Ubi venit plenitudo temporis, misit Filium suum factum ex muliere, (...) ut adoptionem filiorum reciperemus.
4cm Ga IV, 4-5. Lumen Gentium 52.
Le but de ces pages est de proposer quelques points pour fonder une intimité personnelle avec Jésus. Peut-on s'engager dans un investissement affectif sur la personne de Jésus; est-il légitime ou encore trop mondain? La connaissance de Dieu qui est traditionnellement évoquée, en considération de sa transcendance, sous une forme apophatique, négative, abolit-elle la possiblité d'un rapport d'intimité où entrerait en jeu l'affectivité, voire le désir?
Avant de se confronter précisément au mouvement paschal par le quel le chrétien, mort au monde avec le Christ, ressuscite à Dieu d'une vie nouvelle, il convient de revenir au centre du christianisme: Dieu fait homme, la croisée des chemins entre la transcendance divine et l'immanence de l'histoire humaine, la concrétisation ultime, dans l'Incarnation, de l'échange, du commerce existant entre Dieu et son peuple, exprimée dans l'image de l'échelle de Jacob. Je propose donc de contempler de nouveau le mystère de l'Annonciation (Lc I, 26-38). Ce que nous y annonce l'ange, c'est nous seulement la venue, tant attendue, du Messie libérateur d'Israël, mais son Incarnation: sa prise de chair. ``Il a pris chair de la vierge Marie". Du fait qu'elle a conçu et enfanté le Christ, Marie a un rapport particulièrement charnel avec lui: il est tout simplement de sa chair à elle. Et elle l'aime avant tout de l'amour naturel, terrestre, d'une mère pour son enfant. Aussi le vieillard Syméon peut-il lui prédire: ``Et toi-même, un glaive te transpercera le coe ur!" (Lc II, 34). La passion du Seigneur sera aussi la passion de Marie, car ils sont liés dans la chair.
Peut-on étendre cette relation charnelle de Marie avec Jésus à tout chrétien? La typologie Marie-Église nous met sur la voie d'une telle généralisation, mais ne l'assure pas encore assez rigoureusement. En effet, Marie connaît dans la chair et dès le début l'intimité que les autres hommes connaissent par adoption depuis la croix. La relation ``génétique" qui lie le chrétien à Jésus et lui permet de se dire ``fils" avec le Fils existe déjà d'emblée de manière naturelle pour Marie. Marie connaît déjà la nouvelle Vie en la portant en elle, et n'a pas besoin, elle de qui le Christ a partagé la chair, de passer par la conformation du baptême, par laquelle le chrétien est rendu semblable au Christ dont il partage la mort et la vie: ``Si nous mourons avec lui, avec lui nous ressusciterons", dit Paul. Si l'on prend la Rédemption au sérieux, on ne peut se contenter de la réduire à une substitution purement conceptuelle, où le Christ, assumant nos péchés, meurt pour nous, sans que nous soyons contenus de fait dans sa passion. Or, la passion est tout autant un événement physique, charnel qu'une opération théologique: pour preuve l'accent mis par le Christ, dans ses apparitions-attestations après la Résurrection, sur la réalité physique de son corps de Réssuscité (Lc XXIV, 41-43; Jn XX, 27). Il faut donc tenir pour acquis que la substitution sur la croix concerne non seulement la nature humaine du Christ comme forme, mais la chair, le corps, comme ``matière" de cette nature. Il faut alors conclure que non seulement c'est notre humanité au sens général qui est clouée sur la croix, en Jésus, mais notre chair. À Pâques, en Jésus le Christ, c'est ma chair qui souffre et qui ressuscite, comme en témoigne le baptême: non seulement nous passons à notre tour par la mort et la Résurrection, mais plus proprement nous puisons notre part dans ce qui a été opéré, une fois pour toutes, par la passion du Christ, accomplie ``pour nous". C'est en lui, lors de sa passion et de sa Résurrection qu'a été accompli notre baptême véritable et efficace. Jésus livré ``pour la multitude" contient en quelque sorte par avance la récapitulation de tous les élus et les fait passer avec lui lors de sa Pâque de la mort à la vie; et c'est une manière de comprendre la réalité du corps mystique: si nous formons le corps du Christ, c'est qu'il a porté notre humanité, et par conséquent notre corps sur lui depuis son Incarnation. Cela conduit donc à comprendre ce corps mystique comme une réalité très concrète et presque physique. La réalité du corps mystique permet, en dernière analyse, une relation avec Jésus de chair à chair, de la même chair, depuis que dans le baptême, nous lui sommes incorporés. Ainsi est confirmée la typologie Marie-Église: l'une comme l'autre sont liées charnellement au Christ, l'une comme l'autre voient leur relation au Christ définie par l'Incarnation, la ``prise de chair".
