Saint François d'Assise est à mes yeux trop peu impartiaux le meilleur
exemple de vie pauvre et joyeuse. C'est pourquoi j'ai voulu suivre
simplement son itinéraire, pas tant pour comprendre que pour montrer
ce que la pauvreté peut faire d' une vie. Puisque c'est d'une vie qu'il
s'agit, de son déroulement et de son approfondissement, qu'on ne
cherche pas ici autre chose qu'un plan chronologique et narratif. Et
qu'on considère que je ne traite pas de la pauvreté mais que je raconte un
homme qui l'a aimée plus que tout autre chose.
Lorsque nous voyons François sortir des incertitudes de la légende,
c'est un adulte déjà, riche assurément, et que les ambitions
déçues ont bouleversé. ``Délaissant les serviteurs pour suivre le
Maître'', comme un songe l'y a encouragé, il cherche à discerner
la volonté de Dieu sur lui.
Sa première expérience de pauvreté matérielle est très
hésitante encore, comme inaccomplie; il est alors en train de se
convertir - car sa conversion n'a pas la brutalité d'un événement
unique et définitif; c'est un long apprentissage de plusieurs
années, pleines d'un désir qui cherche son objet. La pauvreté
apparaît alors chez lui comme un défi, un caprice.
La Légende des Trois Compagnons rapporte:
``Ainsi transformé par la grâce divine, quand il portait encore les livrées du monde, il désirait maintenant se trouver dans une ville où, sans être reconnu, il quitterait ses riches habits, les échangerait contre ceux d'un pauvre et, ainsi revêtu, essaierait de se faire mendiant pour l'amour de Dieu. Or il advint, en ce temps-là, qu'il se rendit à Rome en pélerinage. A son entrée dans l'église Saint-Pierre, il observa que les offrandes de certains fidèles étaient médiocres, et il se dit en lui-même: ``Le prince des Apôtres doit être honoré avec magnificence. Pourquoi donc ces gens-là font-ils de si petites offrandes dans l'église où repose son corps?'' Puis, dans un élan de ferveur, il plongea la main dans sa bourse, la retira pleine de deniers et jeta ces pièces d'argent à travers la grille qui entourait l'autel. En tombant, elles firent tant de bruit que tous ceux qui priaient là s'émerveillèrent d'une générosité si magnifique. Puis il sortit. Devant les portes de l'église, où beaucoup de pauvres se tenaient pour demander l'aumône, il échangea en cachette ses vêtements contre les guenilles d'un petit pauvre. Ensuite, debout sur les degrés de l'église, avec les autres mendiants, il demandait l'aumône en francais, -car il parlait volontiers cette langue, sans le faire toujours d'une manière correcte.Enfin, il déposa les guenilles et reprit ses vêtements pour revenir à Assise.''
Il suffit de souligner dans ce passage à quel point le désir de
pauvreté est mêlé d'un désir d'héroïsme, d'un excès
dans le geste, qu'il soit celui de l'aumône -''une générosité
si magnifique'' marque assez le caractère spectaculaire de
l'épisode -ou celui du dépouillement: l'échange des vêtements
n'est certes pas destiné à être visible. Mais on devine le
plaisir du fou qui se sait fou; conscient du manque de mesure de son
attitude, il en jouit.
Le caractère temporaire de l'expérience, le goût sensible de la
dissimulation, un certain esprit d'aventure -serai-je reconnu?
serai-je bon acteur? -la coquetterie qui consiste à parler en
francais, etc... sont autant de signes qui témoignent d'une
pauvreté bien réelle, mais bornée dans sa dimension spirituelle
par une recherche de soi. Le François d'alors est celui qui voulait
hier encore être chevalier; l'héroisme en tout -celui qui est
excessif et le montre -lui dicte son comportement.1
Il semble à ce titre particulièrement significatif que ce ne soit
que le chapitre suivant que le(s) auteur(s) et intitule(nt):
``Comment,
à la rencontre des lépreux, il commença à se vaincre lui-même
et à goûter de la douceur dans les choses qui auparavant lui
étaient amères.''
