"Maman, raconte-moi une histoire !" -
chacun se souvient volontiers de son enfance, quand Maman commençait
ainsi : "Il était une fois...". Les récits de Papa
étaient plus élaborés, eux, mais plus rares.
Ces histoires ont créé nos repères, elles n'ont pas
seulement structuré notre monde, elles y ont introduit aussi des
mécanismes du savoir. La manière dont on a repondu à
notre "Pourquoi?" dessine largement notre manière de percevoir les
choses autour de nous. On pourrait même dire que les histoires sont nécessaires et propres à chaque culture. Dans cette
optique, elles donnent identité et orientation. Et elles rythment aussi
notre vie par les fêtes et coutumes qui leur correspondent.
La tradition, qui a créé l'année liturgique, pour que
nous puissons vivre cette foi, veut que nous nous rapprochions de
Noël. Dans tous les pays, dans toutes les familles même, il y a des histoires et des cérémonies
propres à ce temps-là. Cela n'empêche pas la récupération commerciale,
cela la permet. Mais ce fait sert aussi de point de départ à un
bon nombre de réflexions sur la vraie signification de Noël. On
regrette volontiers les résultats de la commercialisation de l'Enfant
Jésus, qui en fait de la nourriture, des poupées en pâte d'amandes.
Noël reste pourtant un temps intime. Il forme une partie
importante de notre mémoire, que nous transmettons à nos enfants, de
telle manière que la fête leur devienne chère également.
Malheureux ! s'écrient les exégètes en achevant leur impeccable travail
pour nous ouvrir les yeux. Eh bien, ils ont raison : lorsqu'on y
réfléchit un peu, on admet (mais y est-on amené contre son gré ?), que
la venue de Dieu sur Terre, son Incarnation, sont déjà accomplies au moment
de l'Annonciation. Cela ne va pas changer nos
coutumes, mais prenons quand même du recul. Réflechissons sur ce que
nous savons ou croyons savoir sur Celui qui est venu chez nous, sur
l'Enfant Jésus.
Ce que nous savons de l'enfance du Christ, nous le devons aux
Evangiles selon St. Luc et selon St. Matthieu. On appelle les parties
correspondantes de ces textes les Evangiles de l'enfance.
Or ils ne donnent pas vraiment un récit de l'enfance de Jésus,
mais plutôt un tableau des circonstances qui précèdent et
accompagnent la Nativité.
St. Luc commence avec un rapport sur la naissance de St. Jean
-Baptiste, parce que, pour lui, l'histoire de Jésus Christ commence avec
la prédication de son précurseur, et comme il paraît nécessaire a cet
évangeliste de présenter la nativité du Christ, il présente aussi
celle de son prédécesseur. Leurs histoires se mêlent, quand
Marie et Elisabeth se rencontrent. St. Luc y insère aussi les
cantiques de Marie et de Zacharie, il reprend une forme de
l'Ancien Testament et affirme ainsi la continuité entre la nouvelle
et l'ancienne Alliance.
Suit ce qui concerne Jésus. D'abord, l'annonce à Marie. Puis
toute l'histoire de Bethléhem, qui nous apprend peu sur sa situation
familiale. Marie, sa mère, que nous connaissons déjà, et Joseph, sont
fiancés. Joseph est issu de la maison et de la famille de David, mais
vit apparemment dans des conditions modestes, car il habite une étable
pendant son
voyage à Bethléhem. Les parents sont pieux,
ils respectent la loi et présentent leur fils au temple.
Voyons ce que St. Matthieu nous relate. Il commence un peu brutalement
avec la longue généalogie de Jésus. Puis il nous fait savoir
les difficultés de Joseph à accepter la grossesse de sa
fiancée. Cette fois, c'est lui qui reçoit le message d'un ange, qui
le rassure complètement. St. Luc était peu prolixe en ce qui concerne
la naissance elle-même de Jésus, St. Matthieu la passe complètement
sous silence et arrive directement à l'adoration des Mages.
Suit la fuite en Egypte, le massacre des enfants innnocents, et le
retour à Nazareth. L'Evangeliste cite souvent des prophéties de
l'Ancien Testament pour montrer que Jésus est le Christ.
