Entretien avec le Malin



Marie-Amélie Dutheil de La Rochère


Chers talas, voici une interview exclusive ! Une rencontre exceptionnelle avec une créature hors du commun ! Et je ne vous rapporte pas le long périple effectué par notre reporter pour rejoindre le lieu de rendez-vous...

Sénevé — Bonsoir, Monsieur.

Le Diable — « Monseigneur », si vous voulez bien. Ou « Altesse », ou « Vénéré Maître », mais franchement, « Monsieur », c'est d'un petit-bourgeois...

S. — C'est-à-dire que je ne peux pas trop, vous voyez... Que diriez-vous de « Votre Malignité »?

D. — Ridicule, mais passons. Je vois bien que vous n'êtes qu'un niais sans avenir auprès de moi...

S. — Merci du compliment, Votre Malignité. Et merci d'avoir bien voulu recevoir le Sénevé en votre capitale de Pandémonium.

D. — Joli nom, n'est-ce pas ?

S. — ...

D. — C'est du grec, ignare ! Cela signifie « lieu de tous les démons ». Je sais que là-haut, certains l'utilisent pour décrire un lieu désordonné, mais croyez-moi, ici, tout est organisé ! Je n'aime pas la désobéissance...

S. — On m'a dit que vous aviez déménagé et perdu votre pluriel au passage. Est-ce vrai ?

D. — De nouveau, c'est un problème d'ignorance. Moi, je n'ai jamais habité aux Enfers, encore heureux ! Mon domaine à moi, c'est l'Enfer, où je règne en maître absolu et c'est ici depuis toujours. Les Enfers, c'est le domaine d'Hadès, qui est un sinistre personnage. Chez moi, on s'occupe des morts, on ne leur laisse pas le temps de s'ennuyer... Chez lui, c'était morne plaine éternelle pour tout le monde.

S. — C'était ?

D. — Celui que je ne veux pas entendre nommer ici a mis à sac les Enfers, vous êtes au courant, tout de même ! C'est de Sa faute si vous croyez que les braves gens montent au ciel à leur mort : avant, ils allaient sous terre, comme c'est assez logique pour des enterrés...

S. — J'y suis ! Vous parlez de Notre Seigneur Jésus-Christ !

D. — Ha ! Taisez-vous ! Ne prononcez pas Son Nom ici !

S. — Ben quoi ? Vous en avez peur ?

D. — Je Le hais, j'ai fait tout ce que je pouvais pour contrarier Ses plans ! Et Il a osé venir jusque dans le monde souterrain pour me défier !

S. — Euh, à l'origine, c'est vous qui L'avez défié, non ?

D. — C'est tout ce qu'Il méritait. Avoir autant de pouvoir que Lui et le gâcher avec des médiocres comme les humains... Je ne comprendrai jamais.

S. — C'est à cause des hommes que vous vous êtes révolté ?

D. — Les hommes ! Quelle engeance ! C'est moi la plus belle des créatures, la plus forte, la plus intelligente, la plus brillante ! C'était à moi qu'Il aurait dû offrir de partager Sa Vie. Au lieu de ça, Il choisit de misérables vers de terre affublés d'un corps matériel hideux et fragile... Pour le reste, d'ailleurs, mes différends avec Lui sont innombrables et ne vous regardent pas.

S. — Très bien, Votre Malignité. Au fait, pouvez-vous nous parler de votre nom à vous ?

D. — Ah, mon nom... J'en ai beaucoup, tous plus significatifs les uns que les autres. D'abord, en hébreu, dans votre gros Livre, je suis l'Adversaire, Satan. J'aime bien cet aspect polémique. En grec, je suis le diable, , c'est-à-dire « le diviseur », « le calomniateur » : ça, c'est pour mon talent à semer la zizanie... En latin, c'est Lucifer, « le porteur de lumière ». Je ne l'aime pas beaucoup, celui-là, il fait référence à ma destination d'origine. Mais je suis libre, moi, et j'ai choisi mon destin ! Et puis, il y en a plein d'autres, j'ai tellement d'adorateurs : Belzébuth, Bélial, Asmodée... On me confond aussi souvent avec mes sous-fifres, hélas.



