Veille de nuit, Porte de l'amour

Xavier Morales

"Goûtez et voyez: le Seigneur est bon ! (Ps XXXIV, 9) En lui j'ai fait mon refuge."

Une porte s'est ouverte dans le ciel ; Un veilleur s'est penché des remparts de la nuit. C'est la porte étroite et véridique, La porte de l'amour unique et vaste : "Dieu seul, suffit !" Voici le veilleur qui se retire de la ville -Toute lampe désormais inutile- "Montez plus haut sur la muraille ! Trouvez l'ami de silence dans la nuit." Voici la porte des brebis, Le coeur ouvert où se blottit la colombe ; L'amour guette par la fenêtre, Et la clef tombe au fond de l'abîme.
J'ai entendu une parole : "Le Veilleur s'est posté, Le Verbe fait silence. N'aies pas peur."



"Goûtez et voyez : le Seigneur est bon ! (Ps XXXIV, 9)

En lui j'ai fait mon refuge."

Pour commencer, Seigneur, j'ai mis des paroles rassurantes. En vérité, le chemin par lequel tu me fais monter maintenant devient ardu et pénible, mais tu ne saurais me vouloir du mal, toi qui es le souverain bien ; que pourrais-je donc craindre de toi qu'un excès d'amour ? Tu ne veux que mon bonheur et une joie plus parfaite et plus pleine dans mon coeur. J'entends tes propres paroles : "Venez et voyez !" (Jn I, 39). Je suis donc venu, et j'ai vu, j'ai goûté et j'ai vu, et je n'oublierai jamais le goût de ton amour. Je suis fortifié par cette expérience : voilà le sceau de ma confiance, et j'ai là mon refuge, tu le sais, contre tout découragement. Au moment où je m'approche de toi dans le silence approximatif de mon coeur, et que je frissonne déjà de peur dans le silence extérieur de la solitude, tandis que toi, tu t'approches de moi dans un silence infini, la conviction de ton amour pour moi est cependant comme un clou enfoncé dans un lieu solide (Is XXII, 23), de quoi tout dépend et sur lequel je peux m'appuyer de tout le poids de mon angoisse. Car je sais que tu m'as dit : "Tu comptes beaucoup à mes yeux, tu as du prix et je t'aime" (Is XLIII, 4). Et ce clou spirituel, c'est toi qui l'a fiché dans mon coeur, d'abord sensiblement dans les visites que tu m'as faites, lorsque mon coeur se mettait à brûler à cause de ta présence. Et à présent que le départ est donné, me voilà prêt pour toutes les merveilles impensables que tu veux faire avec moi, auxquelles je ne saurais penser, connaissant ce dont je suis capable : "Si tu traverses les eaux je serai avec toi, et les rivières, elles ne te submergeront pas. Si tu passes par le feu, tu ne souffriras pas et la flamme ne te brûlera pas" (Is XLIII, 2) ; je suis prêt, car je garde le souvenir de nos premiers colloques comme preuve de ta sollicitude silencieuse. Mon Maître, vainquant, par l'assurance que tu me donnes, toute peur, je peux demander ce que je n'osais pas auparavant : fais-moi passer par l'eau, fais-moi traverser le feu, que mon coeur soit enfin entièrement purifié et embrasé. Moi aussi, il me tarde que ce feu qui consumera tout l'adversaire en moi descende sur la terre, et que je sois plongé dans ce baptême d'où je ressortirai t'appartenant à toi seul, ayant repoussé les puissances ennemies (Lc XIII, 49-50) ; ma vie te sera alors entièrement remise, mon Maître, ainsi qu'à mon Père, et à l'Esprit qui vivifie, comme il a été prononcé sur moi quand déjà j'ai été plongé dans l'eau -de même que dans le baptême de la croix tu as une dernière fois définitivement remis ton Esprit entre les mains de ton Père (Lc XXIII, 46).

Une porte s'est ouverte dans le ciel ;
Je suis devant toi, clef de la maison de David (Is XXII, 22), et je me souviens de la vision de Saint Jean : "une porte était ouverte au ciel, et la voix que j'avais naguère entendue me parler comme une trompette me dit : 'Monte ici, que je te montre ce qui doit arriver" (Ap IV, 1). Mon Maître, rassure-moi en me faisant entendre de nouveau la voix que j'ai entendue quand la nuit est venue et que j'ai eu peur (Lc IX, 34-35) : "Celui-ci est mon Fils bien-aimé, écoutez-le." Cette voix ouvre une porte dans la nuée, et cette porte, elle l'identifie : c'est le Christ, le Fils du Dieu Vivant, la Parole qui reste avec nous dans la nuit. Me voici maintenant seul avec Jésus dans le silence, à contempler sa vie, et à lire et méditer la Parole, à me nourrir de ma seule nourriture.