La pauvreté-spectacle qu'inspire une générosité sincère mais
encore consciente d'elle-même est antérieure à cette victoire
sur soi qui est le renoncement à son goût propre. Si saint
François est le saint de la mesure, de la courtoisie et du bon goût,
ce n'est qu'après avoir été l'homme de l'excès éblouissant.
Le dépouillement définitif et radical, pour revêtir ``la
livrée de Dame Pauvreté'' a bel et bien lieu quelques temps
après, d'une facon qui surprit, j'aime à le croire, saint François
lui-même.
La Legenda Minor explique:
`` (...) [Son père] mit une obstination véhémente à vouloir le traduire devant l'évêque de la ville, entre les mains duquel François renoncerait à ses droits d'héritier de toute la fortune paternelle. Le serviteur du Seigneur s'y prête bien volontiers : à peine arribé en présence de l'évêque, sans attendre un moment ni hésiter en quoi que ce soit, sans attendre un ordre ni exiger une explication, il enlève tous ses vêtements et quitte jusqu'à ses chausses. Emporté par son ivresse spirituelle, il n'eut aucune honte de sa nudité complète devant toute l'assistance, pout l'amour de Celui qui pour nous fut attaché nu sur la croix.''
On retrouve ici le François décrit plus haut, qui goûte le
spectaculaire; l'auteur lui adresse même un éloge assez paradoxal
si on considère qu'à force d'insister sur une spontanéité
-''sans attendre un moment''- qui évoque plus la détermination que
la simplicité - il souligne en même temps combien François suit sa
volonté propre; celui qui chantera la sainte obéissance, qui se
montrera si sévère envers les frères qui ne la respectent pas
scrupuleusement, agit ``sans attendre un ordre''.
Si la scène de ce dépouillement a de l'intérêt, pour qui suit
l'itinéraire de Saint François vers la parfaite pauvreté, c'est
pour sa conclusion, absente de la Legenda Minor, mais bien connue
et rapportée par Thomas de Celano dans sa Vita Prima :
``L'évêque se leva aussitôt, attira le jeune homme dans ses bras et le couvrit de son manteau. (...) à partir de ce moment il se constitua son protecteur, lui prodigua encouragements et marques de tendresse, bref l'adopta et l'aima in visceribus charitatis'', c'est-à-dire ému d'amour jusque dans ses entrailles.
Nous touchons ici à l'une des intuitions les plus précieuses de
saint François : le refuge de la pauvreté est l'Eglise
elle-même. Le geste de l'évêque n'est pas un geste destiné à
préserver la foule d'un spectacle qui offense la
pudeur. L'évêque qui recouvre le pauvre de son manteau est
explicitement identifié au Dieu-Père qui a pour son Fils des
entrailles de Mère; s'il l'aime, c'est pour sa pauvreté
elle-même, sa fragilité, sa vulnérabilité, comme Dieu aime
d'un amour de prédilection les faibles et les pécheurs.
Ainsi l'evêque ressemble-t-il infiniment à ces Vierges de
Miséricorde qui, ouvrant leur manteau, dévoilent l'humanité
pécheresse qui s'y cache et s'y réfugie.
Mais l'évêque signifie en même temps l'amour que l'Eglise a pour
les pauvres, non seulement par compassion devant leur nudité, mais
par adoration pour le Pauvre, Jésus ``attaché nu sur la Croix''.
C'est un vainqueur que l'évêque recoit dans ses bras, c'est un
nouveau-né qui a dépouillé l'homme ancien et retourne, nu comme
le Christ mort et ressuscité, dans les bras du Père.
Dans son geste superbe, Saint François a été rejoint par le
Christ. Le dépouillement ostentatoire est
transformé par l'évêque en parabole de miséricorde, en annonce de naissance à
une vie nouvelle; François découvre que sa pauvreté de pécheur
est recue par l'Eglise qui le reconnait comme un de ses fils; autant
il maîtrisait jusqu'alors son destin, passant d'une ambition à une
autre, choisissant toujours selon sa volonté la voie de l'exploit,
autant il est tout-à-coup saisi par des bras plus forts et qu'il n'a
pas choisis, serré contre un coeur qui l'aime et qui l'attire à
lui, dépassé dans ses intentions premières, poussé plus loin.
