"La multitude des croyants n'avaient qu'un seul coeur et qu'une seule âme. Personne n'appelait sien ce qu'il possédait : ils mettaient tout en commun. Avec beaucoup d'énergie, les Apôtres rendaient témoignage à la Résurrection du Seigneur Jésus ; une imm ense grâce était sur eux tous. Il n'y avait pas d'indigents parmi eux; ceux qui possédaient des terres ou des maisons les vendaient et venaient en déposer le prix aux pieds des Apôtres ; puis on le distribuait à chacun selon ses besoins."
Actes IV, 32-35
Dans les Actes des Apôtres, saint Luc décrit la première communauté
d'hommes et de femmes baptisés au Nom du Messie Jésus, à Jérusalem, en
des termes qui donneront aux siècles chrétiens ultérieurs la nostalgie
de la "Primitive Église" ; mais cette apparente utopie n'invite pas à
un retour stérile sur le passé ; loin d'idéaliser le noyau chrétien
originel, ce passage est presque immédiatement suivi de l'histoire de
Saphir et d'Ananie, qui voulurent tromper les Apôtres en feignant
d'apporter tous leurs biens à la communauté, alors qu'ils s'en
réservaient secrètement une partie : le propos de l'historien sacré
n'est donc pas d'imaginer une chimérique société parfaite, mais de
signifier à ses lecteurs une réalité essentielle à la vie
spirituelle. C'est pourquoi ce texte s'est montré fécond au fil des
âges, inspirant notamment la Règle de saint Augustin. En suivant
l'évêque d'Anaba, qui a médité ces quelques versets tout au long de sa
vie, nous pourrons peut-être apercevoir en quoi la dépossession
communautaire est inhérente à la vie chrétienne1.
Saint Augustin voit d'abord dans ce collectivisme un trait typiquement
juif ; en effet, seuls les Saints de Jérusalem, les membres du Peuple
aimé de Dieu qui ont reconnu Jésus Ressuscité pour le Messie de la
promesse, étaient assez près du Seigneur, assez prêts à accueillir la
Bonne Nouvelle, d'avance assez pétris par la Parole pour se laisser
aussi follement convertir et répondre avec tant de hardiesse à la
proposition de foi transmise par les Apôtres. Qui aurait pu épouser
aussi radicalement la pauvreté
que la maison de Jacob, avec qui le Dieu jaloux avait fait alliance
pour la suite des âges, Israël, qui est pour Dieu un premier-né, la
semence charnelle d'Abraham, parmi laquelle Dieu voulut être compté,
jusqu'à s'y préparer le sein qui l'offrirait au monde ? C'est sur la
foi des pauvres de Jérusalem que s'est bâti le somptueux édifice de
l'Église universelle, ainsi que l'écrit saint Paul dans la seconde
lettre aux Corinthiens, quand il remercie les chrétiens des nations du
soutien financier accordé à la communauté germinale 2(II Co VIII,
14) : "Votre abondancesubviendra à leur indigence, pour qu'à son
tour leur superflu3 pourvoie à vos besoins. Et ainsi
l'égalité4 régnera."
À chacun selon ses besoins.
La pauvreté communautaire que saint Augustin prescrit aux religieux
trouve sa source dans cette conception élitiste : une partie des
chrétiens est appelée à vivre de manière plus intense la charité
fraternelle pour enrichir toute l'Église de la force de son amour.
La dépossession personnelle et la mise en commun des biens est en
effet considérée comme un moyen d'exprimer et de renforcer l'amour
mutuel ; elle n'a de sens que parce qu'elle est inspirée par l'amour ;
cette pauvreté volontaire5 est si radicale que
la Règle de saint Augustin demande de ne rien regarder comme sien, jusqu'au vêtement porté, jusqu'à la nourriture reçue. Comme la répartition n'est pas égalitaire, que la subsistance est accordée selon les besoins de chacun, et les tâches distribuées suivant les possibilités, la règle apostolique6 exige du chef de la communauté une attention de tous les instants à chacun de ses frères ; celui qui dispose des biens de tous devient ainsi véritablement le serviteur des serviteurs de Dieu, d'autant qu
e les biens matériels, dont la gestion est fort lourde, sont ressentis
comme une charge7. Ils représentent un fardeau de manière
générale, car saint Augustin voit dans la propriété individuelle en
elle-même un facteur d'égoïsme, et dans l'appropriation8
personnelle une conséquence du péché originel qui sépare les hommes
entre eux et l'humanité de Dieu. La dépossession volontaire est donc
le fruit de la grâce, le signe de la conversion, le moyen de se
laisser rapprocher et remplir par Dieu. Le renoncement à la propriété
individuelle est à ce titre plus déterminant pour définir le"
serviteur de Dieu", le religieux, que l'abstinence sexuelle qui peut
être vécue hors d'une communauté de frères ou de soeurs. Partager tout,
et sa vie, avec ceux qu'on aime, voilà par contre le véritable
tremplin vers la prière et la contemplation du Dieu-Amour.
