaît avec deux significations différentes :


Dans l'épître de Paul aux hébreux notamment, le Cosmos, ou monde présent, est opposé à l'Aïôn, ou Monde qui vient.
D'après le R.P. Festugière, un archicube spécialiste du paganisme grec antique, l'idée chrétienne du Monde est un concept biblique qui a subi quelques déformations au contact de la pensée hellénique. C'est pourquoi, avant de considérer la Fuga Mundi chez les chrétiens, nous allons nous intéresser aux différentes fuites du monde développées dans la pensée juive et dans la Grèce antique.


La fuite du Monde chez les grecs.
Dans la culture grecque, le Monde (Cosmos) signifie harmonie, ordre. Ce mot désigne l'ensemble de l'Univers, régi par des lois immuables et des équilibres intemporels. Le paganisme grec dans son ensemble est peu enclin à la fuite du Monde et des plaisirs d'ici-bas. Cependant, certains courants prônent une fuite du Monde :


C'est ainsi qu'Augustin, dans La cité de Dieu, a pu voir dans la doctrine du néo-platonicien Porphyre une préfiguration de la vertu chrétienne.


La fuite du Monde dans la pensée juive
La vision du Monde est différente chez les Hébreux. Celui-ci est avant tout ressenti comme dynamique, en évolution. La piété juive (ainsi les psaumes) insiste beaucoup sur les largesses du créateur, aussi elle est peu encline à prôner une fuite du Monde. Cependant :


Les Esséniens, secte juive d'où est issu Jean le Baptiste et que l'on connaît mieux depuis la découverte des manuscrits de Qumran, vivaient retirés dans une vallée déserte, ils jeûnaient et pratiquaient la continence. Les constitutions précisent que les novices, en entrant à Qumran, devaient cesser tout contact avec les ``impurs'', notamment avec leurs amis et leur famille. L'influence des Esséniens sur les premiers chrétiens n'est pas clairement établie, mais on a là une expérience qui s'apparente assez à la Fuga Mundi.


La Fuga Mundi dans les évangiles et les écrits apostoliques
Les synoptiques (Marc, Matthieu, Luc) rejettent clairement le Monde. Le ``Prince de ce Monde'' n'est-il pas Satan ? Durant l'épisode de la tentation dans le désert, le démon montre au Christ tous les royaumes de la Terre et lui affirme : ``Tout cela est à moi''. Certes on a relevé que Satan, qui ne parle que pour mentir, ne possède peut-être pas tout ce qu'il affirme posséder. Toutes les richesses du Monde ne sont rien, affirment-ils : c'est aux cieux qu'il faut se constituer un trésor. Ce Monde-ci, pervers et trouble, étouffe le bon grain de la Parole ou la rend stérile (Parabole du semeur). Quant aux Béatitudes, peut-on les lire autrement que : ``Bienheureux les laissés-pour-compte de ce Monde-ci, ils seront comblés dans l'autre'' ? Suivre Jésus implique de le préférer à son argent, mais aussi a son père, sa mère, ses frères et soeurs (Et nous savons combien la famille est importante pour les Hébreux). L'ampleur du détachement exigé peut être résumée dans cette formule scandaleuse : ``laissez les morts enterrer les morts !''.
Néanmoins, se séparer du Monde n'implique pas de restrictions alimentaires ou de mépris des impies, loin de là. En mangeant ``avec les pécheurs et les publicains'', Jésus se distingue des Pharisiens ou Esséniens. En posant des gestes comme l'accueil de Marie-Madeleine, la demande d'eau à la Samaritaine, Jésus donne les repères d'un mode de vie qui n'est pas celui des puritains ni des ermites.
Saint Paul semble accentuer encore la coupure d'avec le Monde : ``Ce qui est sagesse aux yeux des hommes est folie aux yeux de Dieu'' (1 Corinthiens, 3, 19). Il condamne à plusieurs reprises ``l'esprit du Monde''. Dans l'épître aux Galates, il nous décrit comme ``arrachés à ce Monde actuel et mauvais'' par le Christ. De la même manière que la Résurrection passe d'abord par l'événement négatif de la Passion, la Rédemption du genre humain, l'entrée dans le Royaume passe d'abord par une séparation de ce Monde.
Jean met en scène un Christ qui n'est pas de ce Monde : il vient pour le Monde, mais le Monde est aveuglé et ne le reconnaît pas. Car ``Le Monde entier gît au pouvoir du Mauvais''. Dans sa première épître, l'apôtre interdit d'aimer le Monde.
Ce refus affectif du Monde n'entraîne pas nécessairement de rupture pratique. Selon les directives de Paul, on peut manger avec les païens, se marier (car ``Tout ce que le Seigneur a créé est bon''). Paul critique violemment ceux qui dans les premières communautés chrétiennes voulaient interdire de manger ou de faire l'amour. Il recommande même à ceux qui auraient du mal à rester célibataires et chastes de reprendre la vie commune, de peur que le Malin ne profite de cette faille.


