Poverello

Marie Langlais, avec l'aide généreuse et très patiente d'Aude Chauty et de Jean-Noël Isaia. Merci!



Saint François d'Assise est à mes yeux trop peu impartiaux le meilleur exemple de vie pauvre et joyeuse. C'est pourquoi j'ai voulu suivre simplement son itinéraire, pas tant pour comprendre que pour montrer ce que la pauvreté peut faire d' une vie. Puisque c'est d'une vie qu'il s'agit, de son déroulement et de son approfondissement, qu'on ne cherche pas ici autre chose qu'un plan chronologique et narratif. Et qu'on considère que je ne traite pas de la pauvreté mais que je raconte un homme qui l'a aimée plus que tout autre chose.





Lorsque nous voyons François sortir des incertitudes de la légende, c'est un adulte déjà, riche assurément, et que les ambitions déçues ont bouleversé. ``Délaissant les serviteurs pour suivre le Maître'', comme un songe l'y a encouragé, il cherche à discerner la volonté de Dieu sur lui. Sa première expérience de pauvreté matérielle est très hésitante encore, comme inaccomplie; il est alors en train de se convertir - car sa conversion n'a pas la brutalité d'un événement unique et définitif; c'est un long apprentissage de plusieurs années, pleines d'un désir qui cherche son objet. La pauvreté apparaît alors chez lui comme un défi, un caprice.



La Légende des Trois Compagnons rapporte:




Il suffit de souligner dans ce passage à quel point le désir de pauvreté est mêlé d'un désir d'héroïsme, d'un excès dans le geste, qu'il soit celui de l'aumône -''une générosité si magnifique'' marque assez le caractère spectaculaire de l'épisode -ou celui du dépouillement: l'échange des vêtements n'est certes pas destiné à être visible. Mais on devine le plaisir du fou qui se sait fou; conscient du manque de mesure de son attitude, il en jouit. Le caractère temporaire de l'expérience, le goût sensible de la dissimulation, un certain esprit d'aventure -serai-je reconnu? serai-je bon acteur? -la coquetterie qui consiste à parler en francais, etc... sont autant de signes qui témoignent d'une pauvreté bien réelle, mais bornée dans sa dimension spirituelle par une recherche de soi. Le François d'alors est celui qui voulait hier encore être chevalier; l'héroisme en tout -celui qui est excessif et le montre -lui dicte son comportement.1 Il semble à ce titre particulièrement significatif que ce ne soit que le chapitre suivant que le(s) auteur(s) et intitule(nt): ``Comment, à la rencontre des lépreux, il commença à se vaincre lui-même et à goûter de la douceur dans les choses qui auparavant lui étaient amères.''
La pauvreté-spectacle qu'inspire une générosité sincère mais encore consciente d'elle-même est antérieure à cette victoire sur soi qui est le renoncement à son goût propre. Si saint François est le saint de la mesure, de la courtoisie et du bon goût, ce n'est qu'après avoir été l'homme de l'excès éblouissant.



Le dépouillement définitif et radical, pour revêtir ``la livrée de Dame Pauvreté'' a bel et bien lieu quelques temps après, d'une facon qui surprit, j'aime à le croire, saint François lui-même. La Legenda Minor explique:




On retrouve ici le François décrit plus haut, qui goûte le spectaculaire; l'auteur lui adresse même un éloge assez paradoxal si on considère qu'à force d'insister sur une spontanéité -''sans attendre un moment''- qui évoque plus la détermination que la simplicité - il souligne en même temps combien François suit sa volonté propre; celui qui chantera la sainte obéissance, qui se montrera si sévère envers les frères qui ne la respectent pas scrupuleusement, agit ``sans attendre un ordre''. Si la scène de ce dépouillement a de l'intérêt, pour qui suit l'itinéraire de Saint François vers la parfaite pauvreté, c'est pour sa conclusion, absente de la Legenda Minor, mais bien connue et rapportée par Thomas de Celano dans sa Vita Prima :



