L'idée de justice divine, dans ce qu'elle a d'apparemment terrible et menaçant, est de celles qu'acceptent le plus mal nos contemporains. Quant à nous, nous avons parfois tendance, quand on nous objecte l' ``infortune de la vertu'', à la réserver prudemment pour le retour du Christ. Pourtant, la justice divine, est, dans une certaine mesure, déjà à l'oeuvre. ``Tu juges le monde avec justice'' dit le psalmiste. Si je vis vraiment de ma foi, les conséquences n'en sont-elles pas fondamentales ? Devant ce Dieu juste, deux peurs m'habitent ou me guettent, intimement liées au mystère du mal. Je crains d'abord de perdre mon statut de juge devant le monde, devant les autres ou devant moi-même. Chaque jour, l'information médiatique, les personnes que je croise, ou tout simplement mes propres échecs me donnent à constater le drame de la souffrance. Oser alors affirmer que le Seigneur est juste, c'est accepter que cette justice me dépasse entièrement. Mais je crains aussi de perdre le rôle de juste dans lequel je me complais tant. Car m'exposer à la lumière ineffable de la justice de Dieu, c'est m'attendre à voir apparaître, comme des taches d'ombre, tout ce qui dans ma vie y fait obstacle. Si Dieu est juste, suis-je perdu ?
``Dieu serait-il injuste ? Certes non !''2 Combien d'occasions, en une seule journée, de ruminer contre la justice du Père et de refuser la louange qui lui est due ! Combien de fois mon jugement est contrarié par celui d'un Autre qui choisit ou permet des événements bien agaçants ! Affirmer alors que Dieu est juste, c'est accepter de lui céder la place de juge que j'accapare si facilement. Le Seigneur a créé le monde et l'a jugé bon3 ; moi aussi, il a jugé bon de me créer !4 Il y a Quelqu'un avant moi qui a décidé de mon existence et de celle des autres. Ce constat est primordial pour la vie de tout chrétien. ``La première pierre du seuil de la maison humaine est l'acceptation qu'il y ait quelqu'un avant nous.''5 Devant le mystère de l'existence, la tentation est grande de s'instituer seul juge : Dieu devient le grand Absent ou, plus subtilement, se trouve transformé en un simple concept dans la prison de ma pensée. Je me fais un Dieu à ma mesure : je peux le qualifier de juste, mais c'est abstraitement, sans l'expérimenter au quotidien comme tel. Car c'est alors moi qui juge de tout et de tous - et juger l'autre, n'est-ce pas conspirer secrètement contre Celui qui l'a créé ? Choisir d'expérimenter la justice divine, c'est fonder ma vie, non sur un système conceptuel, ni sur ma sensibilité, mais sur un Autre. Ma raison et mes sens ne sont pas bannis, loin de là : ils sont remis à leur place, c'est-à-dire subordonnés à la louange. ``Le potier ressemble-t-il à l'argile pour qu'une oeuvre ose dire à Celui qui l'a faite : 'Il ne m'a pas faite' et un pot à son potier : 'Il ne sait pas travailler' ?''6 Dire du fond du coeur notre louange au Seigneur devant un métro en retard ou un voisin de table désagréable, voilà la folie qui peut transformer tout doucement ma vie. Quitter le rang de juge pour se soumettre, n'est-ce pas ce que précisément le Christ nous a appris, en se présentant comme accusé à notre tribunal humain ?
Or quand je perds ma prétention à être le juge de ma vie et du monde - ce que Saint Paul proclame en écrivant aux Corinthiens : ``Je ne me juge pas moi-même. (...) Mon juge, c'est le Seigneur''7 - je ne peux plus accuser ou nier Dieu au nom d'une morale humaine, qui verrait dans la souffrance un démenti de sa présence. Non que je considère désormais la souffrance comme quelque chose de juste en soi. Mais j'ose croire que Dieu lui-même l'a subie (et la subit encore, pour moi !) jusqu'à son extrême limite. ``Ce fut dans le Christ une douleur indicible, multiple et mystérieuse. La douleur la plus forte qu'on puisse imaginer.''8 Car sa souffrance physique fut doublée d'une souffrance morale qu'on ne peut concevoir. Alors tout change : je ne suis plus le juge condamnant Dieu pour injustice au tribunal de ma raison. Au contraire, au coeur de l'injustice, j'accepte, en tant qu'homme, que le souverain Juge se fasse victime à mes côtés, lui qui vient porter mes propres souffrances. En me remettant à ma place, j'accepte d'être aidé par un Autre. A la mort de Clavel, Jean Daniel disait : ``Avec lui, on avait toujours l'impression d'avoir affaire à un être accompagné.''9 Celui qui renonce à la place de juge découvre que le Juge est avant tout un compagnon.
