"Il y eut dans Rama un grand cri..."

Une tradition juive de l'enfance : quelques chansons yiddish.

Frédéric Sarter

"On entendit dans Rama un grand cri
C'est Rachel qui pleure ses enfants"

(Jérémie XXXI, 15)

"Un ange est venu vendredi
Chez nous étouffer mon petit
Pour l'emporter au Paradis
Malgré son cri dans le printemps"1


"Père sans père, homme jamais
Ni enfant
Qui ne savez, assis en paix,
Seigneur, le mal que vivre fait
Aux vivants."2

"Avant d'entendre les premiers vers de poètes juifs d'Europe orientale, mesdames et messieurs, je voudrais aussi vous dire à quel point vous comprenez beaucoup plus de yiddish que vous ne croyez. (...) Vous serez très proches de l'esprit du yiddish si vous prenez conscience qu'en vous-mêmes, non seulement des connaissances mais aussi des forces sont à l'oeuvre, et des forces convergentes, qui vous permettront de comprendre le yiddish par intuition. (...) Mais si vous restez dans le silence, alors tout à coup, vous serez au coeur du yiddish. une fois que vous aurez été touchés par le yiddish -et le yiddish est un monde : il est le Verbe, la mélodie hassidique et l'être du comédien juif lui-même-, alors vous ne reconnaîtrez plus votre calme passé. Vous serez à même de ressentir la véritable unité du yiddish, si fortement que vous aurez peur, non plus du yiddish mais de vous-mêmes." (Franz Kafka, Discours sur la langue yiddish)

Au plus âpre, au plus violent du plus ancien Testament, dans cette Bible dont on souligne volontiers le caractère brutal, cruel, sanglant -mais illuminé avec constance par la lumière divine-, la présence de l'enfant laisse entendre une voix nouvelle et fraîche, la voix la plus intime peut-être du peuple juif et de l'Alliance ; présence parcimonieuse, voix faible, mais qui cristallise et fait scintiller en un point de surbrillance cette lumière de la rencontre de Dieu et des hommes qui inonde toute l'Écriture : par le psaume, son chant au Seigneur, le peuple juif se découvre, nouveauté extraordinaire, enfant de Dieu. La tradition juive s'empare de chaque apparition de l'enfance dans la Bible, la reprend et l'amplifie ; ainsi, l'enfant se trouve-t-il au coeur du rituel de la Pâque, célébrant la confiance en un Dieu qui aime les petits, l'attente messianique et l'espérance du retour en terre promise, "L'an prochain à Jérusalem !"3. Tout le rituel du Seder, tel que le propose la Haggadah4, s'articule autour de la découverte enfantine de la présence et des bienfaits de Dieu, qui rappelle l'enfance du peuple d'Israël découvrant, guidé par Moïse, les merveilles de Dieu. Ainsi la Pâque se clôt-elle traditionnellement sur un chant enfantin, une sorte de comptine de la grâce de Dieu, Had Gadiah, "Un cabri" :

"Un cabri, un cabri que mon père m'avait acheté. Vint un chat qui mangea le cabri. Un cabri, un cabri. Vint un chien qui mordit le chat, qui avait mangé le cabri. Un cabri, un cabri. Vint un bâton qui frappa le chien, qui avait mordu le chat, qui avait mangé le cabri..."

...et ainsi de suite : le feu brûle le bâton, l'eau éteint le feu, un boeuf boit l'eau, le boucher tue le boeuf, l'ange de la mort tue le boucher... Mais à la fin, c'est Dieu, le Saint, béni soit-Il, qui tue l'ange de la mort : l'enfant, et le cabri innocent sacrifié pour lui, se placent au début d'une chaîne qui conduit à Dieu, ainsi que le commente Élie Wiesel5 :