Nous touchons ici à l'une des intuitions les plus précieuses de saint François : le refuge de la pauvreté est l'Eglise elle-même. Le geste de l'évêque n'est pas un geste destiné à préserver la foule d'un spectacle qui offense la pudeur. L'évêque qui recouvre le pauvre de son manteau est explicitement identifié au Dieu-Père qui a pour son Fils des entrailles de Mère; s'il l'aime, c'est pour sa pauvreté elle-même, sa fragilité, sa vulnérabilité, comme Dieu aime d'un amour de prédilection les faibles et les pécheurs. Ainsi l'evêque ressemble-t-il infiniment à ces Vierges de Miséricorde qui, ouvrant leur manteau, dévoilent l'humanité pécheresse qui s'y cache et s'y réfugie. Mais l'évêque signifie en même temps l'amour que l'Eglise a pour les pauvres, non seulement par compassion devant leur nudité, mais par adoration pour le Pauvre, Jésus ``attaché nu sur la Croix''. C'est un vainqueur que l'évêque recoit dans ses bras, c'est un nouveau-né qui a dépouillé l'homme ancien et retourne, nu comme le Christ mort et ressuscité, dans les bras du Père.
Dans son geste superbe, Saint François a été rejoint par le Christ. Le dépouillement ostentatoire est transformé par l'évêque en parabole de miséricorde, en annonce de naissance à une vie nouvelle; François découvre que sa pauvreté de pécheur est recue par l'Eglise qui le reconnait comme un de ses fils; autant il maîtrisait jusqu'alors son destin, passant d'une ambition à une autre, choisissant toujours selon sa volonté la voie de l'exploit, autant il est tout-à-coup saisi par des bras plus forts et qu'il n'a pas choisis, serré contre un coeur qui l'aime et qui l'attire à lui, dépassé dans ses intentions premières, poussé plus loin.

Un chemin nouveau s'ouvre qu'il n'avait pas prévu, où il n'avancera plus que par obéissance à l'Eglise.2
L'abandon des vêtements, le renoncement aux biens paternels ne sont que l'aspect matériel de la remise définitive à la volonté de Dieu, ``en quoi consiste la Divine Pauvreté.'' De sorte que la pauvreté n'est plus un choix splendide mais la difficile conformation à la volonté de Dieu. Le renoncement aux biens n'a de sens que s'il est voulu par Dieu et accepté par amour; la pauvreté héroïque qui se contemple elle-même n'est que pauvre pauvreté!
C'est pourquoi les préceptes qu'appliquent Saint François et ses compagnons sont toujours présentés comme des appels entendus, non comme des règles choisies de leur propre initiative. C'est le sens qu'on peut facilement donner à l'épisode suivant, rapporté dans les Fioretti.




La pauvreté se doit d'être reçue, consentie, le fruit de l'appel et non de la décision autonome. C'est pourquoi toute la Règle est une juxtaposition de citations, qui sont les paroles mêmes du Christ et l'expression de sa volonté, comme le confirment le Signe de Croix et l'invocation du Nom du Seigneur. Enfin, c'est le prêtre qui ouvre le Missel, et pas saint François, qui ne fait que recevoir ces commandements.


La pauvreté est presentée ici sous deux de ses caractères principaux :
-elle est fondamentalement contagieuse, paradoxalement surabondante comme la grâce elle-même, puisque c'est elle qui gagne à François tous ses compagnons, à commencer par Bernard.
-elle est à ce titre le ciment de la communauté naissante, le critère déterminant de l'appartenance à cette communauté; elle est toujours celle qui assure l'unité; la pauvreté partagée donne à François des frères quand sa richesse, meme généreuse, ne lui créait que des amis intéressés. La pauvreté est une vertu ecclésiale qui élargit et dilate l'assemblée, le contraire d'une vie réduite et frileuse. Saint François dépasse ici les accusations de richesse portées contre l'Eglise; il affirme avec force ce retournement paradoxal : la pauvreté est la vertu ecclésiale par excellence, possible uniquement entre frères, dans un renchérissement continu, constitutif de l'Eglise donc, et son bien propre.
Il faut lire le chapitre 13 des,Fioretti, comme le sommet de cette affirmation paradoxale : saint François y enseigne à Frère Massée comment il faut prier saint Pierre et saint Paul de leur faire aimer la Sainte pauvreté. Il y a là un tour de force : c'est aux représentants les plus officiels de l'Eglise hiérarchique, contestée si radicalement pour sa richesse, qu'il faut demander la grâce de la pauvreté véritablement apostolique.


