Vous autres, vous lisez l'office du vendredi saint. Et au fond, vous vos en fichez un peu, vous autres pécheurs. Voilà, vous lisez l'office du vendredi saint. C'est au printemps. Bien qu'il fasse toujours un temps affreux pour le vendredi saint. Demandez plutôt aux scientifiques; à nos savants; à nos plus savants météorologistes. Enfin le beau temps vient. D'ailleurs il fait toujours un temps affreux toute la semaine sainte. Vous lisez donc l'office du vendredi. C'est presque Pâques, pour vous, c'est une préparation, ce n'est qu'une préparation à Pâques. Déjà les cloches de Pâques sonnent dans votre mémoire. Ce n'est pas le vendredi saint, c'est l'avant-veille de Pâques. Le vendredi, dans toutes les semaines, c'est l'avant-veille du dimanche. Et le dimanche est généralement le surlendemain du vendredi. C'est du moins ce que l'on croit. Surtout que ces deux-là sont groupés dans la même semaine. Alors le vendredi on ne pense plus qu'au dimanche.. On touche Pâques de la main. Le choeur des cloches de Pâques chante déjà dans les oreilles. On n'a plus qu'à étendre la main pour toucher, pour avoir Pâques. Le choeur des cloches de Pâques sonne aux oreilles, bourdonne déjà dans toutes les mémoires. On y est déjà. Vous lisez donc, aussi vous lisez, vous chantez même donc cet office des morts, cet office du vendredi, cet office de la mort, et vous n'y êtes point. Vous le chantez et vous ne l'entendez point. Vous n'entendez point cet office effroyable, commémoration, écho rituel, écho solennel d'une mort mémorable: d'une effroyable agonie. Vous autres chrétiens, vous autres pécheurs, au fond vous vous en fichez.
Le vouvoiement constitue d'abord, dans le cadre de la fiction
dialogique, une parole de Clio qui prend à partie son
interlocutrice: l'âme charnelle. Mais derrière l'histoire se profile Péguy, ainsi que le vouvoiement interpelle aussi ses
lecteurs (tous les autres du livre) - Michel Butor n'a rien
inventé dans LA MODIFICATION! Plus précisément encore,Péguy s'adresse aux pratiquants (ces autres au-delà du porche
de l'Église, dans telle église). Ces deux publics se recoupent: Péguy est à l'époque lu par certains catholiques, et la
scène religieuse ici décrite est une...lecture. Mais celle-ci,
loin d'être l'idéale opération commune du lisant et du lu,
semble trop éloignée de Dieu: la sainteté de Jésus, le
vendredi où elle éclate, la fête posthume de ce vendredi
saint, l'office de cette fête, le texte de l'office de cette
fête, la lecture du texte de l'office de cette fête et enfin
son lecteur - vous. La composition générative de la phrase met en relief une foule de génitifs. Tous ces compléments marquent
autant de distances par rapport au Christ; sont-ils nécessaires ou
superflus? Lisons. L'attention de celui qui parle se focalise sur le
sujet, sous la lumière crue de l'omniscience psychologique. Vous
parlez d'âme et dans l'esprit cela vous est égal: la semaine
dite sainte, un vendredi pas comme les autres, la célébration
de la passion, votre lecture même. Le ton familier (vous autres)
et grossier (se ficher de) du récit provient du statut du texte
dialogué comme de la désinvolture de notre propre conduite: le
vouvoiement fait passer au banc d'accusation. Accusez, levez-vous;
asseyez-vous: la messe. Notre tort - péché selon les termes
ecclésiastiques - autorise à l'autre (qui nous dit autres)
toutes les vulgarités; car c'est nous qui y sommes. Mais pour se
confesser, reste la stratégie des euphémismes: un peu, avant
beaucoup et passionnément - si je puis dire. Si nous refusons ce
petit aveu, l'apostrophe se précise: vous autres pécheurs. Ici
homme n'a point de sortie: qu'il dénie encore, en bloc, et le
péché d'orgueil le saisit. Mais ces deux phrases
programmatrices, sommaires vont vite en besogne. Il faut analyser le
passage - ce dont se charge le texte même. L'évocation
concrète se déploie qui met en scène ce dont il s'agit.
