Ces deux notions appartiennent-elles à des ordres radicalement différents, ou bien sont-elles des réalités simultanées et inséparables?
La question de la moralité. Le conflit est situé au coeur de la tragédie d'Antigone: le problème de la loi est l'instance même à partir de laquelle justice et charité sont situées. Le domaine du conflit entre les deux notions dépend du repérage de la transcendance énonciatrice de la loi: est-elle représentée par Dieu, par la cité, ou bien par l'autonomie individuelle?
La loi divine.
Il s'agit soit de la loi de la nature, soit de la loi révélée.
Dans le premier cas, la loi est loi par son énonciation, c'est-à-dire par la parole qui la porte. La loi est dite, alors que la nature est muette.
Dans le second cas, la loi n'est possible que si on la redécouvre et non pas si on l'énonce simplement comme loi de Dieu. La révélation n'a pas l'explicite de la loi. La révélation chrétienne annonce l'accomplissement de la loi comme sa transgression: ``On vous a dit, moi je vous dis.'' La seconde partie de la déclaration de Jésus désigne une surenchère de la loi, c'est-à-dire qu'elle appelle à la charité, au commandement d'amour. Le conflit entre justice et charité s'enracine donc dans cet espace de transgression de la loi.
``Les commandements du gouvernement sont le sens public universel, exposé à la lumière du jour, mais la volonté de la loi divine est le sens souterrain, renfermé dans la profondeur intérieure.''1
Antigone caractérise la conscience qui appartient à la loi divine: elle n'aperçoit du côté de Créon, et donc de la loi humaine, que ``l'explosion d'une violence contingente''2 : ``Le droit absolu de la conscience de soi éthique entre en conflit avec le droit divin de l'essence.''3 Or la conscience de soi éthique ne connaît l'essence que partiellement; elle fera l'expérience de l'insuffisance de son savoir et de sa faute après l'action:
``La conscience éthique a bu à la coupe de la substance absolue l'oubli de toute exclusivité de l'être-pour-soi, de ses buts et de ses concepts spéciaux, et par là elle a noyé dans ce flot du Styx en même temps toute essentialité propre et toute valeur indépendante de l'effectivité objective.''
La liberté de l'individu est perçue comme instance fondatrice de la loi. La loi est donation à soi-même par l'individu de la conduite de son action. Mais il apparaît difficile et même contradictoire de se donner à soi-même une loi ou de trouver une loi de liberté. En effet, me donner à moi-même une loi implique que ma vie s'ordonne selon une règle que j'invente. Cette règle n'aura pas les caractères de la loi, elle se confondra avec l'emprise que j'ai sur moi-même. Car si j'énonce une loi qui n'est que ma loi et si je prétends traiter autrui selon cette loi, rien ne protège autrui de mes décrets.
Toutefois, la loi de liberté peut s'énoncer comme loi de l'amour (Saint Paul). Et c'est à ce niveau que s'articulent la justice et la charité. Mais on n'est pas sorti de la dialectique entre les deux notions.
La loi de la cité.
Elle majore la justice par opposition à la charité.
Transcendance interne par rapport à la cité, le Souverain énonce les
textes de loi. La volonté générale fonde l'autorité de la cité. Elle
est ce que je veux du plus profond de moi-même. Et elle donne son adhésion à la loi dans laquelle elle se reconnaît. Elle est tellement puissante qu'elle ne laisse aucune place à autre chose qu'elle-même. Elle ne peut alors produire que la justice.
Mais dans la toute-puissance de la volonté générale, la charité s'évapore ainsi que l'individu qui se réduit à sa citoyenneté. ``Il faut bien distinguer la liberté naturelle qui n'a pour bornes que les forces de l'individu, de la liberté civile qui est limitée par la volonté générale.''4
Or, la loi ne peut devenir vivante que si l'individu se met en tension avec elle, c'est-à-dire s'il ne se réduit pas à sa citoyenneté.
La loi comme autonomie de l'individu.
Si la loi doit être ma loi, elle ne doit pas seulement l'être pour moi-même, mais valoir pour autrui et me traiter comme un autre, ni mieux ni plus mal. L'extériorité de la loi se donne comme ce qui lui interdit de se réduire à moi-même. Elle se donne donc dans son universalité:
``Tu aimeras ton prochain comme toi-même.''