Un seul coeur et une seule âme.
En ce sens, la désappropriation spontanée, sous l'effet de la grâce,
est l'affaire de tout chrétien et non de quelques personnes choisies
goûtant dans la retraite une société d'exception9. C'est ce
qu'avaient compris les communautés de Corinthe et de Macédoine, qui
portèrent généreusement leurs devises aux Apôtres ; saint Luc note lui
aussi que le prix des biens vendus était remis aux Apôtres, ce qui
souligne la dimension ecclésiale de l'aumône. L'appauvrissement
volontaire est constitutif de l'Église, il est une affaire commune à
tous les chrétiens, un bien commun à toute la communauté croyante.
C'est qu'en effet les fidèles n'ont plus qu'un coeur et qu'une âme
"tendus vers Dieu", "animam unam et cor unum in Deum", comme
dit l'Africain, à la différence de ses contemporains qui préfèrent
écrire "in Deo", "logés en Dieu" ; l'unité de chaque personne, l'unité de la communauté s'accomplit dans le mouvement d'amour qui entraîne chaque croyant vers son Seigneur, de sorte que cet amoureux dynamisme engendre une nouvelle forme de communauté : les chrétiens possèdent, à la lettre, une seule
âme, un seul coeur en commun ; leur être même, et non plus seulement leur avoir, est devenu propriété commune. Saint Augustin emploie pour cela des expressions très choquantes pour notre sensibilité : "Ton âme n'est pas à toi mais à tous tes frères, et
leurs âmes sont aussi tiennes, ou plutôt, leurs âmes avec la tienne ne
sont pas plusieurs âmes, mais c'est une seule âme, l'âme unique du
Christ." Certes, le lien d'Église est si fort qu'il récuse jusqu'aux
possessions affectives, aux appropriations familiales : si ma mère
n'est pas seulement ma mère mais la fille de l'Église, la soeur de tout
baptisé, c'est parce que Christ aussi nous a donné sa mère au moment
de tout donner ; mais Il nous a encore donné son être propre, pour que
nous soyons un, le coeur uni et pacifié, réunis par la charité en une
seule âme, tous et chacun temple de Dieu. La dépossession du bien
privé n'est alors qu'une manière d'exprimer l'attachement à ce qui est
commun, l'unité de coeur; or, notre unité, c'est le Christ, la Tête du
corps qui est l'Église ; le Trésor commun des croyants, c'est le
Christ : "vous connaissez la grâce que notre Seigneur Jésus Christ
vous a faite. De riche qu'il était, il s'est fait pauvre pour vous,
afin de vous enrichir par sa pauvreté." (II Co VIII, 9)
Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement.
Ordonné prêtre de force, évêque contre son gré pour la plus grande
gloire de Dieu et le salut de ses frères, Augustin cherche à remplir
au mieux sa charge pastorale sans sacrifier la vie spirituelle et son
fondement, la charité fraternelle : il organise donc son clergé en
communauté de vie, fondant une sorte de monastère au sein même de
l'évêché. Le successeur des Apôtres peut alors réaliser plus
complètement le programme de saint Luc : "Avec beaucoup d'énergie,
les Apôtres rendaient témoignage à la Résurrection du Seigneur
Jésus." Au coeur de la vie fraternelle se trouve la mission, c'est là
qu'est puisée la force nécessaire à l'annonce de la Bonne Nouvelle, ou
plutôt c'est la grâce de l'amour mutuel qui ne peut se laisser
enfermer par une clôture, fait éclater les barrières entre les hommes,
irrépressiblement, et pousse la communauté à s'ouvrir à d'autres
frères : aucun de ceux qui ont reçu la grâce de se donner ne peut se
contenter d'une société partielle, même sainte, de sorte que chacun
veut se donner plus complètement, en transmettant aux autres la grâce
reçue10. Pour partager l'Amour libérateur, il faut ouvrir à
d'autres son trésor et leur proposer la foi, leur annoncer en Église
le Christ Ressuscité.