Un veilleur s'est penché des remparts de la nuit.

Et ce silence est pour moi une nuit où il n'y a personne. Tout d'un coup, je suis tout seul. Pourtant, la voix m'a tourné vers toi, la porte dans le ciel, vers toi qui veille sur moi dans ma nuit. Le Seigneur me l'a promis : "Sur tes remparts, Jérusalem, j'ai posté des veilleurs". Et encore, "tu me visites dans la nuit" (Ps 17, 31). Voici le Veilleur, c'est toi, qui, à cause de ton trop grand amour (Ep II, 4, Vulg.), t'es penché sur moi (Lc I, 48), en faisant descendre ton Fils dans la nuit, pour qu'il soit Veilleur sur les remparts de la ville, pendant ma nuit.

C'est la porte étroite et véridique,

Voici la porte qui s'est ouverte dans le ciel : voici la porte étroite, car c'est la porte de l'amour exclusif et exigeant, qui rend pauvre et qui se débarrasse de tout ce qui n'est pas aimer -car la porte est étroite. Jésus, comme tu es exigeant, au point que cet amour que tu me proposes ne pourra grandir en joie que si je ne lui préfère plus rien. Car il faudra être capable de supporter l'exclusivité de cet amour au milieu du monde des amours multiples, si je veux être ton disciple et venir à toi (Lc XIV, 26 ; 33). Mais la promesse est tellement grande, l'amour ne saurait mentir. Jetez par dessus bord sans regret tout se qui alourdit la barque, car cet amour est véridique, il est absolument fidèle ; pas besoin de prévoir aucun repli, aucune déception.


La porte de l'amour unique et vaste :

La porte est étroite, signifiait que l'amour est unique et exclusif : mais comme il est vaste, cet amour ! En regard de lui, tout paraît rétréci, sans goût ni durée. Le chemin est rude, parce que rien ne compte plus, ni parler, ni sentir, ni déchiffrer, ni demander, ni rien ; mais il est pacifique, car Dieu ne demande plus que le silence et la paix, pour pouvoir faire en moi ce qu'il veut : "Dieu comble son bien-aimé quand il dort" (Ps CXXVII, 2). "Tu sondes mon coeur, tu me visites la nuit " (Ps 17, 3) sans que je le sache : dans la prière qui se fait maintenant désert et nuit, tu agis et me transformes sans plus me le faire sentir. Mon coeur, n'aies pas peur de ce rien qui t'est demandé ; recherche la paix et poursuis-la ; le Maître en a besoin. Contente-toi de cet unique nécessaire (Lc X, 42) : et nourris-toi de sa parole, mastique-la jusqu'à casser l'écorce, jusqu'à ce qu'elle devienne vivante devant tes yeux. et mets-la en pratique (Lc VIII, 21 ; X, 42), car il serait hypocrite de lire les signes où Dieu dit ce qu'il veut pour ce temps, et de ne pas l'appliquer (Lc XII, 56).


"Dieu seul, suffit !"

Voici le grand secret, le fondement qui rend tout possible, la découverte qui commence tout abandon : J'ai trouvé que quand Dieu était seul dans mon coeur, même si sa présence est si subtile et invisible, cela me rassasie ! Mon Maître, vivre avec toi toute ma vie, je sens que cela est possible, nous pas à cause des forces que j'aurais face aux sacrifices, aux séparations et aux manques qu'un tel choix demanderait -car tout cela je vois bien que j'en suis bien incapable par moi-même, mais à cause du but lui-même qui suffit à m'attirer à lui sans que je tourne les yeux en arrière. Qui, lorsqu'il a trouvé la perle de grand prix, pourrait refuser de tout vendre de ce qu'il a pour l'acquérir (Mt XIII, 45) ? Et il gagne au change infiniment. Alors je répète les mots qu'a employés Sainte Thérèse de Jésus : "Seul Dieu suffit", le reste n'est rien et n'a plus de place en moi quand Dieu devient tout pour moi au point que la tente de mon coeur est prête d'éclater (Is LIV, 3). Alors, la seule chose que je demande, ce que je cherche, c'est d'habiter la maison du Seigneur tous les jours de ma vie, pour savourer la douceur du Seigneur (Ps XXVII, 4), contempler l'amabilité de Dieu pour toujours (St Augustin, Lettre ˆ Proba).


