Sous le Soleil de l'Enfance

Harold Labesse

"Qu'importe ma vie ? Je veux seulement qu'elle reste fidèle à l'enfant que je fus." Georges Bernanos, Les Grands Cimetières sous la Lune.1

Dans l'ouvrage posthume Les Enfants humiliés, Bernanos, en proie au doute de l'écrivain qui se demande s'il n'est pas qu'un vulgaire imposteur, un vil tricheur qui abat ses formules et allonge ses simplismes, en vient à discerner en lui-même la cause profonde qui, tout à la fois, explique et génère toute son activité littéraire : "J'ignore pour qui j'écris, dit-il, mais je sais pourquoi j'écris. J'écris pour me justifier. - Aux yeux de qui ? - (...) Aux yeux de l'enfant que je fus. Qu'il ait cessé de me parler ou non, qu'importe, je ne conviendrai jamais de son silence, je lui répondrai toujours."2 Voilà donc révélée la clef de voûte qui soutient tout l'édifice, apparemment si disparate, de l'oeuvre bernanosienne, qui fait se rejoindre en un même point, rayonner depuis un même foyer, une production romanesque qui débute avec Sous le Soleil de Satan pour atteindre ses sommets avec le Journal d'un curé de campagne, et des ouvrages polémiques comme Les Grands Cimetières sous la Lune : elle est cette fidélité clamée à l'enfance, cette perpétuation, ce témoignage de l'esprit d'enfance.

Mais cette clef ne manque pas de surprendre : comment placer une telle oeuvre sous cet éclairage si particulier ? Car il n'apparaît pas toujours évident que le romancier, créateur de personnages adultes pour la plupart, ou adolescents, chez qui les enfants sont si rares, ou bien d'une allure si malveillante, comme la petite Séraphita du Journal d'un Curé de campagne, père de personnages aux prises avec un monde qui voit l'affrontement du bien et du mal, personnages terriblement humains, désespérés, cyniques parfois, ou saints, mais humbles, mais ignorants ; que le polémiste acharné qui plante d'une plume volontièrement acerbe, violente, ses banderilles sur toutes les lâchetés et médiocrités du monde qui le consternent ; que cet écrivain si contrasté puisse se justifier entièrement par référence à l'enfance, cela n'apparaît pas d'emblée évident. La fraîcheur du premier âge semble bien éloignée d'un tel univers...

C'est que Bernanos ne cultive aucune mignardise, n'exalte aucune puérilité facile : nous chercherions en vain de ce côté-là. De là que les traces de l'esprit d'enfance dans son oeuvre nous sont peut-être, de prime abord, moins familières, moins immédiatement sensibles, si nous voulions ne nous fier qu'à une représentation gentillette de l'enfance. Celle-ci prend, en effet, une toute autre signification, une toute autre dimension dans l'univers bernanosien. Il y a les fragments épars, involontaires à l'occasion, de la biographie du premier âge du maître, le retour nostalgique à la source ou l'effraction des origines au détour des pages. Il y a les constructions littéraires autour de la figure de l'enfant faites par l'écrivain démiurge3. Mais il y a surtout, et c'est là la veine qui innerve toute l'oeuvre, le Soleil qui l'illumine, la spiritualisation de l'enfance, la définition sublime d'un chemin vers la sainteté qui passe par un retour à l'esprit d'enfance.

Bernanos n'a jamais souhaité écrire d'autobiographie, de journal de sa vie : l'exercice le rebutait trop, il n'avait pas cette complaisance suffisante envers soi-même pour se prendre en propre comme matière de son oeuvre. Cela ne signifie pas pour autant que son histoire personnelle soit tenue hors du champ de la création littéraire, que son expérience intime ne se retrouve pas, de facon plus ou moins claire, convoquée sous sa plume. Cet aspect est très vrai pour ce qui concerne, par exemple, sa "mythologie politique". Bernanos vit sur les représentations qu'il s'est faites tout petit de l'histoire de France et de ses heures héroïques : ses textes politiques portent la trace de l'émerveillement, des rêveries de l'enfant sur les figures de Saint-Louis, de Bayard ou de Jeanne d'Arc4. Ses théories politiques, très semblables à celles de Chesterton, sur l'idéal d'une société féodale et chrétienne dont l'épanouissement a atteint son plus grand essor au XIIIe siècle, son rêve de restauration chrétienne dont se fait l'écho le curé de Torcy, ont leurs racines profondes dans les impressions du tout jeune Bernanos.

C'est qu'il y a, selon lui, un legs inaliénable, inaltérable même, que l'enfance fait au reste de la vie : "J'ai recu ma part de vérité, écrit-il, comme chacun de vous a recu la sienne, et j'ai compris très tard que je n'y ajouterai rien, que mon seul espoir de la servir est seulement d'y conformer mon témoignage et ma vie. Peu de gens renient leur vérité, aucun peut-être. Ils se contentent de la tempérer, de l'affaiblir, de la diluer."5 Rien, pour lui, ne résiste à l'enfant qui demeure.