Le conflit se trouve résolu au profit de la loi morale contre la charité.
On est ici dans le devoir et l'obligation de la loi morale qui s'oppose à l'amour et à la sympathie de la charité. Ainsi Kant pense l'impossibilité d'une loi d'amour et considère que faire du bien aux hommes par amour, c'est se placer au-dessus de l'idée de devoir, et donc, tomber dans une ``orgueilleuse fatuité''5.
L'essentiel dans la valeur morale de mes actions réside en ce que la
loi morale détermine immédiatement la volonté : ``On ne doit chercher aucun mobile étranger qui doive dispenser de la loi morale puisqu'on ne produirait de la sorte qu'une pure et vaine hypocrisie.''6
Donc, Kant établit l'absolue pureté de la loi morale sur le plan théorique et pratique. Elle devient l'objet du plus grand respect, et produit l'événement positif de mon humiliation (écrasement de l'estime de soi), sentiment a priori, indépendant de l'expérience.
Et ce déplaisir fondamental de l'humiliation de soi marquerait le surgissement du respect:
``La loi morale elle-même, malgré son imposante majesté, n'échappe pas aux efforts que nous faisons pour nous défendre du respect, de ce terrible respect qui nous rappelle si sévèrement notre propre indignité.''
mais
``Quand on s'est débarrassé de la présomption et qu'on a donné au respect sa dimension pratique, on ne peut plus se lasser d'admirer la majesté de la loi morale.''7
Or, le fait d'avoir été humilié me permet d'apercevoir une gloire à
atteindre par-delà cette humiliation. Plus la loi morale s'élève et plus je suis heureux (sentiment du sublime), et plus je suis libre.
Chez Kant l'amour est absorbé par la justice et le devoir.
Mais, on peut objecter à Kant cette humiliation de l'individu qui ruine toute estime de soi, et met alors en péril l'amour de l'autre. Car sans estime de moi-même, je risque de ne plus me raccrocher que pathologiquement à autrui.
Or est-il possible de faire abstraction ou de donner un rôle secondaire au porteur de la loi morale, c'est-à-dire à autrui?
On pourrait alors se demander si ce n'est pas la charité qui, à l'intérieur du respect de la loi morale, l'emporte sur la morale.
La question de l'éthique.
Peut-on envisager une vie éthique possible si je ne m'estime pas, si je ne m'affirme pas moi-même?
La question du bien-vivre fait intervenir la présence du désir. Et le désir n'est pas le besoin, mais il est la certitude que la seule chose qui puisse m'apporter le bonheur n'est pas de l'ordre du comblement, mais du creusement8 . Or en quoi cette exigence éthique qui vise à ne rien céder sur son désir est aussi une autre formule de la justice?
La relation du Moi à Autrui.
``Etre Moi signifie, dès lors, ne pas pouvoir se dérober à la responsabilité, comme si tout l'édifice de la création reposait sur mes épaules. Mais la responsabilité qui vide le Moi de son impérialisme et de son égoïsme - fût-il égoïsme du salut - ne le transforme pas en moment de l'ordre universel, elle confirme l'unicité du Moi. L'unicité du Moi, c'est le fait que personne ne peut répondre à ma place.''9
La relation à Autrui est essentiellement Désir. Et ce Désir opère un lien consubstantiel avec la responsabilité, autrement dit il est une charte fondamentale de la vie éthique (dont le noyau principiel est cette conscience de ma responsabilité à l'égard d'autrui), et par là il est profondément juste: ``Dans la relation avec le visage - dans la relation éthique - se dessine la droiture d'une orientation ou le sens.''10
Or la justice est ici comprise dans la sphère de la charité: ``La responsabilité qui vide le Moi de son impérialisme et de son égoïsme ... confirme l'unicité du Moi.'' En effet, la mise en question de soi est précisément l'accueil de l'absolument autre. Le Moi est vidé de son égoïsme, il perd sa souveraine coïncidence avec lui-même, et dans cette perte de son pouvoir absolu (pouvoir absolu du Même, c'est-à-dire l'identification du Moi où la conscience revient triomphalement à elle-même pour reposer sur elle-même), il trouve sa consistance propre qui est son sens éthique: ``Etre Moi, signifie, dès lors, ne pas pouvoir se dérober à la responsabilité.''