Voici le veilleur qui se retire de la ville

Néanmoins, dans la nuit mon coeur se serre, car le Maître a quitté le milieu de la ville pour gagner les remparts ; tout en promettant d'être avec nous jusqu'à la fin du monde (Mt XXVIII, 20), il est monté et s'est éloigné de notre vue. Regarde, je tremble comme un enfant dès que sa mère s'écarte un instant ! Mais mon maître me rassure : "Que votre coeur ne se trouble pas !" (Jn XIV, 1), "Si vous m'aimiez, vous vous réjouiriez" (Jn XIV, 28). Et ainsi, tu me laisses ta paix dans la nuit (Jn XIV, 27).


-Toute lampe désormais inutile-

Comme j'ai peur dans la nuit que ma lampe n'ait plus d'huile, car je connais ma faiblesse (Mt XXV, 1-13) : pourrai-je veiller toute la nuit ? Et tes disciples qui se sont endormis... Mais du fait que tu me laisses cette paix pour que rien ne me trouble dans la nuit, je n'ai plus besoin de la lumière d'une lampe (Ap XXII, 4), mon coeur est fixé dans la confiance que tu veilles sur la muraille, même si je ne te vois pas. Et l'espérance aussi me rassure ; bientôt s'achèvera la nuit, "il n'y aura pas de nuit" (Ap XXI, 25) et le Veilleur de nouveau descendra des remparts pour être au milieu de la ville, pour avoir sa demeure avec nous (Ap XXI, 3), et être son flambeau (Ap XXI, 23).


"Montez plus haut sur la muraille !
Alors, fort de cette paix et de cette confiance malgré la nuit, sans plus te sentir en bas dans la cité, je lève non plus les yeux mais la pureté de ma foi vers la hauteur de la muraille. Et je vois que cette hauteur est double (Sir L, 2), mon regard contemple dans ton humanité ta divinité, où plus exactement s'élève maintenant de ton humanité à ta divinité inaccessible et impensable. Ainsi, "par l'humanité du Christ, montons jusqu'à sa divinité" (Aelred de Rielvaux), sur le rempart élevé de la divinité à laquelle il veut nous faire participer (II Pi I, 4).


"Trouvez l'ami de silence dans la nuit."

"Cherchez et vous trouverez" (Lc XI, 9). Demandez dans la prière la paix et l'amour, et ils vous seront donnés. Cherchez, fouillez la Parole de Dieu qui est comme un champ qui cache un trésor (Mt XIII, 44), et vous trouverez la joie, la nourriture pour le chemin, le pain qui rassasie. Frappez à la porte véridique : elle s'ouvre dans le ciel, malgré la nuit (Lc XI, 8), car Dieu s'est levé au milieu de la nuit pour donner le pain. En entendant les coups de son ami, "il fut prit de pitié" (Lc X, 33) ; aucun ami n'est comme lui. Maître, apprends-moi ton amour, pour que je ne me laisse pas vaincre par le silence : nulle angoisse désormais quand tu ne me parles pas, car tu as été témoin dans la nuit soudaine qui enveloppa ta mort que ton amour était là dans le silence et la solitude. Mon bien-aimé, toute la nuit, je te cherche, et il me semble que je ne te trouve pas ; je parcours la ville à ta recherche et je ne te trouve pas (Ct III, 2). -Mais non, ne te lève pas, tiens-toi en paix dans la nuit, je suis monté sur les remparts.


Voici la porte des brebis,

Mais, comme elle est singulière, cette porte étroite, car c'est la porte des brebis (Jn X, 7) ; combien elle m'est familière, je ne saurais avoir peur ! "Celui qui entre par la porte est le pasteur des brebis", "les brebis connaissent sa voix" (Ibid.). Le Seigneur est aussi mon Berger (Ps XXIII), il apprête une table pour moi, il me prépare une place auprès de son Père (Jn XIV, 2). Et je répète encore : une porte s'est ouverte dans le ciel !


