Les enfants-soleil.

Agnès Passot



C'est un enfant qui ne sera jamais comme les autres
c'est un enfant
pas tout à fait pareil
c'est un enfant-soleil.
Depuis longtemps nous l'avons désiré
depuis longtemps nous l'avons dessiné
à l'intérieur de tous nos paysages.



Et puis un jour, un jour il est venu
presqu'étranger, tout à fait inconnu
avec en plus un drôle de visage.
Nous avons détourné le coeur un instant
pour accueillir avec des pleurs notre enfant.


Il a grandi, un peu plus lentement,
mais aujourd'hui, c'est lui qui nous apprend
tous les secrets d'un bel éclat de rire.
Si la tendresse habite quelque part
c'est à coup sûr au bout de son regard.
Si vous saviez tout ce qu'il peut nous dire...
au fil des heures, au fil des jours, maintenant,
nous apprenons les mots d'amour d'un enfant.


Il m'est difficile de parler des enfants malades ou handicapés, de la souffrance des enfants et de ceux qui les entourent sans faire référence à ma propre expérience. J'avais un grand frère, Matthieu, très gravement handicapé, qui est mort il y a sept ans. Mon rapport à la souffrance reste forcément marqué par ça ; mais le texte de cette chanson de Mannick, que j'ai écoutée en boucle pendant longtemps, semble tellement avoir été écrite pour mes parents, pour nous, qu'il y a certainement dans ce que j'ai vécu quelque chose de communicable et d'universel.

La maladie ou la mort d'un enfant révolte, c'est presque une évidence.Cette réaction immédiate et naturelle masque sans doute le malaise profond que l'on ressent face à cette injustice, la rage de ne rien pouvoir faire et surtout de ne pas comprendre. Dans ces cas-là, c'est bien plus facile de pleurer, de s'insurger que de se mettre à prier ; prier ça voudrait dire que l'on sait déjà où chercher la force de supporter.

D'abord on est sous le choc parce qu'on s'aperçoit que ça n'arrive pas "qu'aux autres". Et puis peu à peu un sentiment d'injustice :qu'est-ce que je Lui ai fait pour qu'Il m'inflige ça? Il faut une certaine dose de belle folie, d'espérance délirante -de foi- pour pouvoir dire :"cet enfant est un don de Dieu que nous devons aimer et accueillir avec sérénité et confiance."Un enfant ne doitpas souffrir". Comme le dit une autre chanson de Mannick que j'ai tout autant écoutée, mais plus tard, un enfant ne doit pas mourir. La souffrance est incompatible avec l'enfance.
Même si nous ne cachons plus la maladie ou le handicap comme une souillure, comme un châtiment infligé à la famille tout entière pour une faute refoulée -mais en disant cela je ne suis même pas certaine que des gens ne le pensent pas encore- nous ne pouvons cesser de poser la question pourquoi, devant cette aberration de l'innocence qui souffre.
Il a fallu des années à mes parents pour apprendre à accepter et à accueillir la souffrance. Je n'en suis pas là et je ne peux pas, profondément, dire avec eux que Matthieu est un don que nous a fait Dieu. Sans doute parce que je cherche trop à comprendre ce qui n'est pas à ma portée et que j'ai du mal à croire que cette souffrance a sa place dans le dessein de Dieu.
Ce que je parviens à dire en restant vraie avec moi-même, ce sont ces mots :

"nous apprenons les mots d'amour d'un enfant"

L'amour , non, je ne peux pas dire que je sais ce que c'est, comme dit Ysé dans Partage de midi. Mais si comprendre n'est pas à ma portée, apprendre à aimer même ce qui fait mal l'est. Mais c'est atrocement difficile!