Un chemin nouveau s'ouvre qu'il n'avait pas prévu, où il
n'avancera plus que par obéissance à l'Eglise.2
L'abandon des vêtements, le renoncement aux biens paternels ne sont
que l'aspect matériel de la remise définitive à la volonté de
Dieu, ``en quoi consiste la Divine Pauvreté.''
De sorte que la pauvreté n'est plus un choix splendide mais la
difficile conformation à la volonté de Dieu. Le renoncement aux
biens n'a de sens que s'il est voulu par Dieu et accepté par amour; la
pauvreté héroïque qui se contemple elle-même n'est que pauvre
pauvreté!
C'est pourquoi les préceptes qu'appliquent Saint François et
ses compagnons sont toujours présentés comme des appels entendus, non comme
des règles choisies de leur propre initiative. C'est le sens qu'on
peut facilement donner à l'épisode suivant, rapporté dans les
Fioretti.
``Aussi, dès le matin, [ Bernard ] appela Saint François et lui parla ainsi
:
`` J'ai complètement décidé dans mon coeur d'abandonner le
monde et de te suivre en ce que tu m'ordonneras.'' A ces mots, Saint
François se réjouit en esprit et parla ainsi :
``Messire Bernard, ce
que vous dites est chose si grave et difficile qu'il nous faut
demander là-dessus le conseil de notre Seigneur Jésus Christ et le
prier qu'il lui plaise de nous montrer sur ce point sa Volonté et de
nous enseigner comment nous pouvons l'exécuter. Allons pour cela
ensemble à l'évêché où il y a un bon prêtre et nous y
ferons dire la Messe; puis nous resterons en oraison jusqu'à tierce,
prions Dieu qu'au moyen de trois ouvertures du Missel, il nous montre
la voie qu'il lui plait que nous choisissions.''
Messire Bernard
répondit que cela lui plaisait beaucoup; ce pourquoi ils se mirent
alors en route et se rendirent à l'évêché.
Après qu'ils eurent entendu la Messe et qu'ils furent restés en
oraison jusqu'à tierce, le prêtre, à la prière de Saint
François, prit le Missel et, ayant fait le signe de la Croix, l'ouvrit
trois fois au nom de notre Seigneur Jésus Christ. A la première
ouverture, se présenta cette parole que dit le Christ dans
l'Evangile au jeune homme qui l'interrogea sur la voie de la
perfection : ``Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu as et
donne le aux pauvres puis viens et suis-moi.'' A la seconde ouverture,
se présenta cette parole que le Christ dit aux apôtres quand il les
envoya prêcher :``Ne prenez rien pour la route, ni bâton ni besace ni
chaussures ni argent'', voulant leur enseigner par là qu'ils doivent
se remettre à Dieu de tout leur espoir d'avoir de quoi subsister et
n'avoir d'autre volonté que de prêcher le Saint Evangile. A la
troisième ouverture du Missel, se présenta cette parole que dit le
Christ :``Qui veut venir après moi, qu'il renonce à soi-même, qu'il
prenne sa croix et qu'il me suive.''
Alors saint François dit à Messire Bernard :
``Voilà le conseil que le
Christ nous donne. Va donc et fais jusqu'au bout ce que tu as entendu
et que béni soit notre Seigneur Jésus Christ, qui a daigné nous
montrer sa voie Evangélique''. A ces mots, Messire Bernard s'en alla
et vendit ce qu'il avait car il était fort riche et, en grande
allégresse, il distribua le tout aux pauvres, aux veuves, aux
orphelins, aux pélerins, aux monastères et aux hôpitaux, et saint
François l'aidait en tout cela avec fidélité et sollicitude.''