Ainsi s'accomplit la parole du Seigneur : "Celui qui a soif, qu'il
vienne à moi et qu'il boive, celui qui croit en moi ; et comme il est
écrit, de son sein jailliront des fleuves d'eau vive."(Jean VII,
37-38) Jésus parlait de l'Esprit Saint, de Son Esprit donné aux
croyants, devenus fontaines en puisant à la Source. De fait, c'est
après la Pentecôte qu'est née la communauté de Jérusalem, et le
dépouillement matériel prend de ce point de vue une nouvelle
signification spirituelle : la richesse insondable de Dieu
généreusement accordée à son Église, le Don que Dieu fait de lui-même,
c'est l'Esprit du Christ ; or le vent souffle où il veut, l'Esprit est
par essence Celui qu'on ne peut renfermer dans des coffres-forts ou
mettre au secret dans son coeur ; vouloir le garder pour soi, c'est le
perdre, le donner, c'est le recevoir toujours plus11 ; bien
inépuisable de tous les chrétiens, Il est aussi leur essentielle
dépossession.
"L'immense grâce (qui) était sur eux tous", le Saint Esprit de Dieu,
Celui qui remet les péchés, a pour effet la fin des égoïsmes
personnels et collectifs ; c'est Lui qui incite à la dépossession et
permet l'étonnant communisme spirituel décrit par saint Luc, tout en
insufflant à l'Église la force de la mission. Au couvert d'une telle
grâce, le Peuple chrétien s'écrie dans la joie du Don : "Qu'as-tu
que tu n'aies reçu ?", emporté dans le mouvement d'amour de la
Trinité, puisque alors, par l' Esprit, nous sommes un comme sont un
le Père et le Fils.
Dieu sera tout en tous.
Un seul Esprit,
un seul Seigneur
une seule Foi,
un seul Baptême,
un seul Dieu et Père de tous.
L' "inventaire" de la fortune incalculable possédée en commun par tous
les chrétiens met en lumière la richesse du croyant dépossédé de tout
: Dieu est le seul bien qui se partage équitablement, puisqu'Il ne se
partage pas et se donne tout entier à chacun, puisqu'en Le recevant on
n'appauvrit personne et qu'Il est inépuisable, à la différence des
biens terrestres, limités, nombrables.
Nous avons vu ces gens vivant dans l'unité ! Nous avons entendu cette
annonce de paix ! Nous avons éprouvé la joie de la Cité ! La Parole de
Dieu écrite par saint Luc a tout l'air d'une utopie, parce qu'elle n'a
pas sa place en l'ordre de ce monde, parce que les efforts des hommes
ne l'atteindront jamais ; le Seigneur est seul, dans sa grâce, à
pouvoir nous préparer ces biens que l'oeil n'a pas vu, que l'oreille
n'a pas entendu, qui ne sont pas montés au coeur de l'homme ; la
Jérusalem nouvelle descend du Ciel, elle ne monte pas de la terre,
elle est réellement la Cité bâtie et offerte par Dieu. Si l'Église
nous semble assez souvent différente de la société peinte par saint
Luc, c'est que le salut accompli en Christ est encore caché au Ciel
avec Lui, et ne se manifestera dans la pleine lumière qu'à la fin des
temps : l'histoire des hommes laisse paraître les étincelles du feu
qui la consume discrètement, et percer la splendeur de la Ville
apprêtée dans les Cieux. Ainsi, le texte des Actes prend valeur de
promesse eschatologique : il ne cherche pas à éveiller la nostalgie
d'un lointain passé, où "c'était le bon temps", où "tout allait
mieux", mais il appelle l'espérance des chrétiens et leur enjoint de
s'ouvrir toujours plus à la grâce qui travaille maintenant l'Église,
pour que s'accomplisse le Royaume. Cette espérance s'enracine au Ciel
dès aujourd'hui, puisque la Nourriture commune, l'Eucharistie, réunit
les chrétiens dans le Corps du Ressuscité, "comme les grains sur les
collines viennent se fondre au même pain"12, et leur donne part
au même Esprit. Comme le baptême est le sacrement qui fonde l'unité du
Peuple de Dieu, l'Eucharistie est donc la divine Promesse de cette
unité13.
Quand l'Assemblée des Saints, parfaitement unie par l'Esprit du
Christ, chantera sans fin le Dieu Vivant dans la Cité renouvelée,
inouïe, alors sera comblée l'espérance ouverte par le récit des Actes
: en ce sens, la première communauté de Jérusalem est un lieu
eschatologique, où l'on a pu palper la promesse, tout comme le
monastère augustinien, où les frères unis n'ont qu'une seule âme et un
seul coeur "in laudes Dei", pour la louange de Dieu.
Article paru dans Sénevé
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