La lettre à Diognète
C'est donc dans les textes sacrés eux-mêmes que des chrétiens, depuis les premiers siècles, ont pu trouver des raisons de fuir le Monde. Plutôt que dresser un tableau historique de la Fuga Mundi, dans le monachisme comme parmi les laïcs, lisons une lettre datée de la seconde moitié du second siècle, et dont nous ne connaissons que le nom du destinataire, Diognète.



[Chap 5] Car les chrétiens ne se distinguent des autres hommes ni par le pays, ni par le langage, ni par les vêtements. Ils n'habitent pas de villes qui leur soient propres, ils ne se servent pas de quelque dialecte extraordinaire, leur genre de vie n'a rien de singulier. Ce n'est pas à l'imagination ou aux rêveries d'esprits agités que leur doctrine doit sa découverte; ils ne se font pas, comme tant d'autres, les champions d'une doctrine humaine. Ils se répartissent dans les cités grecques et païennes suivant le lot échu à chacun; ils se conforment aux usages locaux pour les vêtements, la nourriture et la manière de vivre, tout en manifestant les lois extraordinaires et vraiment paradoxales de leur république spirituelle. Ils résident chacun dans sa propre patrie, mais comme des étrangers domiciliés. Ils s'acquittent de tous leurs devoirs de citoyens et supportent toutes les charges comme les étrangers. Toute terre étrangère leur est une patrie et toute patrie une terre étrangère. Ils se marient comme tout le monde, ils ont des enfants mais ils n'abandonnent pas leurs nouveaux-nés. Ils partagent tous la même table, mais non la même couche. Ils sont dans la chair, mais ne vivent pas selon la chair. Ils passent leur vie sur la terre, mais sont citoyens du ciel. Ils obéissent aux lois établies et leur manière de vivre l'emporte en perfection sur les lois. Ils aiment tous les hommes et tous les persécutent. On les méconnaît, on les condamne; on les tue et par là ils gagnent la vie. Ils sont pauvres et enrichissent un grand nombre. Ils manquent de tout et ils surabondent en toutes choses. On les méprise et dans ce mépris ils trouvent leur gloire. On les calomnie et ils sont justifiés. On les insulte et ils bénissent. On les outrage et ils honorent. Ne faisant que le bien, ils sont châtiés comme des scélérats. Châtiés, ils sont dans la joie comme s'ils naissaient à la vie. Les juifs leur font la guerre comme à des étrangers; ils sont persécutés par les Grecs et ceux qui les détestent ne sauraient dire la cause de leur haine. En un mot, ce que l'âme est dans le corps, les chrétiens le sont dans le Monde.


Différentes lectures de l'Apocalypse
A la clé de tout cela, il y a en fait les différentes lectures qu'on peut faire de l'Apocalypse :


Pour conclure sur la Fuga Mundi, on peut se poser la question suivante : qu'y avait-il donc dans le Monde qui méritait que le Christ vienne le sauver ? Fuir le Monde sans mesure et sans discernement, c'est méconnaître les signes messianiques dont il est porteur. Notre Monde est marqué du Royaume.


