Sur la nativité et l'enfance de Jésus

Ce qu'on sait et ce qu'on veut savoir

Hans-Martin Moderow



"Maman, raconte-moi une histoire !" - chacun se souvient volontiers de son enfance, quand Maman commençait ainsi : "Il était une fois...". Les récits de Papa étaient plus élaborés, eux, mais plus rares. Ces histoires ont créé nos repères, elles n'ont pas seulement structuré notre monde, elles y ont introduit aussi des mécanismes du savoir. La manière dont on a repondu à notre "Pourquoi?" dessine largement notre manière de percevoir les choses autour de nous. On pourrait même dire que les histoires sont nécessaires et propres à chaque culture. Dans cette optique, elles donnent identité et orientation. Et elles rythment aussi notre vie par les fêtes et coutumes qui leur correspondent.

La tradition, qui a créé l'année liturgique, pour que nous puissons vivre cette foi, veut que nous nous rapprochions de Noël. Dans tous les pays, dans toutes les familles même, il y a des histoires et des cérémonies propres à ce temps-là. Cela n'empêche pas la récupération commerciale, cela la permet. Mais ce fait sert aussi de point de départ à un bon nombre de réflexions sur la vraie signification de Noël. On regrette volontiers les résultats de la commercialisation de l'Enfant Jésus, qui en fait de la nourriture, des poupées en pâte d'amandes.

Noël reste pourtant un temps intime. Il forme une partie importante de notre mémoire, que nous transmettons à nos enfants, de telle manière que la fête leur devienne chère également.
Malheureux ! s'écrient les exégètes en achevant leur impeccable travail pour nous ouvrir les yeux. Eh bien, ils ont raison : lorsqu'on y réfléchit un peu, on admet (mais y est-on amené contre son gré ?), que la venue de Dieu sur Terre, son Incarnation, sont déjà accomplies au moment de l'Annonciation. Cela ne va pas changer nos coutumes, mais prenons quand même du recul. Réflechissons sur ce que nous savons ou croyons savoir sur Celui qui est venu chez nous, sur l'Enfant Jésus.



Ce que nous savons de l'enfance du Christ, nous le devons aux Evangiles selon St. Luc et selon St. Matthieu. On appelle les parties correspondantes de ces textes les Evangiles de l'enfance. Or ils ne donnent pas vraiment un récit de l'enfance de Jésus, mais plutôt un tableau des circonstances qui précèdent et accompagnent la Nativité.
St. Luc commence avec un rapport sur la naissance de St. Jean -Baptiste, parce que, pour lui, l'histoire de Jésus Christ commence avec la prédication de son précurseur, et comme il paraît nécessaire a cet évangeliste de présenter la nativité du Christ, il présente aussi celle de son prédécesseur. Leurs histoires se mêlent, quand Marie et Elisabeth se rencontrent. St. Luc y insère aussi les cantiques de Marie et de Zacharie, il reprend une forme de l'Ancien Testament et affirme ainsi la continuité entre la nouvelle et l'ancienne Alliance.
Suit ce qui concerne Jésus. D'abord, l'annonce à Marie. Puis toute l'histoire de Bethléhem, qui nous apprend peu sur sa situation familiale. Marie, sa mère, que nous connaissons déjà, et Joseph, sont fiancés. Joseph est issu de la maison et de la famille de David, mais vit apparemment dans des conditions modestes, car il habite une étable pendant son voyage à Bethléhem. Les parents sont pieux, ils respectent la loi et présentent leur fils au temple.
Voyons ce que St. Matthieu nous relate. Il commence un peu brutalement avec la longue généalogie de Jésus. Puis il nous fait savoir les difficultés de Joseph à accepter la grossesse de sa fiancée. Cette fois, c'est lui qui reçoit le message d'un ange, qui le rassure complètement. St. Luc était peu prolixe en ce qui concerne la naissance elle-même de Jésus, St. Matthieu la passe complètement sous silence et arrive directement à l'adoration des Mages. Suit la fuite en Egypte, le massacre des enfants innnocents, et le retour à Nazareth. L'Evangeliste cite souvent des prophéties de l'Ancien Testament pour montrer que Jésus est le Christ.
St. Marc ne dit rien sur l'enfance de Jésus. Il en va de même chez St. Jean. Tous deux commencent par le témoignage de St. Jean-Baptiste.
La généalogie de Jésus nous est communiquée par les deux Evangélistes, qui nous disent quelque chose sur la nativité du Christ. Mais leurs listes des ancêtres du Christ ne concordent pas. Ils ont un caractère plus ou moins symbolique, car ils jouent avec des chiffres. Chez St. Luc, on trouve sept fois onze générations, chez St. Matthieu trois fois 14 générations.
Le récit de Jésus à douze ans dans le temple est propre à St. Luc. Cela marque en quelque sorte une étape de la vie de Jésus. L'enfant, nous dit-on, "croissait et se fortifiait. Il était rempli de sagesse, et la grâce de Dieu était sur lui". Il sait déjà qu'il n'est pas un enfant comme les autres. Mais il n'est pas encore parvenu à sa maturité, car St. Luc nous dit qu'ensuite "Jésus croissait en sagesse, en taille et en grâce, devant Dieu et devant les hommes." Jésus est non seulement vrai Dieu mais aussi vrai homme, et il devient homme aussi par son enfance.
En dehors de ces passages au début des deux Evangiles mentionnés, nous lisons que Jésus a plus tard appris le métier de charpentier et qu'il a eu des frères et soeurs1. Nous n'approfondirons pas la question de la vie familiale du Christ (problème de la virginité de Marie, les frères et soeur de Jesus, mariage avec Joseph ou non). "Du point de vue de l'histoire, l'enfance et la jeunesse de Jésus nous restent obscures."2



