La foi, ça creuse...
Heureux les pauvres, maudite la pauvreté ! La phrase inaugurale du discours que, par tradition, nous nommons "les béatitudes" (Mt 5, 3-11 ; Lc 6, 20-23), sonne à première écoute comme une provocation, surtout dans sa version lucanienne : la pauvreté qui appelle la béatitude semble ne pas devoir être comprise en un sens purement spirituel, comme le premier évangile pourrait le laisser entendre2 . On ne peut pas, cependant, lire la lettre du texte comme l'apologie d'une situation sociale dont le maintien assurerait la puissance de l'Eglise ou la possibilité, pour un nombre limité de fidèles, de vivre selon la justice -aux riches la jouissance des biens de ce monde, aux pauvres la rétribution de leurs souffrances et de leur patience dans l'autre monde ! Quel sens donner à la pauvreté dont parle Jésus sans édulcorer la force dérangeante de sa parole et sans pour autant y entendre une exhortation insupportable par son mépris de la réalité humaine ? C'est la seconde partie de la béatitude qui doit en orienter l'intelligence : seule la perspective du Royaume permet de saisir ce que veut dire être pauvre et en quoi l'on peut s'en réjouir. "Heureux, vous les pauvres, car le Royaume de Dieu est à vous" (Lc 6, 20).
Nous rappelons ici la lecture de Mt 19, 21-24, l'épisode dit du "jeune homme riche", proposée par le père Armogathe au cours d'une homélie 3 : on a tendance à penser que, s'il est "plus facile à un chameau de passer par un trou d'aiguille qu'à un riche d'entrer dans le Royaume des cieux" (Mt 19, 24), c'est qu'un pauvre doit y accéder plus aisément qu'un riche, déduction que semble corroborer la première béatitude. En fait, ce que le récit permet de saisir, c'est que l'entrée dans le Royaume n'est pas affaire de mérite mais, avant tout, grâce de Dieu, par la puissance et l'amour duquel nous sommes sauvés. Le juif pieux sait très bien, en effet, qu'il est plus facile à un riche qu'à un pauvre de pratiquer la justice, d'observer les prescritions rituelles ; d'où la stupéfaction des disciples et leur question : "Qui donc peut être sauvé", si même un riche ne peut être assuré du salut ?
Une chose est donc claire, la pauvreté ne garantit pas ipso facto une place dans les Cieux ; le discours social de l'Eglise à l'égard des pauvres serait, dans le cas contraire, une continuelle hypocrisie puisqu'encourageant à combattre un mal utile, par ailleurs, sur le plan du Salut ; judaïsme et christianisme accompliraient bien la morale d'esclave, affirmant "les misérables seuls sont les bons, les pauvres, les impuissants, les hommes bas seuls sont les bons, les souffrants, les nécessiteux, les malades, les difformes sont aussi les seuls pieux, les seuls bénis des dieux, pour eux seuls il y a félicité (...)" 4 La pauvreté comme situation sociale de dénuement n'est acceptable ni par ceux qui en souffrent ni par les autres, elle est malheur et souffrance. Proclamer les merveilles d'un Dieu qui "comble de biens les affamés" (Lc 1, 53) à celui qui a faim sans l'avoir auparavant nourri, c'est lui faire insulte ou se comporter en cynique. L'attente du Règne messianique est, pour l'homme désireux de s'y préparer, la vie selon la justice, crainte du Seigneur et souci pour le prochain comme pour soi-même. Si notre vie sur terre n'est pas vaine, si la création nous a été confiée pour que nous collaborions à l'oeuvre de Dieu-et c'est ce que nous croyons- il n'est pas vain non plus de travailler à rendre meilleur ce monde parce que c'est en ce monde que nous sont données les prémices du Royaume.
Le refus chrétien de la pauvreté s'inscrit donc dans la continuité de la piété juive qui est éthique, effort vers la justice comme accomplissement de notre humanité en réponse à notre vocation. Mais l'attention portée au pauvre et la figure même du pauvre prennent une dimension nouvelle avec cette parole du Christ concernant le Jugement dernier : "j'ai eu faim et vous m'avez donné à manger, j'ai eu soif et vous m'avez donné à boire, j'étais un étranger et vous m'avez accueilli, nu et vous m'avez vêtu, malade et vous m'avez visité, prisonnier et vous êtes venus me voir" (Mt 25, 35-36). Voir dans le pauvre le visage du Christ ne consiste pas à se donner un moyen d'agir plus facilement en faveur de l'autre : si je ne le fais pas pour untel ou untel, du moins le ferai-je pour le Christ -l'autre n'est plus, dans ce cas, terme d'une relation mais simple moyen pour mon salut personnel. Le pauvre nous présente phénoménologiquement un visage du Christ, mais le Christ nous dit ce que signifie être pauvre et, par là, rend compréhensible le désir de se faire pauvre. Nous pouvons alors laisser la parole pro-vocatrice résonner en nous, nous appeler à une plus grande proximité de Dieu et du Royaume : heureux les pauvres, heureux ceux dont le manque est le creux où s'enracine le don de Dieu.
