C'était au temps du Moyen-Âge. En ces temps-là, pas de demi-mesure :
certains pouvaient tout et les autres n'y pouvaient rien. Un jour un
pauvre paysan eut un démêlé avec un fermier général : sa vache ne
vêlait pas et ne donnait pas de lait.
-- Elle est malade, dit le fermier général.
-- Elle attend son heure, dit le paysan.
Elle eut un veau trois jours plus tard. Mais pour le punir de l'avoir
contredit, le fermier général chassa le paysan de son lopin de
terre. Le serf ne pouvait même plus gagner son pain en pesant tout le
jour sur le soc de sa charrue. Il se dit : ``Le seigneur passe pour
n'être pas mauvais bougre. Je m'en vais voir au château s'il
peut me tirer d'affaire.'' Il implore les gardes, franchit le
pont-levis, force quelques portes et pénètre dans la pièce où le
suzerain banquette. Le voyant là, tout misérable, avec ses mains
calleuses et ses habits crottés, l'autre, grand seigneur, lui jette
une pièce d'or. Elle roule à ses pieds. Il ne la prend pas.
-- Ah ça ! Ce n'est pas un mendiant ordinaire qui nous arrive. Que
me veux-tu, l'homme ?
-- Je veux, seigneur, que vous me fassiez justice.
Et il raconte comment on l'a injustement chassé.
-- Tu veux ta terre, c'est cela ? Mais écoute : comment veux-tu que
je te rende ce qui n'est pas à toi ?
Les autres rient. Le serf courbe la tête. Une idée lui vient :
-- Je sais, seigneur, je ne suis qu'un pauvre serf, si pauvre que
je ne m'appartiens même pas à moi-même. Depuis ma naissance, je suis
à vous. N'allez-vous pas vous rendre justice à vous-même ?
Le seigneur est touché par cette logique et lui promet son lopin. Le
serf a une idée :
-- Vous êtes à table et vous banquetez. Vous êtes cent, vous avez
de quoi nourrir deux cents pauvres sur cette table. Ne serait-il pas
juste que je ne reparte pas le ventre vide, moi qui suis votre
sujet ?
Le seigneur incline la tête et le fait assoir parmi la joyeuse
assemblée. A la fin du repas, le pauvre s'approche à nouveau,
s'incline humblement et dit :
-- Pardonnez-moi de vous importuner encore, seigneur. Je m'effraie
moi-même de mon audace. Mais il y a trente femmes jolies qui
cherchent un époux dans cette salle et moi, je suis seul, aucune ne
prête attention à moi. Ne serait-il pas juste de réunir ceux qui
cherchent chacun de leur côté ?
Le seigneur médite un moment et lui demande de lui désigner la
demoiselle qui lui a plu. Il consent au mariage. Mais le pauvre semble
sur des épines et dit à la fin, n'y tenant plus :
-- Seigneur, vous avez tant fait pour moi que je n'ose vous
demander davantage. Pourtant cette dame que vous me donnez ne pourra
jamais consentir à être la femme d'un pauvre paysan ou bien, si vous
le lui ordonnez absolument, elle me méprisera avec la plus noble
férocité. Vous qui êtes riche et puissant, cela ne vous coûte rien
de m'élever, moi qui vous appartiens. Et ainsi vous aurez fait
oeuvre juste et charitable.
Le seigneur consent, lui donne un titre, des terres, des rentes. Un
jour le paysan, métamorphosé en grand seigneur, s'entretenant avec
lui, lui dit :
-- Je suis riche et puissant, j'ai femme et enfants, et pourtant je
suis tourmenté. Car je ne suis pas votre égal. Je sens que je suis
né serf, et que je ne suis ce que je suis maintenant que parce que
je suis la chose que vous avez faite. Montrez-moi jusqu'où va votre
pouvoir, et défaites le dernier noeud qui m'humilie. Donnez-moi
une nouvelle naissance et donnez-vous une descendance.
Le seigneur l'adopte et fait de lui son fils.
Mais sur le seigneur le temps passe et il semble insensible au poids
des années. Toujours vaillant et généreux, il trône et rend la
justice. Son nouveau fils dépérit dans son ombre et se morfond. Un
jour, n'y tenant plus, il entre dans la chambre où le seigneur s'est
retiré seul pour se reposer. Il s'est armé d'une épée qu'il tient
devant lui toute nue. Le seigneur, quand il le voit entrer, lui et
son épée, lui dit :
-- Et après tout cela, n'était-il pas juste que tu m'aimes ?
Alors le paysan entend un grand fracas et il se retrouve couché sur la
terre froide de son pauvre lopin, comme s'il se réveillait d'un songe,
avec un morceau d'épée tordue entre les mains.
Article paru dans Sénevé
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