Méphistophélès et le destin historique de l'Allemagne

Le diable à l'oeuvre dans l'histoire

François Gerardin


« Den Bösen sind sie los, die Bösen sind geblieben ».
Méphistophélès


La nature du diable n'est pas d'apparaître tout entier en sa terreur, d'un seul bloc et aux yeux de tous. Bien plutôt, c'est dans l'éparpillement, comme son nom l'indique, dans un chaos d'actions contaminées par le mal que son être se manifeste, mais sans qu'il soit possible bien souvent de le mesurer. Le diable, ou le Négateur, exerce une fonction annihilatrice, il est même une anti-nature dont l'être vise à défaire ce qui est.

Ces deux caractères du multiple et du négatif obscurcissent donc notre perception de l'action du diable lorsque ce dernier agit dans le cours tumultueux des événements historiques, voire dans notre entourage et, pourquoi pas, en nous-mêmes. Ce n'est souvent qu'au prix d'un examen de conscience douloureux ou d'un acte de pénitence exigeant que l'on se rend compte de la forte emprise du mal sur nos volontés. Le mal tel qu'il est, le mal tel que nous le percevons, la chose est très ambiguë. La réalité du mal est pour ainsi dire insaisissable, et pourtant elle se manifeste avec une évidence crue et une brutalité inouïe. Elle a tout le mystère d'une personne, et c'est pourquoi elle en est une. L'apparition du mal appelle sans doute d'elle-même et à destination de l'homme un effort de représentation. Chercher à se figurer le diable, c'est imputer à une personne, à un monsieur avec qui on s'imagine pouvoir parler, les accès de sauvagerie qui pour la raison demeurent incompréhensibles. À proprement parler, le diable n'est pas à l'oeuvre ; bien plutôt il abolit les accomplissements de l'homme, il est un maître de désoeuvrement des choses. Mais se le représenter tel une personne, c'est d'une part accepter un auteur du mal, d'autre part en appeler à la volonté bonne contre les forces de perversions. Un témoignage de cette manière de saisir le diable à l'oeuvre dans le devenir d'une nation et du monde et, parallèlement, de souligner la grandeur morale de l'être humain, nous est fourni par l'oeuvre de vieillesse de Thomas Mann, Doktor Faustus, publiée en 1947 et saluée pour être son ultime chef-d'oeuvre.

I. Que l'on s'imprègne d'un contexte, celui de ce que certains ont appelé l'« abîme » ou la « catastrophe » allemande, savoir le triomphe temporaire puis l'anéantissement du IIIième Reich : l'interrogation portant sur la présence de forces démoniaques à l'oeuvre dans l'histoire s'y fait brûlante, jusqu'à susciter la théorie d'un Sonderweg, d'une anomalie allemande. C'est le sentiment de Thomas Mann sur ce qui arrive à son pays.

II. Le personnage central du roman, Adrian Leverkühn, symbolise le destin historique de ruine et d'anéantissement de l'Allemagne ; il voue son génie musical aux puissances malfaisantes, mais ce pacte avec le diable, métaphorique du malheur allemand, trahit une pensée de la décadence du génie allemand, musical et théologique.

III. Il me semble néanmoins que Mann, à la fin de sa vie et alors qu'il sent imminente la victoire destinée à renverser le régime nazi, voit dans son oeuvre un témoignage de la responsabilité du penseur et de l'écrivain, ce qu'il appelle « Humanität », l'ensemble des qualités morales acquises au contact des chefs-d'oeuvres de l'esprit, mettant un frein au mal inscrit collectivement dans la nature de l'homme.

Comme beaucoup d'intellectuels allemands de son époque, Thomas Mann est convaincu, jusqu'à la défaite de la Grande Guerre et aux troubles révolutionnaires qui s'ensuivent, que le peuple allemand est le plus fort d'Europe et emprunte une voie particulière dans son accession à la modernité politique et culturelle. Le caractère allemand, le Deutschtum, est doué d'un génie propre qui surpasse en fécondité les autres. L'Allemagne ressaisie, unie et confiante en elle-même, même au prix de trois guerres, dispose d'une supériorité indéniable qui justifie ses prétentions expansionnistes en Europe centrale et dans le monde. De fait, Thomas Mann grandit et fait ses premiers pas littéraires à l'époque de la Weltpolitik, censée offrir au peuple allemand un destin digne de sa grandeur. L'Allemagne est en proie à un « égoïsme complètement naïf », complètement destructeur.

Quand éclate la guerre, le narrateur de Doktor Faustus restitue l'enthousiasme allemand en des pages puisées aux souvenirs de l'auteur:
«Nous étions certains [...] que le vingtième siècle nous appartenait et qu'une fois finie l'époque bourgeoise inaugurée quelques cent vingt ans auparavant il aurait à se renouveler sous le signe de ce qui est allemand, sous les signe d'un socialisme militariste dont la définition n'était pas complètement terminée ».
La thèse d'un destin hors du commun échu à la nation allemande a changé de fonction au lendemain de la seconde guerre mondiale : bien loin d'appeler au délire de puissance, le mot d'ordre est à la normalisation de l'Allemagne et de sa mise à l'école des valeurs libérales de l'Europe occidentale. Avant 1945, la voie hors norme est un motif d'orgueil ; après la défaite, elle devient l'outil que les historiens utilisent pour rendre compte du mélange de modernité industrielle et scientifique et d'archaïsme social et politique dont souffre l'Allemagne, Max Weber dénonçant déjà dans ses écrits politiques la féodalisation de la grande bourgeoisie du Reich.