St. Marc ne dit rien sur l'enfance de Jésus. Il en va de même chez
St. Jean. Tous deux commencent par le témoignage de St. Jean-Baptiste.
La généalogie de Jésus nous est communiquée par les deux Evangélistes,
qui nous disent quelque chose sur la nativité du Christ. Mais leurs
listes des ancêtres du Christ ne concordent pas. Ils ont un
caractère plus ou moins symbolique, car ils jouent avec des
chiffres. Chez St. Luc, on trouve sept fois onze générations,
chez St. Matthieu trois fois 14 générations.
Le récit de Jésus à douze ans dans le temple est propre à St. Luc.
Cela marque en quelque sorte une étape de la vie de Jésus. L'enfant,
nous dit-on, "croissait et se fortifiait. Il était rempli
de sagesse, et la grâce de Dieu était sur lui". Il sait déjà qu'il
n'est pas un enfant comme les autres. Mais il n'est pas encore parvenu
à sa maturité,
car St. Luc nous dit qu'ensuite "Jésus croissait en sagesse, en
taille et en grâce, devant Dieu et devant les hommes."
Jésus est non seulement vrai Dieu mais aussi vrai homme, et il
devient homme aussi par son enfance.
En dehors de ces passages au début des deux Evangiles mentionnés, nous
lisons que Jésus a plus tard appris le métier de charpentier et qu'il
a eu des frères et soeurs1. Nous n'approfondirons pas la
question de la vie familiale du Christ (problème de la virginité de Marie, les
frères et soeur de Jesus, mariage avec Joseph ou non). "Du point de
vue de l'histoire, l'enfance et la jeunesse de Jésus nous restent
obscures."2
L'Eglise des premiers siècles a jugé satisfaisantes ces informations
sur l'enfance du Christ, tout en se concentrant surtout sur son action
publique. Mais lorsque on fait la connaissance de
quelqu'un, on voudrait en savoir plus sur lui. Pour avoir quelque chose
comme un récit intégral de la nativité du Christ, il faut mélanger les
passages, comme l'a fait Heinrich Schütz dans sa merveilleuse
Histoire de Noël3, qui, au récit de St. Luc, associe
dans sa mise en musique la narration de la visite des trois mages empruntée
à St. Matthieu4. Ce vide, créé par la curiosité, a été rempli
par les évangiles apocryphes de l'enfance5.
Ces apocryphes font partie de l'abondante littérature des premiers
siècles chrétiens. Comme l'indique le mot "apocryphe", ils sont cachés
ou secrets dans le sens où ils n'ont pas été utilisés dans les églises,
et ont souvent même été condammnés par les autorités
ecclésiastiques6. En revanche, ils n'ont pas
été exclus du canon biblique7. Ils ne sont pas inaccessibles ou
cachés. Leur nombre n'est pas bien défini, et comme il
n'est pas défini canoniquement, même le concept reste flou: "Sed significatio
ac notio apocryphorum apud veteres fluctuavit nec apud recentiores
valde firma est." Un groupe de ces manuscrits est consacré à
l'enfance du Christ8. Les plus anciens datent du deuxième
siècle. Parmi les écrits apocryphes, on peut distinguer trois
groupes. Les apocryphes les plus anciens, peu nombreux, faisaient de
la concurrence aux écrits canoniques. Pendant que le canon se formait,
plusieurs livres ont été écrit pour modifier le contenu dogmatique.
Ils ont eu pour but de légitimer des nouvelles doctrines. Cela a
cependant accéléré le processus de codification du canon. Le dernier groupe
n'apportait que des aspects supplémentaires, parmi lesquels les
Evangiles de l'enfance. Nous n'allons présenter que quelques
exemples importants.
Le texte le plus ancien est le Protévangile de Jacques9. Il nous
relate l'histoire de Marie, c'est-à-dire sa nativité, son enfance, et
la nativité de Jésus. Comme
les récits de St. Luc et de St. Matthieu, ce texte met l'accent sur
les circonstances merveilleuses de la nativité. Pour donner des
fondements encore plus stables au dogme de la virginité de Marie, le
Protévangile ne donne pas seulement une preuve de la virginité, mais
il affirme aussi que la mère de Jésus a eu une naissance et une enfance
miraculeuses. Ce texte apocryphe est à l'origine des légendes sur Anne
et Joachim. Il interprète les textes canoniques et explique, que les
soi-disant frères et soeurs étaient des cousins et cousines. Et il
précise que le lieu de la Nativité du Christ était une grotte. Le
Protévangile de Jacques a été condammné par l'Eglise, mais est,
parmi les apocryphes, le texte le plus remarquable par ses qualités littéraires10.