Sa création romanesque en porte bien évidemment l'empreinte. Il en va ainsi pour le décor de ses romans, qui a invariablement à voir avec sa campagne de l'Artois où il passait ses longues vacances, à Fressin. Il cherche à recréer ses paysages familiers, les atmosphères de ses premières émotions, les chemins qui l'ont vu grandir. "C'est vrai, avoue-t-il, que dès que j'essaie d'imaginer des personnages, je ne puis les placer ailleurs que dans le pays de ma jeunesse (...). Il y a un mystère de l'enfance, une part sacrée dans l'enfance, un paradis perdu de l'enfance où nous revenons toujours en rêve."6 Cette fidélité aux images de l'enfance l'amène aussi à peupler son univers des êtres qui l'ont le plus marqué étant petit, ces êtres dont l'enfant, qui n'a pas encore la raison éduquée à juger des personnes selon les critères qui lui seront inculqués plus tard, perçoit seulement de façon intuitive, presque de façon animale, le caractère, dont il ne retient souvent qu'un trait, qu'une manière d'être, qu'un regard inquiétant, qu'une voix doux-sonnante. La fidélité de Bernanos à ce legs de l'enfance qu'il porte en lui est illustrée par les propos qu'il tient dans cette lettre qu'il est amené, en 1935, à adresser à une châtelaine des environs de Fressin qui avait cru reconnaître son père derrière le portrait du Comte dans le Journal d'un Curé de campagne : "Dès que je prends la plume, ce qui se lève tout de suite en moi, c'est mon enfance, mon enfance si ordinaire, qui ressemble à toutes les autres, et dont pourtant je tire tout ce que j'écris comme d'une source inépuisable de rêves."7

L'enfance est donc la matrice essentielle de l'oeuvre de Bernanos, le recueil où il puise à volonté visages, paysages. Mais il y a plus encore chez lui dans cette persistance de l'enfance8. En effet, aux images s'ajoutent bien des caractères qu'il conserve de son premier âge, et qui continuent à conformer tout son être. L'activité de son esprit se nourrit de ses peurs, de ses peines, de ses effrois, de ses joies, de ses imaginations d'alors, en perpétue, par un rejeu permanent, le souvenir. Véritablement, il n'est pas sorti de l'enfance. "Quel artiste est jamais sorti tout à fait de l'enfance ?", s'interroge-t-il. Et il poursuit : "Disons mieux, il s'y enfonce un peu plus chaque jour, c'est au coeur même de l'enfance, comme à la source de tous les rêves, qu'il va chercher sa terre inconnue."9

Mais l'enfance peut être trouble. Si Bernanos garde toute sa vie son rire d'enfant, il ne s'affranchit pas non plus de ses terribles angoisses nocturnes qui le marquent, le minent physiquement et instillent le doute dans sa foi. Il conserve aussi certaine impatience toute enfantine, qui a ses côtés riants et tapageurs, mais aussi laids et colériques. C'est cette même impatience qui l'anime dans la conclusion de ses lettres, dans ses cris d'espérance jetés dans l'envoi : "En Paradis ! En Paradis !", aussi bien que dans ses écrits polémiques fougueux, dans ses appels au réveil des consciences assoupies. Il est tout l'enfant qui ne sait pas rester en place, attendre qu'on l'autorise à sortir courir dehors, dans cette tension qu'il manifeste vers le retour du Christ. Cette impatience de l'enfance est celle qui inspire le marana tha, le Veni, Domine Jesu (Apocalypse 22:20), et c'est la même qui lui fait sans cesse demander au Seigneur : "Montre Ta Sainte Face !"

La mort constitue l'une des expériences majeures que Bernanos hérite de son enfance, sa plus grande hantise. Il ne peut faire que ses personnages ne lui soient toujours confrontés10, ne pensons qu'au curé d'Ambricourt, qui voit tant de morts autour de lui quand lui aussi se meurt. Bernanos approche de la mort, enfant, alors qu'il est gravement malade, puis elle le poursuit toute sa vie : dans les tranchées dont les épreuves l'accablent, lors de son accident de moto en 1933, lors de la guerre d'Espagne. C'est un dialogue constant qu'il mène avec cette mort qu'il sent partout autour de lui, et qui l'attend. Il faut savoir comment s'y préparer, trouver la confiance dans la promesse du Salut, se tenir prêt à l'appel. La mort est comme le foyer de toute sa vie. Et à chaque fois que, adulte, il en ressent les effets sur lui, sur ses proches, dans le monde, c'est vers son enfance qu'il se tourne, car, dans sa vision, mort et enfance, dans le Seigneur, doivent avoir partie liée. Même si nous ne la trouvons pas sous sa plume, l'assimilation du tombeau au berceau aurait toute sa pertinence. Bernanos se figure une palingénésie divine à l'oeuvre dans l'économie du Salut. Pour lui, en effet, l'âme d'enfant réapparaît à l'heure ultime, comme si la mort venait à reculons, en récapitulant tous les âges, jusqu'au plus pur, au plus essentiel, comme si elle permettait que nous renaissions sous cet état à la vie éternelle. "La suave enfance, note-t-il, monte la première des profondeurs de toute agonie."11 Plus significativement encore, il explique : "Certes, ma vie est déjà pleine de morts. Mais le plus mort des morts est le petit garçon que je fus. Et pourtant, l'heure venue, c'est lui qui reprendra sa place à la tête de ma vie, rassemblera mes pauvres années jusqu'à la dernière, et comme un jeune chef ses vétérans, ralliant la troupe en désordre, entrera le premier dans la Maison du Père."12