L'Eglise des premiers siècles a jugé satisfaisantes ces informations sur l'enfance du Christ, tout en se concentrant surtout sur son action publique. Mais lorsque on fait la connaissance de quelqu'un, on voudrait en savoir plus sur lui. Pour avoir quelque chose comme un récit intégral de la nativité du Christ, il faut mélanger les passages, comme l'a fait Heinrich Schütz dans sa merveilleuse Histoire de Noël3, qui, au récit de St. Luc, associe dans sa mise en musique la narration de la visite des trois mages empruntée à St. Matthieu4. Ce vide, créé par la curiosité, a été rempli par les évangiles apocryphes de l'enfance5.



Ces apocryphes font partie de l'abondante littérature des premiers siècles chrétiens. Comme l'indique le mot "apocryphe", ils sont cachés ou secrets dans le sens où ils n'ont pas été utilisés dans les églises, et ont souvent même été condammnés par les autorités ecclésiastiques6. En revanche, ils n'ont pas été exclus du canon biblique7. Ils ne sont pas inaccessibles ou cachés. Leur nombre n'est pas bien défini, et comme il n'est pas défini canoniquement, même le concept reste flou: "Sed significatio ac notio apocryphorum apud veteres fluctuavit nec apud recentiores valde firma est." Un groupe de ces manuscrits est consacré à l'enfance du Christ8. Les plus anciens datent du deuxième siècle. Parmi les écrits apocryphes, on peut distinguer trois groupes. Les apocryphes les plus anciens, peu nombreux, faisaient de la concurrence aux écrits canoniques. Pendant que le canon se formait, plusieurs livres ont été écrit pour modifier le contenu dogmatique. Ils ont eu pour but de légitimer des nouvelles doctrines. Cela a cependant accéléré le processus de codification du canon. Le dernier groupe n'apportait que des aspects supplémentaires, parmi lesquels les Evangiles de l'enfance. Nous n'allons présenter que quelques exemples importants.
Le texte le plus ancien est le Protévangile de Jacques9. Il nous relate l'histoire de Marie, c'est-à-dire sa nativité, son enfance, et la nativité de Jésus. Comme les récits de St. Luc et de St. Matthieu, ce texte met l'accent sur les circonstances merveilleuses de la nativité. Pour donner des fondements encore plus stables au dogme de la virginité de Marie, le Protévangile ne donne pas seulement une preuve de la virginité, mais il affirme aussi que la mère de Jésus a eu une naissance et une enfance miraculeuses. Ce texte apocryphe est à l'origine des légendes sur Anne et Joachim. Il interprète les textes canoniques et explique, que les soi-disant frères et soeurs étaient des cousins et cousines. Et il précise que le lieu de la Nativité du Christ était une grotte. Le Protévangile de Jacques a été condammné par l'Eglise, mais est, parmi les apocryphes, le texte le plus remarquable par ses qualités littéraires10. Et on ne saurait surestimer son influence sur l'iconographie de l'art chrétien. La grotte de la Nativité, nous la connaissons tous11.