Le coeur ouvert où se blottit la colombe ;

Mais quand cette porte s'est-elle ouverte ? Quand s'est ouvert ton côté. Car alors, au milieu du silence de ta mort et de ton immobilité, j'ai trouvé un refuge dans ta plaie. "Terre-toi dans le rocher (Is II, 10) qui est le Christ (I Co X, 4)". J'aimerais m'exclamer comme Saint Bernard : "Puissé-je, comme la colombe, habiter le creux du rocher (Ct II, 14)". Là, prêt de ton coeur, j'écoute les battements qui inondent la nuit, l'amour ouvert sur l'univers entier. Et alors, plus besoin de mots, ni de touchers sensibles, mais seulement ce "toucher subtil, délicat" dont parle Saint Jean de la Croix, car ces battements me suffisent : je veux bien vivre caché dans le Christ (Col III, 3) !


L'amour guette par la fenêtre,

Voici ce qui est plus fort que tout : l'amour ouvre toutes les portes, son appel est plus séduisant que l'or, plus excitant que tous les parfums, plus enivrant que le vin (Ct I, 2-3). Car "l'amour est fort comme la mort" (Ct VIII, 6). Dieu, tu me guettes à travers la fenêtre (Ct II, 9), et la fenêtre c'est le Christ (S. Bernard) : le trou dans le mur c'est ton humanité, la fenêtre, c'est ta présence dans la nuit. Comme je voudrais que cette fente s'élargisse, mais non, tout d'un coup, en te retirant de moi, tu vas m'apprendre qu'il n'y a plus de mesure, que tu n'es présent ni selon l'étroitesse d'une fente, ni selon l'écho en réponse à mes cris d'abandon :


Et la clef tombe au fond de l'abîme.

Plus de clef (Ap IX, 1), plus de hauteur ni de profondeur, plus de mesure à ton amour, je l'ai compris, plus de sentir, mais bien plus que le sentir. L'abÓme est renversé, il n'y a plus d'angoisse, plus de cri (Ps 129, 1), mais le silence et la paix : fais en moi selon ton amour, il n'y a plus de limite une fois abandonnée entre tes mains la garde de mon coeur. Et je supporterai que ta Parole se fasse comme un glaive qui pénètre profondément, plus profondément que je ne m'y serais attendu, peut-être : au point d'arriver jusqu'aux jointures du corps et de l'âme. Mais calme, calme, Maître de mon intérieur, l'angoisse qui me prend alors, quand je n'ai plus la clef de ta venue ; tu viens sans que je le sache, car tu ne t'arrêtes plus à l'antichambre de ma conscience, ou au vestibule de la joie sensible, cette joie de l'Epouse impatiente qui voyait entrer l'Epoux. Non, tu pénètres maintenant jusqu'à la jointure de ce qui fait mon être, pour pouvoir tout relier à toi.


J'ai entendu une parole : "Le Veilleur s'est posté,

Quel grand paradoxe : tout est silencieux, tout bruit a cessé, il ne se passe plus rien dans mon coeur, et pourtant, une Parole retentit. Il n'y a plus de voix dans le désert, mais j'ai gardé la Parole, et elle demeure en moi, elle n'est plus qu'Esprit, plus qu'un vent subtil, "aspiration de l'Esprit Saint dans l'âme" (Saint Jean de la Croix, Cantique Spirituel, 39, 3). Voilà celui qu'envoie le Veilleur du haut des remparts, et sa vigilance sans bruit comble la nuit.


"Le Verbe fait silence. N'aies pas peur."

O Maître, voici où tu m'as conduit : dans la nuit, où toi qui es Verbe, tu te fais silence, où toi qui pris la forme d'un homme, tu te fais invisible, où toi qui es le Fort, tu te fais si fragile. Rassure-moi encore une fois au moment de me conduire sur ce chemin. Dis-moi de nouveau : "ne crains pas", afin qu'en moi s'accomplissent des merveilles, comme Marie aussi, troublée par la salutation singulière de l'ange, à qui tu as donné, avec l'opération en elle d'une chose incroyable, la confiance pour se laisser faire.

Seigneur, j'ai compris que je ne t'aimais pas, que c'était toi qui aimait en moi : comme me voilà soudain sec dans la nuit, comme une citerne à laquelle on a retiré son eau. Seigneur, je ne suis qu'un récipient de ta grâce ; et je n'ai plus rien à dire que "je ne sais pas" (Ct VI, 12).

X.M.

Article paru dans Sénevé


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