Si je mets Jésus Christ sur le trône de ma vie, la solitude est donc définitivement rompue. Mais il ne s'agit pas seulement d'une présence apaisante : le Seigneur instaure un échange. A ses apôtres, Jésus dit : ``Je ne vous appelle plus serviteurs, mais je vous appelle amis, car tout ce que j'ai appris de mon père, je vous l'ai fait connaître.''10 Le serviteur accomplit les préceptes de son maître sans avoir besoin de lui donner toute la profondeur de son être. Il reste d'un certain côté son propre juge, car sa dépendance vis-à-vis d'un autre est extérieure. Le Christ me demande bien plus : il réclame ce qu'il y a de plus profond en moi, ma capacité à offrir et à recevoir de l'amour. Il m'invite à la réciprocité. ``Le rêve de tout amour humain de faire fusion dans l'existence, de ne faire qu'un, réellement, pleinement avec celui qu'on aime, est irréalisable entre êtres humains. Cela devient réalité dans la communion au Christ.''11 Chaque matin, remettre ma vie et ma volonté entre les mains de Dieu : quelle douce perte ! Quelle métamorphose la journée subit-elle alors ! On peut toujours refuser de vivre cet amour ; mais on ne peut en contester la réalité chez ceux qui font ce pari. Vécu dans l'oraison, il met dans le coeur une force qui dépasse l'imagination. ``Un savant a dit : ``Donnez-moi un levier, un point d'appui, et je soulèverai le monde''. Ce qu'Archimède n'a pu obtenir, parce que sa demande ne s'adressait point à Dieu et qu'elle n'était faite qu'au point de vue matériel, les Saints l'ont obtenu dans toute sa plénitude. Le Tout-Puissant leur a donné pour point d'appui :LUI-MEME et LUI SEUL ; pour levier :l'oraison, qui embrase d'un feu d'amour, et c'est ainsi qu'ils ont soulevé le monde''12
``Où donc est le droit de se glorifier ?''13 Combien me reste-t-il à acquérir pour expérimenter en ma vie ces conséquences de la justice de Dieu ! ``Oh non, répondrait sainte Thérèse, comme elle le fit un jour à sa soeur Céline, ne dites pas acquérir, dites plutôt 'à perdre'.'' De fait, proclamer que Dieu est juste, c'est renoncer à mes plaintes, à ma solitude et à mon indépendance. Mais une autre partie de moi-même est menacée : mon autosatisfaction. Car si j'accepte de m'agenouiller devant le Saint Sacrement en ouvrant mon coeur à la lumière de la justice éternelle, les conséquences sont prévisibles : je verrai, par différence, tout ce qui en moi refuse la lumière. Je serai obligé de briser l'armure, et de reconnaître avant tout la blessure qui est en moi, cette fragilité que je n'aime pas et que je cherche à fuir. Quel pas me demande le Christ ! Perdre le rôle de juste que j'endosse avec tant de complaisance ! Il s'agit de passer d'un désir de ``faire le bien'' à la greffe que nous propose Jésus et qui suppose deux blessures, la mienne et la sienne. ``Il n'y a, il n'y aura jamais pour une créature finie et limitée une autre manière de devenir infinie que d'accepter cette ouverture du coeur, la blessure qui ouvre à une greffe, et de la vivre comme une dépendance.''14 C'est la Pâque de Simon-Pierre qui, au moment où Jésus est arrêté sur le Mont des Oliviers, tire le glaive pour le défendre, mais découvre, après son reniement, que le Seigneur lui demande autre chose : ``Simon, fils de Jean, m'aimes-tu ?''15 Dès ce monde, Dieu vient m'apporter sa justice consolatrice, il vient me ``rendre justice'' en faisant de l'injustice subie avec amour le chemin d'une joie insoupçonnée. ``Heureux les affamés et assoiffés de la justice, car ils seront rassasiés.''16 Pour recevoir cette consolation, qu'elle soit d'aujourd'hui ou de demain, il me faut accepter ma propre désolation.