Recevoir et remettre Jésus-Christ nous montre qui est le Pauvre : tout ce qu'il a, il l'a reçu du Père et il ne donne en plénitude que parce que le Père lui a tout confié : "J'ai pouvoir de donner [ma vie] et j'ai pouvoir de la reprendre ; tel est le commandement que j'ai reçu de mon Père" (Jn 10, 18) ; "Mon Père, quant à ce qu'il m'a donné, est plus grand que tous. Nul ne peut rien arracher de la main du Père" (Jn 10, 29) ; "Je leur ai donné la gloire que tu m'as donnée..." (Jn 17, 22). Le pauvre, c'est celui qui n'a rien en propre ; être pauvre, c'est savoir que tout nous est donné. La pauvreté du Christ sur la croix est extrême : "Lui, de condition divine, ne retint pas jalousement le rang qui l'égalait à Dieu. Mais il s'anéantit (ekenôsen) lui-même..." (Ph 2, 6-7). Jésus accomplit le mouvement de dépouillement commencé avec l'Incarnation lorsqu'il remet son esprit entre les mains du Père (cf. Lc 23, 46). Sa vie et sa mort n'ont cessé de rendre gloire à Dieu. Nous ne pouvons pas donner notre vie comme l'a fait le Christ, seul à pouvoir se donner totalement ; en revanche, il nous fait comprendre que notre attitude consiste à remettre devant le Père ce qu'il nous a confié pour que nous le fassions fructifier. Autrement dit, l'homme doit être conscient qu'il ne possède pas le monde mais qu'il en est responsable : de tout ce que Dieu lui donne, il a à répondre, biens matériels, facultés intellectuelles et artistiques, qualités personnelles, biens spirituels et, par-dessus tout, son prochain. Il peut alors réconcilier la pauvreté et la richesse, qu'elles soient d'ordre matériel ou spirituel, et dépasser cette opposition première en considérant tout bien comme don de Dieu voué à être sanctifié dès lors qu'il est mis au service d'une plus grande gloire de Dieu.
En manque de Dieu L'exemple du Christ nous reconduit ainsi au pauvre dont les manques concrets nous renvoient à nos propres manques. Le pauvre, parce qu'affamé, accueille tout ce qui lui viendra d'un autre. En lui, la faim creuse une place susceptible d'être comblée par davantage que par du pain -d'être nourrie par l'autre. Dieu aime l'homme au point qu'il se donne concrètement en nourriture. Tendre vers la pauvreté, c'est laisser à Dieu l'espace que lui seul pourra combler. La faim sous-tend la pauvreté, mais c'est Dieu même qui peut faire grandir cette faim, ce désir. "La grâce comble, mais elle ne peut entrer que là où il y a un vide pour la recevoir, et c'est elle qui fait ce vide."5
Jusqu'à présent, la vertu de la pauvreté s'est avérée essentiellement spirituelle. Que dire alors de la pauvreté choisie par certains chrétiens ? Elle diffère de celle que subissent les plus démunis parce qu'elle est le prolongement de la pauvreté spirituelle comprise comme telle. C'est uniquement à ce titre qu'elle a un sens et qu'elle devient acceptable. Pourquoi jeûner, pourquoi se priver, tant soit peu, de ce qui nous semble nécessaire, si ce n'est pour éprouver en notre corps la pauvreté qui est la nôtre devant Dieu. Une telle épreuve, si elle est souffrance, n'est pas pour autant autoflagellation, elle prend en compte l'humanité dans toutes ses dimensions. L'acceptation de la condition humaine et de ses limites, telle est l'humilité qui mène à la pauvreté.
"Donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour" : quand nous disons cette prière que Jésus-Christ nous a apprise, nous nous affirmons pauvres devant Dieu. Que cette prière nous apprenne à ouvrir les mains pour recevoir les dons du Père. Que nos mains ouvertes expriment notre disponibilité à Dieu, c'est-à-dire notre volonté d'être décentrés par rapport à nous-mêmes, d'être orientés selon son Amour. "Chacun doit penser qu'il progressera d'autant plus en toutes choses spirituelles qu'il sortira de son avoir, de son vouloir et de ses intérêts propres" (S. Ignace de Loyola).
Le Royaume de Dieu est déjà parmi nous ; heureux sommes-nous si nous savons voir Dieu en toutes choses.
Article paru dans Sénevé
Retour à la page principale