Le Monde qui vient
Dans l'histoire du christianisme s'est manifestée une autre sensibilité, très inspirée de l'Apocalypse. Dans cette vision, la création est avant tout le champ clos du combat final du Bien et du Mal. Babylone y désigne n'importe quelle capitale d'empire, orgueilleuse et dépravée. Les premiers chrétiens l'identifieront avec la Rome impériale, et plus tard Luther avec le Vatican.


Une autre vision
C'est la vision du monde exposée par St Augustin dans le De Civitate Dei. L'instrument privilégié pour lire le Monde est la patience, l'espérance. C'est ainsi qu'Augustin comprend la parabole du paysan patient, (Marc 4, 26-29), dont le grain pousse la nuit comme le jour, quoiqu'il fasse. C'est en considérant les progrès de l'économie du salut qu'on peut voir le Royaume qui vient. Le Monde n'est pas à mépriser ni à idolâtrer, mais à observer comme le lieu de l'histoire du salut.
L'ouverture du christianisme aux non-juifs engendra certaines particularités, déjà exposées dans la lettre à Diognète pré-citée. La communauté chrétienne n'était pas dans l'empire romain, ni en dehors de lui ; elle ne ressemblait à aucune autre organisation économique, politique ni même religieuse (au sens où l'entendaient les Romains) de l'époque. En effet elle se réclame d'autre chose qu'elle-même. Communauté humaine, elle est aussi et avant tout le corps mystique du Christ, l'instrument privilégié de la Révélation.


Dans les évangiles
Les évangiles et les écrits apostoliques proposent aussi des aspects positifs du rapport à la création. Ainsi, on peut se réjouir car le Royaume est déjà parmi nous (Luc 17, 21). Cette bonne nouvelle, cet Évangile doit être annoncé à tous. ``Allez, du Monde entier faites des disciples.'' Ce verset est une promesse avant l'ascension d'une présence permanente du Christ dans le Monde. Et si le Christ habite le Monde, pourquoi les chrétiens le fuiraient-ils ?
Paul engage les disciples à respecter les institutions et à payer l'impôt (2 Corinthiens 5, 19). Le Christ, le ``nouvel Adam'', nous a réconcilié avec le Monde dont le péché originel nous avait séparés. La lumière de la résurrection révèle le Royaume dans le Monde. L'Espérance chrétienne attend et trouve un Monde nouveau dans le Monde qui passe. Or cette lumière passe par la croix. Notre condition de péché, de souffrance physique et morale nous permet par la croix d'apercevoir la figure du Ressuscité, qui, elle, ne passe pas. ``Du moment que vous êtes morts avec le Christ aux éléments du Monde, pourquoi vous plier à ses ordonnances comme si vous viviez encore dans ce monde ? (.../...) Du moment que vous êtes ressucités avec le Christ, recherchez les choses d'en-haut.'' (Colossiens 2,20-3,1)


A travers le Monde, c'est la figure du Christ qu'il nous faut contempler. Ce travail quotidien, concret pour coïncider au projet de Dieu, pour vivre les Béatitudes constitue la véritable ascèse. Cela passe par le service, le pardon, la charité.
Voilà qui change notre rapport au Monde : il n'est plus perçu comme un environnement hostile mais comme un Monde à féconder, à remplir de notre joie et de notre espérance.


Le concile Vatican II
La seconde partie de la Constitution Pastorale de Vatican II, intitulée Problèmes urgents, a un peu vielli. Le contexte a changé, et la confiance populaire dans les miracles de la science et de l'économie a fortement diminué. La première partie, consacrée à l'exposé doctrinal, est de portée plus permanente. Elle comprend quatre chapitres :


Détaillons un peu les chapitres 3 et 4.