Comme l'excuse recourt toujours aux circonstances atténuantes, le
Je accusateur prend les devants et indique le temps - celui qu'il fait
et l'autre qui passe - (le mot printemps pose le décor) sur le mode
comique: l'on constate par expérience une corrélation entre le
calendrier liturgique et la situation météorologique - entre
Paris et Orléans (puisque Péguy n'a que rarement quitté cet
axe) voire partout sur terre! Remarquons que chaque phrase
typographique ne correspond plus qu'à une proposition: touche au
tableau; et qu'une concessive s'oppose à toutes les connotations qui
s'attachent au nom du printemps. La sûreté du rappel des faits
peut être prouvée à tous (comme le marque l'apparition du
nous): l'impératif invite à demander le témoignage des
spécialistes, des experts. Exhortation rhétorique (en rythme
ternaire) puisque le récit continue sur l'embellie, l'arc-en-ciel -
avec un clin doeil à l'hémistiche: Enfin Malherbe vint. Puis
s'effectue un brusque retour (le discours oral de Péguy se
plaît à briser la linéarité) appelé par les
facéties de l'association d'idées: d'ailleurs(...) Le
renforcement de la première affirmation généralise la loi
précédente (à vrai dire Péguy a pâti, les 6, 7 et
8 avril 1908, d'une grippe due à la fraîcheur et aux
averses1 Si le lecteur rechigne toujours à s'identifier au personnage lisant du texte, voici une
troisième reprise incantatoire (donc).Notre pensée alors se
trompe à calculer du temps qui dure: les sauts et gambades de
notre conscience quittent la lecture, inanimée. Projection indue:
Pâques ne s'approche pas; nulle fonction temporelle qui n'aille
(à quelle limite?) se fondre dans ce jour. Idée (pour nous)
seulement, idée fausse; mécanisme du rapprochement: les
sonorités (PREsque, PRÉparation). L'erreur consiste dans
l'identification qui, faisant fi des nuances (le je-ne-sais-quoi & le
presque rien comptent), réduit la valeur originale du présent
(dans la reformulation de c'est en ce n'est que). Prospective non
seulement abstraite mais vécue. Or Pâques - matériellement
-, qu'est-ce? Les oeufs, les cloches bien sûr. L'anticipation (sur
laquelle insiste l'adverbe déjà en début de phrase), parce
que nous avons tous des souvenirs de Pâques, surgit du
passé - par où elle reste absolument inévitable. Alors
s'engage une catastrophe: le jour, pourtant logiquement semblable dans
les deux cas, change d'appellation et donc de tonalité. Là
encore, une loi s'applique, sans exception, reposant sur le bon sens
que rend la bonhomie du tour maladroit pour un styliste: Le vendredi,
dans toutes les semaines, c'est l'avant-veille du dimanche. Cette
relativisation temporelle rate la singularité des jours, ne peut
que manquer le contenu qui définit tous les jours un à un
plutôt que leur successivité l'un après l'autre. L'humour
vient de l'insistance: la phrase suivante formule la réciproque
mais avec un doute subit (la modalisation généralement et la
restriction de la phrase d'après) devant le truisme. Plus grave:
notre propre découpage du temps, la conception de la temporalité qui nous est familière poussent à ces
évidences. Non seulement à deux jours d'écart mais dans la
même semaine; la conclusion est bête à dire (alors n'a pas la rigueur d'un donc) mais tous, c'est-à-dire cette fois: vous,
nous, celui qui parle sont obnubilés (on, les hommes) par
Pâques; et la disposition de la liturgie, la progression même
du calendrier contribuent à cet esquivement du
vendredi2 . L'allégresse accentue les effets
de cette prescience: nous ne sommes plus du tout à ce que lisons.
La reformulation mime cette bonne nouvelle, redite de soi à soi,
dans la jouissance de l'annoncer. Le schème:
On...toucher/Pâques+Le choeur des cloches de
Pâques...déjà/les oreilles s'amplifie dans son rythme (binaire quand il revient). L'expression commune trouve sa pleine
application: On y est déjà. Voici donc ce qui se produit sous
le simple vocable de lecture de l'office: une mauvaise lecture
distraite au fil de sa propre pensée (une lecture des yeux); une lecture active selon les apparences (une lecture à haute voix);
une lecture orale spécifique (le chant déglise). Qu'oubliez-vous? Ceci, trop proche, refoulé: le jour des morts -
sans euphémisme puisque revient l'accusation qui pointe le lecteur
par le vouvoiement; le vendredi; le jour de la mort - sans crainte
superstitieuse de la prononcer. Trois lectures différentes n'y font
rien. Le ton s'anoblit: ne...pas -> ne...plus et on -> nous; mais
prend par là des accents bibliques. Bizarre action de prière qui oublie la passion,
bizarre activité qui oublie sa propre réception. Non muets
mais sourds, nous occultons plutôt - dans un oubli volontaire - de l'adjectif effroyable montre l'écho réel entre l'agonie
le
fait de la mort et de la mort (du fils) de Dieu. La répétition
(entrée dans la mort autant que combat contre elle) et le texte.
Jamais le suffixe -able, comme dans mémorable, n'a si peu
signifié la possibilité: l'office porte bien son nom; il
répond à une obligation, une sorte de devoir de mémoire.
Son objet ne se désigne qu'avec distance: un deux-points introduit
la référence. L'ultime reprise tranche alors sur la dignité
de toute la phrase Vous n'entendez point (...) qui culminait en
l'effroyable agonie (où l'adjectif cette fois postposé participe
de la variation taxique et lexicale de la phrase: la réalité
en question ne s'atteint que par approximations). Une précision
nous intéresse et vainc nos derniers retranchements: les
chrétiens sont par définition des pécheurs -même si
l'inverse est faux. Puissent nos coeurs (au fond) ne pas changer le
rite, le solennel en leurs synonymes dépréciatifs. Avant que
le Fils ne s'asseye à la droite du Père, pendant la Passion, le
Père a-t-il abandonné le Christ, avant que ne l'abandonnent
à l'habitude nos coeurs fermés? Je vous laisse
réfléchir à cette parole sur la création et le salut,
relevant respectivement de l'ordre de la nature et de l'ordre de la
grâce - âge qui se superpose à l'autre (sans idée de
hiérarchie) depuis l'Incarnation (op. cit. pages 1228-1229):
Loin de s'annuler, loin même de se diminuer d'importance, ces
deux grands mystères, le mystère du premier et le mystère
du deuxième testament, le mystère de Dieu le père et le
mystère de Dieu le fils jouent l'un sur l'autre et directement comme
les deux pièces essentielles de notre mécanisme spirituel central.
Article paru dans Sénevé
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