La pauvreté se doit d'être reçue, consentie, le fruit de l'appel et
non de la décision autonome. C'est pourquoi toute la Règle est une
juxtaposition de citations, qui sont les paroles mêmes du Christ et
l'expression de sa volonté, comme le confirment le Signe de Croix et
l'invocation du Nom du Seigneur. Enfin, c'est le prêtre qui ouvre le
Missel, et pas saint François, qui ne fait que recevoir ces
commandements.
La pauvreté est presentée ici sous deux de ses caractères principaux :
-elle est fondamentalement contagieuse, paradoxalement surabondante
comme la grâce elle-même, puisque c'est elle qui gagne à François tous
ses compagnons, à commencer par Bernard.
-elle est à ce titre le ciment de la communauté
naissante, le critère déterminant de l'appartenance à cette
communauté; elle est toujours celle qui assure l'unité;
la pauvreté partagée donne à François des frères quand sa richesse,
meme généreuse, ne lui créait que des amis intéressés. La pauvreté est
une vertu ecclésiale qui élargit et dilate l'assemblée, le contraire
d'une vie réduite et frileuse. Saint François dépasse ici les accusations
de richesse portées contre l'Eglise; il affirme avec force ce
retournement paradoxal : la pauvreté est la vertu
ecclésiale par excellence, possible uniquement entre frères, dans un
renchérissement continu, constitutif de l'Eglise donc, et son bien
propre.
Il faut lire le chapitre 13 des,Fioretti, comme le sommet de cette
affirmation paradoxale : saint François y enseigne à Frère Massée comment
il faut prier saint Pierre et saint Paul de leur faire aimer la Sainte
pauvreté. Il y a là un tour de force : c'est aux représentants les
plus officiels de l'Eglise hiérarchique, contestée si radicalement
pour sa richesse, qu'il faut demander la grâce de la pauvreté
véritablement apostolique.
Parce qu'il identifie la pauvreté à un ferment d'unité - au partage toujours limité d'une richesse, d'un savoir, d'un mystère succédant le partage d'un manque, d'une absence, d'une dépendance qui fait d'hommes seuls les enfants d'un même Père dont ils attendent tout - saint François rétablit la pauvreté dans sa dimension essentiellement ecclésiale et parvient à surmonter magistralement les tentations contemporaines, qui rêvaient d'une réforme de l'Eglise par abandon de l'Eglise, au lieu de dévoiler son vrai visage : l'Église est, parce qu'elle est l'Eglise des pauvres, l'Eglise-pauvre.
Le choix d'une vie pauvre est donc pour François un chemin de
renoncement, d'abandon filial au Père, pour constituer une fraternité
au sein même de l'Eglise pauvre.
Cette expérience est déjà, au niveau d'une vie spirituelle personelle,
comme pour la nécessaire réforme de l'Eglise historique, d'une
importance considérable. Mais la pauvreté vécue par François n'est pas
simplement un idéal qui rassemble et l'application de préceptes
éthiques; le bouleversement qui fonde la fécondité de son expérience
est de passer d'une pauvreté vecue comme moyen à une pauvreté aimée
comme personne. La recherche de la pauvreté n'a pas pour but de créer
un vide, une disponibilité susceptible d'être comblés plus tard par la
rencontre avec Dieu; elle est déjà en elle-même recherche de Dieu,
reconnu comme pauvre.
Dans la Vita Prima de Thomas de Celano, on retrouve ainsi au
chapitre 28 cette réflexion classique, directement inspirée de
l'Evangile:
``Celui qui parle mal à un pauvre, disait-il, injurie le Christ, dont le pauvre présente au monde le noble symbole, puisque le Christ, pour nous, s'est fait pauvre en ce monde.''
Le pauvre est une figure du Christ. De cet enseignement simple, François tire toutes les conclusions: la configuration au Christ impose de se configurer au Pauvre; il faut de plus aimer la pauvreté comme le Christ lui-même.
Les ``franciscanisants'' se disputent volontiers sur ce point et sur
tout le vocabulaire sponsal qui se développe autour du nom de Dame
Pauvreté.