S. — C'est vrai, vous intervenez dans la Bible. Qu'est-ce qu'il vous avait fait, ce pauvre Job ?

D. — Pff... Je n'aime pas beaucoup les gens à qui personne n'a rien à reprocher. Je regrette un peu de lui avoir laissé sa femme, ceci dit : sur le moment, je me suis dit qu'elle serait la goutte d'eau qui ferait déborder le vase, mais au bout du compte, je me demande s'il n'a pas tenu bon simplement pour la contrarier...

S. — Il n'est pas le seul à vous avoir résisté, pourtant ! Saint Antoine, par exemple...

D. — Évidemment ! C'est facile aussi, quand on se réfugie sous les ailes de l'Autre. Ceux que je fais succomber, ce sont ceux qui croient pouvoir me tenir tête à eux tout seuls... et les idiots qui ne font pas attention à moi, persuadés que je n'existe pas !

S. — En parlant de ceux qui succombent à votre pouvoir, combien de pensionnaires avez-vous ?

D. — Secret défense !

S. — Vous savez, certains espèrent que vous n'avez personne...

D. — Je vous ai dit que je ne dirai rien. Inutile de continuer dans cette voie.

S. — Bon... Et vous-même, la rédemption, ça ne vous tente pas ?

D. — Pauvre cloche ! Je ne suis pas un petit être insignifiant enfermé dans le temps et la matière ! Mon choix est un choix éternel, fait en toute connaissance de cause, de manière irrévocable. C'est exactement ce qu'on appelle un péché contre l'Esprit, vous voyez : aucune circonstance atténuante et une ferme volonté de rester ce que je suis.

S. — Mais c'est idiot ! Vous n'avez aucune chance de gagner ! Et en plus, vous ne pouvez pas être heureux, loin du Créateur !

D. — Ça, c'est mon problème.

S. — Alors, trouvez-vous les Yézidis stupides, eux qu'on a qualifiés d'adorateurs du diable parce qu'ils croient en votre Salut ?

D. — Peuh... Je m'en moque, moi, des Yézidis ! Si vous croyez que je me suis soucié d'un autre que moi-même à un moment quelconque, vous vous fourrez le doigt dans l'oeil jusqu'à l'omoplate !

S. — Mais vous, vous nous intéressez beaucoup, vous savez. Cela fait longtemps que l'on s'interroge sur vous.

D. — Je sais, je sais. C'est ce brave Zoroastre — Zarathoustra si vous préférez — qui a commencé. Ahriman, voilà le nom qu'il me donnait. C'était pas mal, son truc, j'étais aussi puissant que l'Autre au début. Et puis, bien sûr, les théologiens ont fini par se dire que l'Autre, le Gentil, devait être plus fort que le Grand Méchant. C'est affligeant, cette volonté de toujours faire triompher le Bien !

S. — Il y a eu les manichéens, aussi.

D. — Ha, ha, ha ! Ils m'ont bien fait rire, ceux-là ! Tous ces gens qui croient parvenir à la pureté grâce à une ascèse terrible... Et qui c'est qui les attend au tournant du péché d'orgueil ?

S. — Euh... vous ?

D. — Quelle perspicacité ! Ah, ces braves manichéens... Je leur dois quand même un joli titre : « Prince des Ténèbres », ça, c'est classe !

S. — Et de nos jours, d'être remplacé par le concept de « Mal », ça ne vous vexe pas trop ?

D. — Bof... Je m'en fiche, en fait. C'est évident que « Libera nos a Malo », en bon latin, c'est plus « Délivre-nous du Malin » que « Délivre-nous du Mal », mais vous savez, je n'ai pas besoin qu'on me personnifie pour agir. Ce n'est pas très important que mes esclaves soient conscients d'être tombés sous ma coupe. Je trouve même très amusant de les voir affirmer leur liberté alors que je les ai complètement asservis !