Le deuxième texte ayant eu une certaine influence est l'Evangile de l'enfance selon Thomas12, qui consiste essentiellement en des histoires merveilleuses de l'enfance proprement dite. Ici, Jésus est déjà le Seigneur qui fait des miracles. Mais ces miracles n'ont pas grand chose à dire, ils ne sont là que pour satisfaire la curiosité d'aucuns. La qualité littéraire est pour le moins douteuse. Cet exemple montre bien ce qui sépare les apocryphes des livres canoniques. Ils ne s'intéressent guère au récit de la Passion et de la Résurrection. Mais les histoire racontées par Thomas ont néanmoins fait leur entrée dans l'art chrétien.
Le livre qui a le plus marqué les idées des chrétiens est celui qu'on nomme Pseudo-Matthieu. Bien que résultat d'une rédaction assez tardive, à savoir dans le VIIIème ou IXème siècle, ce texte fut le plus répandu. Il regroupe les légendes antérieures, il les a purifiées. Il a introduit le boeuf et l'âne dans le folklore de Noël.
Mais ce livre, repris par beaucoup d'écrivains, parmi lesquels notamment Prudentius, Roswitha von Gandersheim et Jacobus a Voragine avec sa Legenda aurea, reste, avec d'autres traditions, une base pour bon nombre des dogmes mariaux et de fêtes. Cela concerne Ste. Anne (26/7), Joachim (16/8), la Présentation de Marie au Temple (21/11), la Nativité de Marie (8/9) et l'Immaculée conception (8/12).
Pour être complet, notons que c'est l'Evangile arménien qui présente les mages comme des rois, et qui les nomme Melkon, Balthazar et Gaspard. Un grand nombre de manuscrits et de traductions nous montrent à quel point les Evangiles apocryphes de l'enfance étaient populaires en France au Moyen Âge13. Inutile de compter les écrivains,qui se sont servi des sujets fournis par les apocryphes. À titre d'exemple, on peut citer Selma Lagerlöf (Légendes du Christ), Rilke (Vie de Marie), Claudel (L'Annonce faite à Marie), et, très prochainement, Philippe Le Guillou14.



Que retenir de tout cela ? Eh bien, je m'étonne quand je regarde des documents oecuméniques. Dans les trois symboles ou professions de foi (l'apostolique, celui de Nicée, celui dit de St. Athanase), je ne trouve rien sur l'enfance du Christ Né de la vierge Marie, puis rien jusqu'à la Passion crucifié pour nous15. Faut-il oublier toutes les histoires et coutumes de Noël ? Se référer exclusivement à l'Annonciation et à Pâques, les dates qui marquent le début et l'accomplissement de l'oeuvre du Seigneur ? Non, je n'y crois pas. Certes, les Evangelistes et les symboles disent l'essentiel. Certes, on peut mettre en question tout ce qui est apparu autour de Noël16. Mais c'est à Noël que la venue du Christ devient publique. Certes, il ne s'agit que d'un état transitoire, mais l'enfant dans la crêche symbolise parfaitement la fragilité de notre espoir17.
On l'a dit, la fête de Noël risque d'être dominée par des coutumes et images apocryphes. Mais c'est à nous d'attirer l'attention sur le message d'espoir, dont Noël est seulement le commencement, c'est à nous de garder le kérygme. Et les bergers s'en retournèrent, glorifiant et louant Dieu pour tout ce qu'ils avaient entendu et vu, et qui était conforme à ce qui leur avait éte annoncé.




































H.M.

Article paru dans Sénevé


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