Je propose d'accepter ce point comme un fondement théologique pour une
intimité presque sensuelle avec Jésus: il faudrait maintenant y
ajouter un développement spirituel par la doctrine des ``sens
spirituels". Je renvoie ici aux essais de K. Rahner et de H. Urs von
Balthasar, et veux me contenter d'en tirer une conclusion roborative
quant à notre devoir de prière, dont il a déjà été question dans
``Pour une ligne éditoriale de Carême". Pour présenter mon idée sans
circumvolution, on pourrait dire que le fait d'être, hommes, doués
d'un corps et des sens, est lui-même déjà un devoir de prière, avant
la considération de la vocation spirituelle de l'homme. Ce qui revient
à rappeler que la vocation spirituelle de l'homme est déjà contenue,
en deçà de toute ``révélation", de toute ``parole" sur sa
destination, sur la question de savoir pourquoi il a été créé (je
pense ici au ``Principe et fondement" des Exercices Spirituels de
Saint Ignace), dans son être tel qu'il est fait.
En effet, le simple fait, événementiel et non de révélation, de la
passion rédemptrice, nous a, si l'on accepte la proposition
théologique avancée ici, lié dans notre chair même à la chair de Dieu
le Fils (celui des trois de la divinité qui a pris chair). Et cette
intimité, donnée de fait par l'Incarnation, est ce qui est acquis
comme une prise de conscience dans la prière. La prière est la
réalisation de ce fait, il est notre juste devoir de prendre
conscience que Jésus a souffert pour nous, avec notre chair, sur la
croix, qu'il a en quelque forcé notre intimité, que de notre côté nous
devons réaliser, maintenant qu'elle nous est donnée. Une exigence
radicale naît à la croix, contrepartie de l'effacement de la dette du
péché par le sacrifice du Fils, celle d'être digne de notre fraternité
avec le Christ, de notre lien charnel, naturel (de nature) avec le
Christ, de ne pas le rejeter, surtout de ne pas en faire un cadeau
pour rien (Paul dit ``de ne pas le réduire à néant") mais d'être à la
hauteur. Je remarque en passant que j'aurais pu arriver à la même
conclusion d'exigence en contemplant l'amour absolu de Jésus pour moi:
dans
l'amour encore exprimé sur la croix où son coeur est transpercé
d'amour, explose encore d'amour pour moi, une réponse d'amour est
exigée: être autant aimé exige d'aimer en retour. Simplement, en
choisissanr la voie de la chair de Jésus, je veux en arriver à
proposer, comme contenu possible de l'exigence déduite, un certain
type de prière où l'affectivité entre légitimement, comme je viens de
le prouver, en jeu. De plus, il s'agit non seulement (Sacré Coeur)
d'être remué par un si grand amour, ce qui peut nous arriver à des
moments de prière privilégiés, forts..., mais pas tout le temps, mais
même d'expérimenter à chaque fois que nous prions, quelle que soit
notre désolation où notre consolation, la permanence d'un lien charnel
que rien ne peut effacer. Bref, cette légitimité de l'affectivité ne
recouvre pas (seulement) les élans presque extatiques, crise de
larmes, sueurs etc. que nous imaginons parfois chez les grands saints,
mais tous les moments où nous prions.
Pour finir, je veux affirmer la conscience que j'ai de ne donner ici
qu'une proposition (en fait deux, une théologique puis une
spirituelle). Par-delà la validité de cette proposition, peut-être un
peu ardue à suivre, le but est simple: justifier par la contemplation
du mystère divin et humain l'élan donner à l'Église vers la prière,
élan qui fait de la prière une exigence, sans quoi dire que l'on
``suit le Christ" est vide.
Article paru dans Sénevé
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