S. — Et votre apparence, justement, comment est-elle en vrai ?

Les anges déchus


D. — « En vrai » ? Jeune imbécile, rien n'est vrai en moi ! Mon apparence... Je vous rappelle que je suis censé être un ange déchu, un pur esprit donc. Un esprit n'a pas d'« apparence » particulière !

S. — On vous associe pourtant à différents symboles et images...

D. — Oh, ça va ! Le dragon, le serpent, le bouc... Je sais ! Mais je préfère personnellement la « beauté du diable », allez savoir pourquoi, même si c'est sous la forme du serpent à pattes que j'ai obtenu mon plus beau succès.

S. — Dites donc, vous êtes sacrément susceptible !

D. — Je dirais « diablement susceptible », tout au plus...

S. — Et vous n'êtes pas mécontent de tous les contes folkloriques qui vous ridiculisent ?

D. — Voyons, ce sont des diablotins incompétents de sous-catégorie qui sont impliqués dans ce genre d'affaires ! Moi, je me réserve pour les projets importants. Par exemple, j'envoie mes serviteurs posséder des gens sans intérêt et moi, je vais tenter mon véritable ennemi au désert.

S. — Et vous échouez lamentablement, malgré votre ruse.

D. — Si vous tenez à repartir d'ici, surveillez vos remarques ...

S. — Oups, pardon... hum... c'était une tentative habile, citer l'Écriture.

D. — Oui, je suis assez fier de moi. C'est souvent très efficace et c'est mon grand plaisir. Détourner les moyens envoyés par l'Autre pour aider Ses chers humains, voilà qui me convient ! Dans le monde actuel, c'est très facile : les gens ont une information partielle et partiale sur tant de points que je peux manipuler à ma guise autant de crétins que je le souhaite. Même les plus perspicaces ont du mal à déjouer tous mes pièges.

S. — Il faut dire que vous êtes soit à la mode, soit nié.

D. — Ah, les campagnes de pub orchestrées autour des péchés capitaux... J'aime beaucoup ! Le mieux, ce sont ceux qui me plaignent d'être aussi détesté. Ha, ha, ha ! Quelle naïveté ! Et je ne vous parle pas de ceux qui pensent faire un acte de rébellion magistral en prétendant m'admirer... C'est une bonne époque pour moi : beaucoup d'idoles, beaucoup d'orgueil moral, cette mode de l'inversion des valeurs et du relativisme...

S. — Qu'appelez-vous « orgueil moral » ?

D. — Je vous en ai déjà parlé, tête de linotte ! Quand on ne croit plus guère au péché originel et qu'on est persuadé d'avoir les valeurs morales adéquates, on est très vulnérable. Je suis puissant, vous savez. Michel peut toujours fanfaronner avec ses armées célestes, contre moi, il aurait de la peine sans l'aide de l'Autre. Alors, une petite âme humaine mal défendue, vous comprenez bien qu'elle n'a aucune chance !

L'archange saint Michel, figure du combat spirituel


S. — Vous êtes inquiétant, brr...

D. — Je suis là pour ça. Pour vous asservir, vous faire souffrir et faire de la peine à l'Autre. C'est tout le sens de l'existence que j'ai choisie. D'ailleurs, il faut que je retourne travailler un peu, moi. J'ai du désordre, de la haine et de la violence à répandre un peu partout...

S. — Pour les vivants ou pour les morts ?

D. — Les vivants, les vivants. La plus grande partie du travail consiste à tenter de les faire damner : punir les morts envoyés ici, c'est un boulot un peu répétitif de débutant.

S. — Eh bien, merci de votre accueil, en tout cas. Je ne vous dis pas au revoir, vous comprenez, j'espère.

D. — De toute façon, ne vous faites pas d'illusion : même si vous finissez ici, vous êtes un trop petit gibier pour que je m'occupe moi-même de votre cas. Je compte bien ne plus jamais vous avoir en ma présence !

S. — Je partage tout à fait vos sentiments. Salut !

D. — Pas pour moi, merci.

M-A. D. de L.R.


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