Parce qu'il identifie la pauvreté à un ferment d'unité - au partage toujours limité d'une richesse, d'un savoir, d'un mystère succédant le partage d'un manque, d'une absence, d'une dépendance qui fait d'hommes seuls les enfants d'un même Père dont ils attendent tout - saint François rétablit la pauvreté dans sa dimension essentiellement ecclésiale et parvient à surmonter magistralement les tentations contemporaines, qui rêvaient d'une réforme de l'Eglise par abandon de l'Eglise, au lieu de dévoiler son vrai visage : l'Église est, parce qu'elle est l'Eglise des pauvres, l'Eglise-pauvre.



Le choix d'une vie pauvre est donc pour François un chemin de renoncement, d'abandon filial au Père, pour constituer une fraternité au sein même de l'Eglise pauvre.
Cette expérience est déjà, au niveau d'une vie spirituelle personelle, comme pour la nécessaire réforme de l'Eglise historique, d'une importance considérable. Mais la pauvreté vécue par François n'est pas simplement un idéal qui rassemble et l'application de préceptes éthiques; le bouleversement qui fonde la fécondité de son expérience est de passer d'une pauvreté vecue comme moyen à une pauvreté aimée comme personne. La recherche de la pauvreté n'a pas pour but de créer un vide, une disponibilité susceptible d'être comblés plus tard par la rencontre avec Dieu; elle est déjà en elle-même recherche de Dieu, reconnu comme pauvre.



Dans la Vita Prima de Thomas de Celano, on retrouve ainsi au chapitre 28 cette réflexion classique, directement inspirée de l'Evangile:



Le pauvre est une figure du Christ. De cet enseignement simple, François tire toutes les conclusions: la configuration au Christ impose de se configurer au Pauvre; il faut de plus aimer la pauvreté comme le Christ lui-même.


Les ``franciscanisants'' se disputent volontiers sur ce point et sur tout le vocabulaire sponsal qui se développe autour du nom de Dame Pauvreté.
Faut-il comprendre l'usage du vocabulaire amoureux comme une métaphore classique, comme dans le chapitre 3 de la Légende des trois compagnons:



S'engager dans la vie religieuse et suivre, entre autres, le conseil évangelique de pauvreté, voilà qui depuis toujours est presenté grâce à la métaphore, sans originalité, des épousailles. La pauvreté n'est ici qu'une vertu.
Faut-il donner à ces passages sur le mariage avec Dame Pauvreté leur sens plus plein de noces mystiques avec le Christ et plaider pour l'identification de la pauvreté et du Fils?
Si le thème de Dame Pauvreté Epouse du Christ est bien présent dans la littérature franciscaine du 13ème siècle,3 celui des noces de François et de la pauvreté n'apparait jamais. C'est toute l'ambiguité du Sacrum Commercium, traité d'alliance poétique entre saint François, ses compagnons et la Pauvreté, celle dont ``le Fils de Dieu, maitre des vertus et roi de Gloire, s'est épris tout particulierement, qu'il a recherchée et gardée près de lui lorsqu'il opéra le salut du monde.'' (Prologue du Sacrum Commercium). Il semble assez clair dans ce passage que la Pauvreté est une vertu, certainement excellente, mais bien distinguée de la personne du Christ. La personnification de Dame Pauvreté serait le résultat d'une formulation poétique.