Certes le Seigneur me console, mais il m'accuse aussi. ``Il (le Paraclet) établira la culpabilité du monde en fait de justice et en fait de jugement.''17 Quel profond mystère que cette justice à la fois consolatrice et accusatrice ! M'exposer au regard de Dieu, c'est, immanquablement, découvrir en moi le pouvoir de l'injustice. Le curé d'Ars raconte avoir demandé deux fois au Seigneur la lumière sur lui-même, et ne plus avoir recommencé à cause du désarroi où il avait été alors plongé. De fait, le péché contre l'homme, le seul véritablement dénoncé dans notre société, prend racine dans un péché beaucoup plus grave et plus terrible : le péché contre Dieu. Si je définis moi-même ce qu'est le péché et l'injustice, je finis par lui donner un sens parfaitement égoïste, et je ne parle plus de l'homme en soi, mais de l'homme ``en moi'', c'est-à-dire de ``l'homme qui s'identifie avec ma classe sociale, avec mon idéologie, avec mes propres raisons, ou bien de l'homme que je peux utiliser comme argument contre mes adversaires, pour leur prouver leurs propres erreurs.''18 C'est à la seule lumière du jugement divin que je peux avoir une idée de mon péché. Si la justice de Dieu est alors qualifiée de colère ou de jalousie, ce n'est pas à l'image de la colère ou de la jalousie humaine : chez l'homme, ce sont des signes de faiblesse. Dieu, au contraire, ne craint rien pour lui-même, mais sait que, lorsque je m'écarte de lui, je me livre au mensonge et au néant. ``La jalousie de Dieu est le signe en lui, non pas d'une imperfection, mais de son amour et de son zèle.''19 Si le Seigneur montre sa justice en nous consolant et en nous accusant tout à la fois, c'est parce que ces deux attitudes sont la marque d'un même amour. ``Intentez un procès à votre mère, intentez-lui procès ! Car elle n'est pas ma femme, et moi je ne suis pas son mari. Qu'elle écarte de sa face ses prostitutions et d'entre ses seins ses adultères.(...) C'est pourquoi je vais la séduire, je la conduirai au désert et je parlerai à son coeur.''20
Mais la contemplation de la justice du Père, révélée par le Fils dans l'Esprit, me mène plus loin encore : je dois reconnaître non seulement ma blessure et mon péché, mais mon impuissance à me conformer aux exigences de Dieu. La justice divine, avec le Christ, ne repose pas avant tout sur la loi, mais sur la foi : elle est d'abord justification. ``Dieu l'a exposé, instrument de propitiation par son propre sang moyennant la foi ; il voulait montrer sa justice, du fait qu'il avait passé condamnation sur les péchés commis jadis au temps de la patience de Dieu ; il voulait montrer sa justice au temps présent, afin d'être juste et de justifier celui qui se réclame de la foi en Jésus.''21 C'est du reste l'accomplissement de la promesse vétéro-testamentaire, car la justification exclut définitivement le droit de l'homme de se glorifier - autre manière de s'élever contre son créateur. Mes moments de découragement ou de manque d'attention à ceux qui m'entourent, mes échecs au coeur même de la mission que le Seigneur me confie aujourd'hui, me révèlent mon incapacité à aimer Dieu et les autres. Sainte Thérèse a expérimenté avec une intensité particulière cette impuissance, elle dont la vocation était de prier et qui s'endormait régulièrement pendant les longues heures d'oraison ! Dans ce cas, je n'ai qu'à accepter du Seigneur la sainteté elle-même. Non pas cesser d'agir en m'en remettant à Dieu, ce qui n'est pas confiance, mais paresse. Plutôt, tout en oeuvrant de mon mieux, me laisser transformer par la justification que m'offre le Christ. ``Je désire accomplir parfaitement votre volonté et arriver au degré de gloire que vous m'avez préparé dans votre royaume, en un mot, je désire être sainte, mais je sens mon impuissance et je vous demande, O mon Dieu ! d'être vous-même ma sainteté.''22
Vivre de ta justice, Seigneur, c'est donc renoncer à juger et à me
justifier ! Donne-moi de perdre toutes mes prétentions pour Te
posséder, Toi le trésor que rien n'égale. Garde-moi de façonner une
justice toute humaine, à ma mesure : que je m'abandonne jour après
jour à tes voies insondables ! Éduque mon coeur et creuse en moi la
soif. Que vienne le jour où tu m'abreuveras dans la plénitude de ton
amoureuse justice !
Article paru dans Sénevé
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