Dans ce cadre historique de bouleversements s'esquisse en contrepoint, selon un jeu de symbolisation ou plutôt de résonances orchestrées par l'art narratif de Mann, la vie d'Adrian Leverkühn : faite du même qui de répète et d'une oeuvre musicale foisonnante nourrie de la très grande culture musicale allemande, elle reflète ce qu'est au fond, selon l'auteur, l'histoire de l'Allemagne. Adrian grandit dans la petite ville de Kaiseraschern, puis, où qu'il aille habiter, à Pfeiffering près de Munich, à Palestrina dans les monts du Latium où il rencontre le diable, son génie froid et hautain le retranche de la communauté des hommes et prépare une voie spécifique à son génie créateur. Tout se ressent en effet de l'éternel retour qui, selon Nietzche, règle le devenir de toutes choses : en Adrian semble se réincarner le génie de Wagner, lui-même l'émanation de la fougue romantique de Beethoven. Les noms de réformateurs de ses camarades d'études de théologie de l'université de Halle suggèrent que les troubles qui secouent l'Allemagne ne sont pas sans lien avec le siècle de Luther. Il est certain qu'un démon hante, aux yeux de Thomas Mann, l'histoire de son pays, s'il est vrai que l'allemand au moyen duquel Adrian et le diable communiquent n'est autre que le moyen haut allemand du XVIième siècle :
«Ne parle que le vieil allemand ! — C'est précisément ma langue préférée. Parfois, je ne parle absolument que l'allemand ».
Le diable, dont la présence n'est attestée que par le récit qu'en a fait Adrian et que son ami, par ailleurs le narrateur, recopie pour le lecteur, semble être la perversion de ce qui selon Thomas Mann fait toute la qualité de l'âme allemande, l'Innerlichkeit, ou intériorité. Il unit au mythe de Faust une vision désespérée de l'histoire où les mêmes gestes absurdes se répètent. Le diable pour lequel il se prononce a adopté une forme à le fois radicale et intimiste : il est le démon d'un personnage en intime accord avec l'histoire de son peuple et se manifeste biologiquement par la syphillis, suggérée à mi-mots, que le musicien aurait contractée en 1906. La Teufelszene ou rencontre avec le diable n'a plus le sel d'auparavant, mais elle est toujours porteuse des mêmes interrogations: dans Faust, le très célèbre Méphisto, né du génie du jeune Goethe, est tantôt l'être qui au début du livre de Job met Dieu au défi, tantôt un homme du monde dont les pouvoirs ne satisfont que piètrement les aspirations de débauche de Faust rajeuni. Il nous est un être très proche, il joue de la sensualité de tous, de Faust comme du spectateur, et il n'est pas jusqu'à son nom qui ne signale sa puanteur : Méphisto le méphitique, source d'exhalaisons sulfureuses et infernales. Pourtant, il vient aussi de loin, d'un lieu aussi éloigné qu'est immémorial l'imaginaire populaire dont il est issu. Goethe hésite, est-il un représentant des Enfers, le suppôt insignifiant de Belzébuth, ou la personne qui elle-même est le mal ? Est-il un diable ou véritablement le diable ? Sans doute Thomas Mann se demande-t-il quel est le rang du démon allemand dans l'armée infernale des diables et autres serviteurs de satan, il est agité par l'idée que les choses ne puissent qu'empirer et atteindre ce qui est derrière l'indicible et l'horrible, en une nuit plus profonde encore que l'obscurité la plus totale, tout au fond du gouffre.

La tentation de Faust, Eugène Delacroix


Or sa réponse ne sombre pas dans le désespoir. Au contraire, tout chez le narrateur, l'ami d'enfance d'Adrian Leverkühn, Serenus Zeitblom, invite à faire sienne la recherche d'une certaine noblesse de l'esprit. Des hommes obscurs, les « Dunkelmänner » de la Renaissance, au Goethe des grandes hymnes morales, en passant par Lessing, se manifeste la lignée humaniste de la littérature allemande dont Thomas Mann, quand il se réfugie en Californie et y vit loin de son pays d'origine, tire toute la fierté dont peut se prévaloir un éminent représentant de la culture allemande en exil. L'épigraphe, ajoutée aux derniers moments de rédaction de son oeuvre, résume cette impression finale que lui révèle la relecture de son oeuvre. Ces vers de Dante qui précèdent les premières pages du Doktor Faustus expliquent peut-être pourquoi Thomas Mann, contrairement à Stefan Zweig, n'a pas connu le sort funeste de ce qui s'appelle en allemand une « mort libre », suicide libérateur d'un monde absurde :
« Ô muses, ô grand esprit, aidez-moi à présent,
ô mémoire qui écrivis ce que j'ai vu,
c'est ici que ta noblesse apparaîtra
».
(trad. Jacqueline Risset)
Thomas Mann se fie à son génie humain, non au démon qui gouverne ses forces créatrices. Son coup de maître est peut-être ceci, produire un roman dont l'ambition est d'embrasser l'histoire de son pays et d'en donner une interprétation de grande portée, donc un roman historique, et en même temps affirmer que la nuit n'est jamais si complète qu'elle offusque le jour, donc la bonté dont est capable l'homme. Le prix Nobel de littérature, agnostique, se fait le champion, en des temps troublés, d'une « confiance antidiabolique », d'une foi en l'autre de Méphistophélès. C'est, en langage chrétien, le plus puissant barrage à l'oeuvre du diable, l'enseignement des Béatitudes que transmet le Christ, le pouvoir de la Miséricorde.

F.G.


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