On entend dire quelquefois, à propos des enfants handicapés, qu'on ne peut pas leur "imposer" la vie, car ils n'auraient pas accès au même bonheur que les autres enfants. Je ne peux pas croire ça. Lorsque je me rappelle les dimanches où nous allions voir Matthieu dans son centre pour arriérés profonds, plusieurs choses me viennent à l'esprit -je devrais dire :à la gorge-. Il y avait cette atmosphère "Cour des miracles" qui était presque angoissante pour la petite fille que j'étais. Aujourd'hui je serais peut-être "blindée" contre ces images traumatisantes . Déjà, j'aurais des mots pour qualifier ce monde. Ce que j'écris peut sembler dur, mais il faut se représenter les cris, les convulsions, les regards vides ou hagards de tous ces enfants pourtant très bien encadrés, et nous avec nos belles robes et nos petites médailles, assez terrorisées même si nous ne le disions pas trop.
Ce qui me reste aussi de ces dimanches, c'est le sourire et la gentillesse des soeurs qui s'occupaient de ces enfants handicapés. Et puis surtout, souvenir rare mais non recréé je crois, le sourire de certains enfants qui nous reconnaissaient et qui restaient autour de Matthieu, avec nous. A vrai dire, je n'ai jamais su -et je ne peux ni ne veux savoir- si lui-même nous identifiait vraiment. Ce qui est pour moi certain, c'est qu'il ressentait et reconnaissait l'amour que mes parents lui donnaient sans compter et le nôtre, maladroit et un peu forcé parfois -peur de ne pas être "à la hauteur" de ce que nos parents vivaient, souffraient et tâchaient de nous faire aimer.

Aujourd'hui je pense pouvoir dire ce qui fait que ces visites ne sont pas restées comme autant de traumatismes. Il faut essayer de comprendre ce que ça avait de terrible pour saisir aussi toute la vie, la force vivante qui faisait tenir les parents et rayonner les infirmières. La vie, même abîmée, même fragile, je dirais presque "même effrayante", est un don d'une vérité telle que tous les arguments du bonheur obligatoire sont inutiles et surtout dangereux. Parce que ceux qui mettent le bonheur avant la vie et avant l'amour de la vie se trompent, à mon avis, sur ce qui est vraiment sacré.
C'est pourquoi la tendance actuelle de la médecine à combattre l'anormalité comme aberrante, avec acharnement, me semble malsaine voire inhumaine. La vraie question n'est pas celle du bonheur mais de la vie. Celle de l'amour et non celle de la "normalité". Le combat contre la souffrance est nécessaire ; mais l'acharnement à supprimer tout ce qui nous semble monstrueux est dangereux évidemment parce qu'il témoigne d'une angoisse terrible devant le caractère imprévisible et totalement fou de la vie.

Petit à petit il va devenir difficile de garder un enfant que l'on sait malade ou handicapé avant la naissance. Je ne parle pas d'eugénisme- on n'en est pas encore là- mais d'une forte tendance à dissuader le parents de prendre un tel risque,dechoisircette folie. Car c'en est une ! Mais cette "folie" de la vie-dans tous les sens de l'expression- sont sa richesse et sont un défi pour nous qui devons apprendre à aimer la vie -et non l'inverse. Nous n'avons sans doute pas , plus l'humilité de ne pas chercher à tout comprendre et à tout maîtriser. Se "contenter" d'aimer est tellement plus difficile.

Mais c'est l'apprentissage d'une vie et de plus peut-être. J'ai la chance d'avoir des parents pour qui l'amour de Dieu est plus important que tout. J'ai appris -avec beaucoup de mal...- à aimer, à respecter la souffrance et "l'anormalité". Cette chance n'est pas donnée à tous et l'amour ne s'apprend pas dans les livres.

La souffrance me reste incompréhensible.Je ne crois pas qu'il soit possible, à moins de faire de belles phrases, de la vivre sans interrogations. Je vois mal comment finir ce texte avec une jolie petite conclusion : j'aurais l'impression de régler mes comptes avec la douleur, et ce n'est pas mon intention.Je voudrais juste dire à ceux qui ne me connaissent pas -no comment- qu'il y a quelqu'un qui dit des choses vraies et belles sur la souffrance et la vie,c'est mon cher Fiodor Dostoievski. Lisez-le, vivez-le,ça vaut tous les Sénevés sur l'enfance et sur ce qui a un sens sur cette terre-et au-delà-.Et en plus ça aide à grandir.

A.P.

Article paru dans Sénevé


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