La charité s'érige alors comme norme de la justice, car c'est à l'horizon de la relation avec Autrui qu'apparaît cette dernière. La charité enveloppe la justice et non l'inverse. Elle devient l'instance qui veille à ce que justice soit faite:
``Le Moi devant Autrui est infiniment responsable. L'Autre qui dérègle la bonne conscience de la coïncidence du Même avec lui-même, comporte un surcroît inadéquat à l'intentionnalité. C'est cela le Désir: brûler d'un feu autre que le besoin que la saturation éteint, penser au-delà de ce qu'on pense.''11
Ainsi l'adage fondamental de la vie éthique s'enracine dans la charité, elle n'a pas de vie sans elle, autrement dit sans l'accueil de l'autre dans son altérité même, de l'autre en tant qu'Infini: ``L'idée de l'Infini, est Désir. ... Le Moi, en relation avec l'Infini, est une impossibilité d'arrêter sa marche en avant, impossibilité de déserter son poste.''12 Cet appel à la responsabilité caractérise le plan éthique de la relation qui a pour principe la charité fondant à son tour la justice.
Le dépassement de la dialectique entre justice et charité. Si l'on définit la justice comme le fait de donner à chacun son dû, la charité, quant à elle, se dit dans le surcroît de l'équité, dans un don qui donne plus que son dû. Ainsi le dû se subsume sous le don gracieux, autrement dit le don de charité surpasse le simple dû. La charité est donc le nom que prend la justice quand elle est soulevée par la passion d'offrir et de s'offrir.
La justice n'appartient pas à la technique, aux choses que l'on peut savoir faire. Elle est de nature questionnante.
Elle ne réside ni en elle-même, ni en un individu, mais se tient entre les individus. Elle est donc une vertu complète non en soi mais par rapport à autrui.
La cité est alors le cadre où peut se réaliser, grâce à l'indépendance qu'elle sauvegarde, l'idéal d'une vie humaine parfaite; elle est le milieu où l'homme peut atteindre son bonheur par l'exercice de la vertu, dans le respect de la justice.
S'il n'y avait pas d'ordre de justice, il n'y aurait pas de limite à ma responsabilité. Autrui me concerne même lorsqu'un tiers lui fait du mal, et par conséquent je suis là devant la nécessité de la justice: je suis responsable d'Autrui.
Or, c'est précisément la relation éthique à Autrui qui me permet d'envisager le dépassement de la dialectique entre justice et charité. Car c'est là que les deux notions apparaissent comme simultanées et inséparables.
``La justice naît elle-même de la charité. Elles peuvent paraître étrangères quand on les présente comme étapes successives; en réalité, elles sont inséparables et simultanées, sauf si on est sur une île déserte, sans humanité, sans tiers.''13
En tant que citoyens, nous sommes réciproques, mais c'est une structure plus complexe que le face à face. L'Etat est prévu comme conforme à la loi. Car si on parle de justice, il faut admettre des juges et des institutions. Il y a donc une certaine violence nécessaire à partir de la justice. Mais c'est à partir de la relation de moi à autrui qu'on peut parler de la légitimité de l'Etat ou de sa non-légitimité. Un Etat où la relation interpersonnelle est impossible, où elle est d'avance dirigée par le déterminisme propre de l'Etat, est un Etat totalitaire.
La justice se conjugue avec l'amour quand elle compatit à la souffrance d'autrui. Toutefois sa rigueur peut se retourner contre l'amour entendu à partir de la responsabilité. L'amour doit alors toujours surveiller la justice.
Dieu est un Dieu de justice, mais son attribut premier est la charité.
Or l'être humain n'est pas seulement au monde, mais il est aussi en relation à la Parole, au Verbe (Logos) de Dieu. Or cette Parole est charité et nous commande de donner sur soi une priorité à l'autre (Il ne s'agit pas de se nier ou disparaître mais bien plutôt d'aimer son prochain comme soi-même). Dieu appelle des serviteurs libres et debout, autrement dit dans une pleine présence à eux-mêmes, pour une authentique présence à l'autre.