Faut-il comprendre l'usage du vocabulaire amoureux comme une
métaphore classique, comme dans le chapitre 3 de la Légende des trois
compagnons:
``Ils l'interrogent: ``A quoi pensais-tu donc, que tu ne venais pas avec nous? Peut-être songeais-tu à prendre femme?'' Avec vivacité il leur repondit:``Vous avez dit vrai: je songeais à choisir une fiancée, mais plus noble et plus riche et plus belle que vous n'en vîtes jamais.'' Ils se moquèrent de lui. Or il n'avait pas parlé ainsi de lui-même, mais sous l'inspiration de Dieu. Car, justement, la fiancée qu'il prit, ce fut la véritable vie religieuse, que la pauvreté rend plus noble, plus riche, et plus belle que toutes les autres.''?
S'engager dans la vie religieuse et suivre, entre autres, le conseil
évangelique de pauvreté, voilà qui depuis toujours est presenté grâce
à la métaphore, sans originalité, des épousailles. La pauvreté n'est ici qu'une vertu.
Faut-il donner à ces passages sur le mariage avec Dame Pauvreté leur
sens plus plein de noces mystiques avec le Christ et plaider pour
l'identification de la pauvreté et du Fils?
Si le thème de Dame Pauvreté Epouse du Christ est bien présent dans la
littérature franciscaine du 13ème siècle,3
celui des noces de François et de la pauvreté n'apparait jamais.
C'est toute l'ambiguité du Sacrum Commercium, traité
d'alliance poétique entre saint François, ses compagnons et la Pauvreté,
celle dont ``le Fils de Dieu, maitre des vertus et roi de Gloire, s'est
épris tout particulierement, qu'il a recherchée et gardée près de lui
lorsqu'il opéra le salut du monde.'' (Prologue du Sacrum
Commercium). Il semble assez clair dans ce passage que la Pauvreté est
une vertu, certainement excellente, mais bien distinguée de la
personne du Christ. La personnification de Dame Pauvreté serait le
résultat d'une formulation poétique.
Il demeure que, même non étayée par des textes franciscains plus
explicites, je suis volontiers l'intuition de Maurice Zundel quand il
écrit, dans Emerveillement et Pauvreté:
''Il est absolument inconcevable que St François ait embrassé
la pauvreté avec une telle passion, qu'il l'ait considérée comme sa
fiancée et comme son épouse, qu'il lui ait decerné le titre de Dame
Pauvreté en écho à toutes les lectures de romans de chevalerie qui
avaient illuminé sa jeunesse, il est impossible que saint François ait
donné à la pauvreté une telle place, une place unique qui est celle
même de Dieu, sans que la pauvreté ait été pour lui Dieu-même.
C'est la raison pour laquelle cet homme unique dans l'Histoire
chrétienne, qui n'est aucunement théologien, est le plus grand docteur
de l'Eglise. C'est lui qui, sans le savoir, avec toute la sincérité de
son ignorance des livres savants, c'est lui qui, dans son ingénuité, a
pu aller jusqu'au bout de cette image de Dame Pauvreté, c'est-à-dire
de l'identité entre la Trinité et la Pauvreté. On comprend dès lors
que la première béatitude soit la béatitude de la pauvreté
:
''Bienheureux ceux qui ont une âme de pauvre, parce que le Royaume de
Dieu leur appartient''.
La béatitude de la Pauvreté, c'est celle de
Dieu. Dieu n'est pas le grand propriétaire qui possède tout, Dieu est
le grand pauvre qui ne possède rien.''
Lecture spirituelle plus qu'historique?
L'amour de saint François pour la pauvreté, le bonheur qu'il connaît avec
elle, le respect qu'il lui voue, le ``zèle jaloux'' avec lequel il la
garde et la recommande à ceux qu'ils aime, tout porte à penser que la
pauvreté est pour François plus qu'une vertu, une personne, trois
personnes, le nom de Dieu lui-même.
La pauvreté est ainsi pour François a la fois mode de vie et compagne
pour cette vie.