Et on ne saurait surestimer son influence sur l'iconographie de l'art
chrétien. La grotte de la Nativité, nous la connaissons tous11.
Le deuxième texte ayant eu une certaine influence est l'Evangile de
l'enfance selon Thomas12, qui consiste essentiellement en des
histoires merveilleuses de l'enfance proprement dite. Ici, Jésus est
déjà le Seigneur qui fait des miracles. Mais ces miracles n'ont pas
grand chose à dire, ils ne sont là que pour satisfaire la curiosité
d'aucuns. La qualité littéraire est pour le moins douteuse. Cet
exemple montre bien ce qui sépare les apocryphes des livres
canoniques. Ils ne s'intéressent guère au récit de la Passion et de
la Résurrection. Mais
les histoire racontées par Thomas ont néanmoins fait leur entrée dans
l'art chrétien.
Le livre qui a le plus marqué les idées des chrétiens est celui qu'on
nomme Pseudo-Matthieu. Bien que résultat d'une rédaction assez
tardive, à savoir dans le VIIIème ou IXème siècle, ce texte fut le
plus répandu. Il regroupe les légendes antérieures, il les a
purifiées. Il a introduit le boeuf et l'âne dans le folklore de Noël.
Mais ce livre, repris par beaucoup d'écrivains, parmi lesquels
notamment Prudentius, Roswitha von Gandersheim et Jacobus a Voragine
avec sa Legenda aurea, reste, avec d'autres traditions, une base
pour bon nombre des dogmes mariaux et de fêtes. Cela concerne
Ste. Anne (26/7), Joachim (16/8), la Présentation de Marie au Temple
(21/11), la Nativité de Marie (8/9) et l'Immaculée conception
(8/12).
Pour être complet, notons que c'est l'Evangile arménien qui présente
les mages comme des rois, et qui les nomme Melkon, Balthazar et Gaspard.
Un grand nombre de manuscrits et de traductions nous montrent à quel
point les Evangiles apocryphes de l'enfance étaient
populaires en France au Moyen Âge13. Inutile de
compter les écrivains,qui se sont servi des sujets fournis par les
apocryphes. À titre d'exemple, on peut citer Selma Lagerlöf (Légendes
du Christ), Rilke (Vie de Marie), Claudel (L'Annonce faite à
Marie), et, très prochainement, Philippe Le Guillou14.
Que retenir de tout cela ? Eh bien, je m'étonne quand je
regarde des documents oecuméniques. Dans les
trois symboles ou professions de foi (l'apostolique, celui de Nicée,
celui dit de St. Athanase), je ne trouve rien sur l'enfance du
Christ Né de la vierge Marie, puis rien jusqu'à la
Passion crucifié pour nous15. Faut-il oublier toutes les histoires
et coutumes de Noël ? Se référer exclusivement à l'Annonciation et à
Pâques, les dates qui marquent le début et l'accomplissement de
l'oeuvre du Seigneur ?
Non, je n'y crois pas. Certes, les Evangelistes et les symboles disent
l'essentiel. Certes, on peut mettre en question tout ce qui
est apparu autour de Noël16. Mais c'est à Noël que la venue du Christ
devient publique. Certes, il ne s'agit que d'un état transitoire, mais
l'enfant dans la crêche symbolise parfaitement la fragilité de notre
espoir17.
On l'a dit, la fête de Noël risque d'être dominée par des coutumes et
images apocryphes. Mais c'est à nous d'attirer l'attention sur le
message d'espoir, dont Noël est seulement le commencement, c'est à
nous de garder le kérygme. Et
les bergers s'en retournèrent, glorifiant et louant Dieu pour tout
ce qu'ils avaient entendu et vu, et qui était conforme à ce qui
leur avait éte annoncé.
Article paru dans Sénevé
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