L'activité de l'homme dans l'Univers.
L'activité humaine doit correspondre au dessein de Dieu. ``Croissez et multipliez-vous, dominez la Terre et soumettez-la'' (Genèse, chap. 1) Les victoires du genre humain ne sont pas mauvaises : au contraire elles sont autant de manifestations de la gloire de Dieu. Cependant, l'autonomie de l'homme peut être entendue comme celle de la créature ayant ses lois propres, mais pas comme l'indépendance vis-à-vis du créateur. Car l'humanité est déformée par le péché et c'est la Pâque qui est l'achèvement du Cosmos.


L'Eglise et le Monde
Le concile reconnaît plusieurs modes de relation de l'Eglise au Monde.


Sans trop s'étendre sur le concile, on pourra dire qu'il était plein d'intuitions fortes et de phrases naïves concernant le rapport des chrétiens au monde moderne. Il prend place dans une époque de triomphalisme missionnaire, tendant à considérer qu'il n'y a pas de monde profane, que les chrétiens sont dans le Monde comme le ferment dans la pâte et que leur rapport aux autres hommes n'a rien de problématique.


Conclusion
Entre Fuga Mundi et triomphalisme, il existe une Via Media. C'est celle qui fut développée par la première génération de chrétiens après la Pâque : le sentiment eschatologique diminue mais l'engagement dans la famille, la société prend forme. Entre précarité et installation, la position des chrétiens dans le Monde se précise.
La vocation première de l'Eglise n'est pas de soigner les malades et nourrir les affamés, mais d'annoncer la parole du Christ. Mais cela passe précisément par l'engagement dans les causes éducatives, humanitaires, sociales. On ne peut prôner les Béatitudes sans lutter contre la faim, les maladies et la misère. Il y a un certain paradoxe dans notre rapport au Monde. Nous ne cherchons qu'à y reconnaître le visage du Christ, mais cette quête nous pousse à en faire plus que tous les humanistes pour l'humanité.
L'amour conjugal comme le célibat consacré sont des signes de l'amour fécond de Dieu. Comme les autres nous travaillons, mais apporter notre pierre à l'édifice est plus important pour nous que les motivations de carrière, d'argent. Nous sommes contribuables, voisins, amis, membres d'associations et tout cela nous le faisons pour la seule gloire de Dieu.
Nous sommes totalement immergés dans le Monde, mais par notre baptême nous participons au sacerdoce du Christ. Si moi, baptisé, j'agis mal, je suis plus qu'un salaud : un pécheur. Un homme qui a refusé le salut de Dieu. Indépendamment de notre volonté, nous sommes investis de la mission divine, nous sommes le sel de la Terre.
Le Monde qui vient n'est pas un second Univers pour lequel nous abandonnerions le premier. C'est dans ce Monde que nous prétendons que le visible n'épuise pas le réel et que les saints ont discerné l'empreinte du Dieu créateur. La découverte, douce ou brutale, de Jésus en ce Monde (penser à François d'Asssise) nous fait voir la réalité même. L'injustice, la pauvreté, la mort nous font voir la croix, et par là nous sommes introduits au mystère pascal. La Jéusalem spirituelle est déjà là, même si on ne l'identifie plus avec Rome comme on le faisait auparavant.
C'est dans l'Eucharistie que notre participation à cette Jérusalem céleste est actuelle et active. L'Eucharistie est le lieu de tangence entre notre Monde, celui de la liberté individuelle et du rationnel et le Monde de la grâce et de la miséricorde divine. Plus que les autres sacrements, elle est le passage de la figure du Monde à celle du Christ, la transfiguration du Monde à travers notre quotidien. En elle, nous sommes saisis pas Dieu et assumés dans notre propre temporalité. Elle est manifestation du Monde qui vient et geste du Monde qui passe. C'est par elle que nous pouvons justifier qu'on ne peut faire l'économie du Monde sans manquer le Royaume.



La Pierre-qui-Vire.
Novembre 1996.
rapport de Patrick Loiseleur

P.L.


Article paru dans Sénevé


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