Mais voici que le moment vient de la plus grande
pauvreté encore: François va vers sa mort. La pauvreté l'approfondit
; elle marque sa chair, le vide de son propre corps, l'exproprie
littéralement de ce qui est pour chacun de nous le plus proprement
soi. François connaît alors dans sa chair même la grâce unificatrice
de la pauvreté avant que la mort, ultime depossession, ne l'emporte
dans un débordement de joie.
C'est le Christ pauvre que suit saint François. Plus encore, c'est lui qu'il imite. Le moment de la plus grande conformation au Sauveur coincide donc avec l'expérience de la plus radicale pauvreté : François recevant les stigmates, voit son propre corps lui être ôté : il ne se ressemble plus, mais à un Autre :
``Sais-tu, dit le Christ, ce que j'ai fait ? Je t'ai donné les stigmates qui sont les marques de la Passion pour que tu sois mon gonfalonier,(...) pour que tu me sois conforme dans la mort, comme tu l'es dans la vie.'' (Troisième considération, Les Considérations sur les Stigmates.)
Saint François, ayant renoncé a tous ses biens, abandonné sa volonté
propre, est comme depouillé de son propre corps. Il ne possède plus
désormais que cette pauvreté qui le creuse, le vide, le dévore.
De même que la pauvreté s'est revelée plus haut comme lien entre les
frères, voilà qu'elle unifie à son tour saint François lui-même,
réalisant comme à l'intérieur du saint ce qu'elle avait fait à
l'extérieur, pour la communauté fraternelle. A partir
de l'impression des stigmates en effet, saint François se réconcilie
progressivement avec son corps; il l'avait traité on ne peut plus
durement pendant sa vie, faisant succéder les veilles aux jeûnes, les
rpivations aux mortifications. A présent il le considère avec respect, le
soigne, fuyant en ce domaine aussi l'excès qui présidait à ses
débuts pour atteindre en toute chose une ``courtoise mesure''. Cet
apprivoisement du corps est
une des évolutions les plus marquées dans la vie du saint, qui demande
à ses frères, lors du ``concile des nattes'', première réunion de
l'Ordre, d'abandonner les cilices, les cercles de fer et toutes les
mortifications excessives. Peu-à-peu, il s'assouplit. A sa mort, il aime son
corps, comme il aime le corps pauvre du Christ. Il se repent
d'avoir traité si durement ce corps qu'il appelait ``frère âne'', lui
réservant la seule fonction de porter son âme, reconnaît qu'il l'a
fidélement sevi.
Et le saint, comme dernière volonté, s'accorde la gâterie d'un morceau
de frangipane...
En somme, dans
l'expérience finale de la dépossession de soi, saint François se
reconcilie avec lui-même, tout entier livré a Dieu.
Cet itinéraire de la pauvreté ne serait pas complet si cet amoureux de
la beauté ne connaissait pas, en même temps qu'une dernière privation,
l'explosion de joie qui naît de la pauvreté consentie et aimée.
Saint
François, l'émerveillé, devient aveugle. Celui que le spectacle de
l'eau, des fleurs, du soleil, des oiseaux, pouvait mener a la pure
louange, perd avec la vue la source même de sa prière la plus
spontanée, la plus permanente. C'est ce moment qu'il choisit pour
faire chanter par ses frères, réunis autour du père qui les quitte, son Cantique des Créatures. La création toute entière
dévoile sa splendeur au stigmatisé aveugle qui meurt, couché par
terre, usé, vidé, remis au Père.
Loué sois-tu mon Seigneur , pour ceux qui pardonnent par amour pour
toi; qui supportent épreuves et maladies; heureux s'ils conservent
la paix car par Toi, ils seront couronnés.
Loué sois-tu, mon Seigneur pour notre soeur la mort corporelle à
qui nul homme vivant ne peut échapper. Malheur à ceux qui meurent
en péché mortel; heureux ceux qu'elle surprendra faisant ta
volonté, car la seconde mort ne pourra leur nuire.
Heureux le Pauvre! Que sa Joie est parfaite : le Royaume des Cieux
lui appartient!
Article paru dans Sénevé
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