La fin foudroyante de Bernanos fait que la rédaction du scénario sur le calvaire des soeurs de Compiègne, les Dialogues des carmélites, nous apparaît, dans cette perspective faussée qui est la nôtre, comme sa préparation à la mort. Tout y est de sa hantise, tous les thèmes éparpillés au gré de son oeuvre sont réunis en un texte somme. Peur, angoisse du départ ; l'agonie ramenée à la Sainte Agonie ; espérance, abandon à Dieu. Bernanos livre là son testament spirituel, avec ces dernières recommandations de la prieure à Blanche : "Mon enfant, quoi qu'il advienne, ne sortez pas de la simplicité. (...) Oh ! ma fille, soyez toujours cette chose douce et maniable dans Ses mains !"13 Se confier aux mains du Seigneur, c'est être comme un enfant avec Lui qui nous guide. L'état d'enfance est le chemin du Salut pour Bernanos. Il faut redevenir enfant, exhorte-t-il par la voix de l'abbé Chevance : "Donnez à Dieu ce qu'on demande aux petits enfants !"14

L'enfance n'est plus simplement un âge, ne renvoie plus uniquement à des critères morpho-psychiques appelés à être un jour dépassés dans la succession des années, mais devient un état de l'être, un esprit à reconquérir. L'esprit d'enfance est l'horizon terrestre du chrétien, la voie sur terre de son Salut. La vie est comme un pélerinage vers ce pays d'enfance, il faut "retrouver la source des joies perdues"15, et le Paradis sera au bout du chemin. Bien sûr, esprit d'enfance et sainteté se conjoignent dans l'esprit de Bernanos, qui est tout inspiré par la "petite voie" de sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus. Il a une dévotion particulière pour la petite Thérèse, et pour tous les saints qui ont vécu dans la confiance, l'abandon, comme des enfants : Jeanne d'Arc, François d'Assise. Il lit ses oeuvres : ses Novissima Verba ne quittent pas le chevet de son lit. La marque de la Sainte sur sa pensée est évidente, et son inscription même dans son oeuvre ne l'est pas moins. Rappelons "le brave agnostique" des Grands Cimetières sous la Lune qui monte en chaire pour interpeller les dévots : "Une sainte, dont la foudroyante carrière montre assez le caractère tragiquement pressant du message qui lui est confié, vous invite à redevenir enfants."16 Et le destin tragique, mais modeste, humiliant même, enduré par le curé d'Ambricourt n'appelle de sa part que ces trois mots : "Tout est grâce." Ce sont bien sûr les mots mêmes de Thérèse.

La spiritualité de Bernanos est donc imprégnée de la doctrine de la petite carmélite de Lisieux17, de sa "petite voie" qui exalte l'esprit d'enfance. Dans La Joie, la spiritualité de Chantal est toute thérèsienne, proche de l'Histoire d'une âme ; elle est d'ailleurs la "petite fille préférée de sainte Thérèse."18 Citons donc sainte Thérèse pour mesurer mieux encore son influence dans la définition bernanosienne de l'esprit d'enfance : "La sainteté n'est pas dans telle ou telle pratique, elle consiste en une disposition du coeur qui nous rend humbles et petits entre les bras de Dieu, conscients de notre faiblesse, et confiants jusqu'à l'audace en sa bonté de Père."

Le combat chrétien, pour Bernanos, en dépit de tous les obstacles, consiste donc à préserver l'esprit d'enfance dans le monde, à oeuvrer pour cette sainteté de l'humilité enfantine. Mais le combat n'est pas solitaire : "Un chrétien ne se sauve pas seul, il ne se sauve qu'en sauvant les autres."19 Devant le spectacle tragique de l'esprit de vieillesse, de l'esprit de servitude, il faut regagner l'idéal de l'enfance, car c'est la part de l'enfance préservée qui décidera du Salut du monde.

L'histoire de l'abbé Donissan débute un soir de Noël, fête de l'enfance chère à Bernanos. La peur de l'abbé est la nôtre, celle d'avoir dilapidé, sans même le savoir, la grâce de Dieu dans son enfance. Tous les dons accordés peuvent-ils être perdus ? La grâce retirée ? Mais la nuit de Noël lui redonne confiance, et il s'éveille "plus léger qu'un petit enfant."20 Mais l'abbé Donissan rechute peu après, quand il choisit la connaissance à l'instigation du Malin, et non l'abandon à Dieu, la vertu d'enfance. "Tout est à commencer, toujours !"21 - Réveillons-nous enfants de Dieu au matin de Noël, soyons les "tout-petits"(Mt 11:25) ! La bénédiction du curé d'Ambricourt nous accompagne : "Béni soit celui qui a préservé du désespoir un coeur d'enfant !"22

H.L.

Article paru dans Sénevé


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