"Et voilà, nous sommes sur le point de conclure le Seder avec Had Gadiah. Ce chant simple et touchant raconte l'histoire d'un père qui achète un cabri pour son fils. Mais tout tourne mal : les créatures de Dieu se blessent et se dévorent entre elles, et les éléments tentent de se détruire entre eux. (...) C'est clair, ce chant évoque la destinée du peuple juif. Mais qui caractérise ici le peuple juif ? Le cabri ? Certainement pas, puisqu'il disparaît. En fait le peuple juif est symbolisé par l'enfant pour lequel le cabri avait été acheté. L'enfant, pour contrarié qu'il soit de la disparition du cabri, demeure jusqu'à la fin. Mais quand est-ce au juste ? C'est lorsque la mort elle-même est mise à mort. Mais où est l'amour dans tout cela ? Où est la joie ? Et la rédemption ? Ils sont là. Il sont dans la relation de l'enfant au cabri, dans celle du cabri au chant, et dans celle du père à tous, à nous tous."

J'ai pris le temps de faire entendre ce chant, à la fois comptine enfantine et chant mystique, parce qu'il me semble être la matrice d'une tradition juive de l'enfance, que je voudrais tenter de faire entendre à travers quelques chansons yiddish6, de tendresse, de rage, ou d'espérance ; m'appuyant sur l'exemple singulier de Had Gadiah, j'ai pris le parti de ne pas séparer la thématique de l'enfance en une vision profane d'une part, une vision religieuse d'autre part, tant les deux me semblent s'imbriquer étroitement, dans la destinée de souffrance, de foi et d'amour du peuple juif. L'enfance est ici toujours concrète, et toujours symbolique ; singulière et universelle, comme le chemin du peuple juif.

"Nous sommes devenus de vieux juifs", ou la nostalgie du pays d'or.


"Gekholemt fun aykh kinderlekh
Gezen zikh in der mit
Gevorn alte yidelekh
Vi shnel dos lebn flit !"

"J'ai rêvé de vous enfants, je me voyais parmi vous. Nous sommes devenus de vieux juifs. Comme la vie passe vite !". Si ce qu'exprime Mordechaï Gebirtig dans cette chanson, "Moyshele", ressemble à une nostalgie universelle, c'est une inflexion juive, répercutée par la diaspora. Le juif qui chante a une conscience particulière de sa vieillesse, qui est aussi celle de son peuple ; il sait ce qu'est l'histoire, celle qui passe sur les hommes et sur les vies, il sait ce que le temps fait aux hommes en un "saut de chat", en un rien de temps ; il sait ce que c'est d'être vieux, de cent ans pour un homme, de quatre mille ans pour un peuple...


"Jouez, petits enfants,
Le printemps déjà s'annonce
O mes chers p'tits enfants
Comme je vous envie

Hulyet, jouez petits enfants
Tant que vous êtes jeunes
Car du printemps à l'hiver
Il n'y a qu'un saut de chat..."7

Mais Mordechaï Gebirtig, ici, ne s'arrête pas à la constatation amère de la vieillesse, il chante ce sentiment propre d'une âme jeune dans un vieux corps, d'une âme jeune dans un vieux peuple :


"Ne regardez pas mes cheveux gris
Cela gâcherait votre jeu
Mon âme est encore jeune
Comme elle l'était il y a bien des années
Hulyet, petits enfants...
Mon âme est encore jeune
Et se meurt de nostalgie
O que ne donnerait-elle pas
Pour quitter ce vieux corps..."

Ainsi la nostalgie rêve l'enfance comme le pays perdu d'une âme jeune, et rêve au retour sur la terre qu'elle a perdue ; la nostalgie est profondément ancrée dans la foi et l'espérance, jusque dans les plus sombres malheurs, jusqu'à l'approche de la mort et surtout dans la mort même qui permet d'espérer le retour à l'enfance en Dieu. Ainsi décrit Halpern Leivick "Le cercle éternel" :