Il demeure que, même non étayée par des textes franciscains plus explicites, je suis volontiers l'intuition de Maurice Zundel quand il écrit, dans Emerveillement et Pauvreté:



Lecture spirituelle plus qu'historique?
L'amour de saint François pour la pauvreté, le bonheur qu'il connaît avec elle, le respect qu'il lui voue, le ``zèle jaloux'' avec lequel il la garde et la recommande à ceux qu'ils aime, tout porte à penser que la pauvreté est pour François plus qu'une vertu, une personne, trois personnes, le nom de Dieu lui-même.



La pauvreté est ainsi pour François a la fois mode de vie et compagne pour cette vie.
Mais voici que le moment vient de la plus grande pauvreté encore: François va vers sa mort. La pauvreté l'approfondit ; elle marque sa chair, le vide de son propre corps, l'exproprie littéralement de ce qui est pour chacun de nous le plus proprement soi. François connaît alors dans sa chair même la grâce unificatrice de la pauvreté avant que la mort, ultime depossession, ne l'emporte dans un débordement de joie.


C'est le Christ pauvre que suit saint François. Plus encore, c'est lui qu'il imite. Le moment de la plus grande conformation au Sauveur coincide donc avec l'expérience de la plus radicale pauvreté : François recevant les stigmates, voit son propre corps lui être ôté : il ne se ressemble plus, mais à un Autre :



Saint François, ayant renoncé a tous ses biens, abandonné sa volonté propre, est comme depouillé de son propre corps. Il ne possède plus désormais que cette pauvreté qui le creuse, le vide, le dévore. De même que la pauvreté s'est revelée plus haut comme lien entre les frères, voilà qu'elle unifie à son tour saint François lui-même, réalisant comme à l'intérieur du saint ce qu'elle avait fait à l'extérieur, pour la communauté fraternelle. A partir de l'impression des stigmates en effet, saint François se réconcilie progressivement avec son corps; il l'avait traité on ne peut plus durement pendant sa vie, faisant succéder les veilles aux jeûnes, les rpivations aux mortifications. A présent il le considère avec respect, le soigne, fuyant en ce domaine aussi l'excès qui présidait à ses débuts pour atteindre en toute chose une ``courtoise mesure''. Cet apprivoisement du corps est une des évolutions les plus marquées dans la vie du saint, qui demande à ses frères, lors du ``concile des nattes'', première réunion de l'Ordre, d'abandonner les cilices, les cercles de fer et toutes les mortifications excessives. Peu-à-peu, il s'assouplit. A sa mort, il aime son corps, comme il aime le corps pauvre du Christ. Il se repent d'avoir traité si durement ce corps qu'il appelait ``frère âne'', lui réservant la seule fonction de porter son âme, reconnaît qu'il l'a fidélement sevi. Et le saint, comme dernière volonté, s'accorde la gâterie d'un morceau de frangipane...
En somme, dans l'expérience finale de la dépossession de soi, saint François se reconcilie avec lui-même, tout entier livré a Dieu.

Cet itinéraire de la pauvreté ne serait pas complet si cet amoureux de la beauté ne connaissait pas, en même temps qu'une dernière privation, l'explosion de joie qui naît de la pauvreté consentie et aimée.
Saint François, l'émerveillé, devient aveugle. Celui que le spectacle de l'eau, des fleurs, du soleil, des oiseaux, pouvait mener a la pure louange, perd avec la vue la source même de sa prière la plus spontanée, la plus permanente. C'est ce moment qu'il choisit pour faire chanter par ses frères, réunis autour du père qui les quitte, son Cantique des Créatures. La création toute entière dévoile sa splendeur au stigmatisé aveugle qui meurt, couché par terre, usé, vidé, remis au Père.



Heureux le Pauvre! Que sa Joie est parfaite : le Royaume des Cieux lui appartient!



Article paru dans Sénevé


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