"Ta vie, réduis-la à néant
Ton silence, en bruit de paroles.
Dans l'ombre trouve l'éclat des rayons
Dans le deuil, la pureté de la joie.
Des quatre coins de l'univers
Que ceignent les ceintures de la mort
Retourne au pays de ton enfance,
Retourne aux douleurs de ta naissance
Dans des sons lointains, étouffés
Dans l'une de ces contrées perdues
Dans les bras de ta mère te berçant
Entend tes premiers cris d'enfant.
Si tu trouves le bras maternel,
Cendres devant les ruines d'une maison,
Creuse et éventre la terre
Devant toi fait paraître toutes les mères,
Retrouve la tienne, que tu cherches,
Et voit cette preuve en elle :
La mort n'est qu'une fin illusoire,
Et la vie, un cercle éternel."8

La nostalgie dessine un pays, une terre promise qui n'est pas tant historique, passée, que rêvée, espérée ; aussi la nostalgie s'attache-t-elle aux terres de l'enfance du juif errant qui se souvient, de la Roumanie, de Belz, ou de tout autre lieu réel, pour y incarner l'espérance d'un lieu rêvé, d'un pays d'or qui est celui des berceuses, des réminiscences d'enfance qui laissent entrevoir le Royaume :


"Ami musicien, prends ton violon
Joue-moi la chanson du pays d'or
Ma mère autrefois la chantait doucement
Joue-moi cet air, prends ton instrument.
En l'entendant je sens planer
L'image de ma mère, présence adorée (...)
Les notes m'inondent, je la vois, c'est elle
Ma mère, le berceau, la lueur d'une chandelle
(...)Et sa voix chuchote "Lointain pays d'or"
Violon mon ami, j'entends la chanson,
Et mon coeur en saigne de mélancolie."

Ainsi, la chanson du pays d'or (encore une chanson de Mordechaï Gebirtig...) est répercutée à travers l'enfance, comme le rêve d'une présence retrouvée : plus qu'un lieu concret, le pays d'or est l'espace d'une présence espérée, retrouvée un instant par la grâce de la musique, et attendue en Dieu : la chanson qui se resouvient perpétue une mémoire et une espérance, la mémoire d'une espérance plus que celle d'un passé...


"Oyfn veg, sur la route" : un difficile chemin d'enfance et de vieillesse.
Le développement du thème de la nostalgie enfantine chez Mordechaï Gebirtig renvoie au nécessaire et difficile arrachement à l'enfance qui caractérise le cheminement de la vie d'un homme, et celui du peuple tout entier. Le peuple juif est arraché à sa terre d'enfance, et en marche vers un horizon qu'il ignore et où il pressent une nouvelle enfance. Aussi l'arrachement à l'enfance apparaît comme le pendant nécessaire de la nostalgie, la condition du cheminement douloureux qui permettra de retrouver le royaume perdu.


"Oyfn veg, shteyt a boym
Shteyt er ayngeboygen...
Sur la route il y a un arbre, un arbre tout courbé
Tous les oiseaux de cet arbre se sont envolés...
Et l'arbre, seul, abandonné, est livré à la tempête
Je dis à ma mère, écoute, ne m'empêche surtout pas !
Je vais, maman, et une et deux, devenir oiseau...
J'irai sur l'arbre et je le bercerai
Par delà l'hiver, avec une belle chanson...
La mère dit à l'enfant (et elle pleure avec des larmes) :
Tu risques sur l'arbre, o mon Dieu, de prendre froid...
Je dis : Maman, c'est dommage... Tes beaux yeux... Mais je suis déjà oiseau.
La mère pleure : Itsik, ma couronne ! Prends pour l'amour de Dieu, prends au moin un petit châle : dehors tu risques de geler. Et les bottines, chausse-les, l'hiver est rude.
Et prends aussi le lainage. Pour moi, la peine et l'amertume.
Et prends le manteau d'hiver, mets-le, inconscient ! Si tu ne veux pas être hôte à la table des morts.
Je soulève l'aile, ça m'est difficile.
De trop, trop de choses
La mère a habillé
Son faible petit oiseau (Dos voygelekh, dos shwakh)
Je regarde tristement les yeux de ma mère :
Son amour ne m'a pas permis de devenir oiseau.
Sur la route il y a un arbre..."

Ce n'est pas un hasard si cette chanson d'Itsik Manger, une des plus belles chansons que je connaisse, reprends une vieille chanson hassidique sur le cheminement du peuple juif vers Jérusalem : "Sur la route, il y a un arbre, un arbre tout courbé. Un juif s'achemine vers la terre d'Israël, les yeux pleins de larmes. Dieu du ciel, il est temps de prier : quand nous arriverons en Israël : que de joie et d'allégresse ! Sur la route est un arbre... Un juif s'achemine vers la terre d'Israël, ses pantalons sont déchirés. Dieu du ciel, tu es un Père pour nous. Lorsque nous arriverons sur la terre d'Israël, nous pourrons enfin les rapiécer." Il est intéressant d'observer le glissement, du vieux juif de la chanson traditionnelle, on le devine aussi courbé que l'arbre, à l'enfant de la chanson d'Itsik Manger... Nostalgie et espérance se combinent, pour dessiner le difficile cheminement du peuple juif sur la terre, entre enracinement et arrachement, attachement à la terre et rêve de la terre espérée...


Tendresses et rages, misères et révoltes.
Dans ce cheminement douloureux, dans cette histoire marquée par la souffrance, un double regard est porté sur l'enfance : l'enfance est signe d'espérance mais aussi icône de souffrance. Ou plutôt, l'espérance n'est entrevue dans l'enfant que prophétiquement, par delà la douleur, dans une réécriture d'Isaïe, un renouvellement créateur de la promesse. Ainsi ce poème d'Halpern Leivick, dont le titre reprend la prophétie, "Et un petit garçon les conduira" : tragédie historique du peuple juif et espérance messianique entrent ici en écho.


"Rêve à nouveau ton rêve, ô prophète Isaïe
A nouveau apparais sur les murs calcinés
Peu t'importe que celui qui t'appelle soit las
Il pleure le petit garçon qui gît brûlé.
Le loup et l'agneau séjourneront ensemble ;
De ses propres mains, le petit garçon va les mener.
Mais viens prophète pour consoler la mère
elle pleure son petit garçon qui gît brûlé. (...)
La génisse et l'ours ensemble iront aux pâturages,
Le serpent va s'approcher de l'enfant avec bonté
Oh quels mauvais bergers nous avons donc été !
Car le petit garçon en cendres gît, brûlé.
La mère monte de l'abîme des tranchées
Avec ses mains berçantes levées vers Toi.
Prophète, les jours du Messie sont arrivés,
Mais le petit garçon gît pour l'instant brûlé."

Face à la tragédie du siècle, à la tragédie des cendres, le poète hédite entre espérance et angoisse : il ne peut effacer les images d'enfants meurtris, blessés, brûlés -et si l'enfant de la prophétie était mort avec eux ? Aussi prend place dans la chanson yiddish un cri de révolte face à l'enfant souffrant, icône concrète et non symbolique des malheurs du peuple juifs : Yisrolik vend dans le ghetto ses cigarettes et sa saccharine,


"Je m'appelle Yisrolik
Je suis un enfant du ghetto
La rue est mon foyer, je n'ai plus rien
Et pourtant je siffle et je chante
Je m'appelle Yisrolik
Et quand personne ne me regarde
En cachette j'essuie une larme..."

Destin tragique d'enfants condamnés dès leur naissance à cette misère : "Dans une salle sombre de la synagogue, la veuve Fille de Sion est assise. Elle berce sans cesse son fil unique, Yidele. Elle lui chante une chanson pour l'endormir. Aylululu. Quand tu seras grand, petit juif, n'oublie pas la chanson. Raisins secs et amandes, ce sera ton métier, c'est comme ça que tu gagneras ta vie, rozhinkes mit mandlekh, dos vird sayn deyn beruf..."

F.S.

Article paru dans Sénevé


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