En Matthieu XXV, 31-46, la relation à Dieu est présentée comme relation à un autre homme. La présence réelle de Dieu se révèle à autrui:
``Venez, les bénis de mon Père, recevez en partage le Royaume qui a été préparé pour vous depuis la fondation du monde. Car j'ai eu faim et vous m'avez donné à manger; j'ai eu soif et vous m'avez donné à boire; j'étais un étranger et vous m'avez recueilli; nu, et vous m'avez vêtu; malade, et vous m'avez visité; en prison, et vous êtes venus à moi.''
J'entends la parole de Dieu dans ma relation à autrui: autrui apparaît alors comme le mode selon lequel la Parole de Dieu retentit.
Lorsque Dieu interroge Caïn au sujet d'Abel, celui-ci répond: ``Est-ce que je suis le gardien de mon frère?'' Sa réponse manque l'éthique; ce n'est qu'une réponse ontologique: moi c'est moi, et lui c'est lui. Or la subjectivité, en tant que responsable, est commandée: l'hétéronomie est plus forte que l'autonomie. La subordination de l'homme à Dieu ne signifie pas un esclavage, un asservissement, elle est au contraire appel à l'homme. L'humanité de la conscience n'est pas dans ses pouvoirs mais dans sa responsabilité, c'est-à-dire dans l'accueil et l'obligation à l'égard d'autrui. Dans cette relation à autrui où ma responsabilité se trouve engagée, Lévinas voit ``une dette contractée avant toute liberté, avant toute conscience, avant tout présent.''14
Autrement dit, ma responsabilité pour l'autre vient d'en-deçà de ma liberté: je me trouve engagé pour autrui avant même d'avoir pu le décider.
Ainsi ``la subjectivité en-deçà ou au-delà du libre et du non-libre - obligée à l'égard du prochain - est le point de rupture de l'essence excédée par l'Infini.''15
La relation à Autrui, à l'Infini, me met en question, me vide de moi-même. Et la mise en question de soi est précisement l'accueil de l'absolument autre. Le Visage arrête l'égoïsme originaire de la conscience en éveillant une responsabilité. Ainsi l'altérité du Visage met en jeu une relation de nature éthique. L'éthique désigne la modalité selon laquelle il se donne à moi, et l'apparition du Visage ne se distingue pas de l'avènement d'une exigence de responsabilité. Il se donne comme appel, et m'atteint en deçà du point où je peux exercer une puissance. Traversé par cet appel, le Moi ne se retrouve plus lui-même mais rencontre l'Autre. Or la mise en question du Moi ne signifie pas son abolition mais l'émergence d'une identité plus originaire, identité qui déborde d'elle-même vers ce qui transcende toute appropriation:
``La conscience est mise en question par le visage. La mise en question ne revient pas à une prise de conscience de cette mise en question. L' ``absolument autre'' ne se reflète pas dans la conscience. Il y résiste au point même que sa résistance ne se convertit pas en contenu de conscience. La visitation consiste à bouleverser l'égoïsme même du Moi qui soutient cette conversion. Le visage désarçonne l'intentionnalité qui le vise.''16
``Etre moi signifie, dès lors, ne pas pouvoir se dérober à la responsabilité, comme si tout l'édifice de la création reposait sur mes épaules. Mais la responsabilité qui vide le Moi de son impérialisme et de son égoïsme - fût-il égoïsme de salut- ne le transforme pas en moment de l'ordre universel, elle confirme l'unicité du Moi. L'unicité du Moi, c'est le fait que personne ne peut répondre à ma place.''17
L'éthique correspond au champ de la métaphysique et ne peut donc être restreinte à la dimension de l'expérience morale. La moralité appartient à une expérience plus originaire que Lévinas qualifie d'éthique, et qui comporte d'autres modalités. La justice est inséparable de l'ordre de la charité.
``La charité est impossible sans la justice et la justice se déforme sans la charité.''18
C'est à ce point de rencontre que la découverte du Visage peut être décrite comme Désir.
Mais il faut distinguer le Désir du besoin, c'est-à-dire de l'égoïsme
de la recherche d'une complétude. Le désir est situé par delà la satisfaction et le manque. Il est exposition à l'infiniment autre, par conséquent générosité plutôt qu'appétit:
``Le Moi devant Autrui est infiniment responsable. L'Autre qui provoque ce mouvement éthique dans la conscience, qui dérègle la bonne conscience de la coïncidence du Même avec lui-même, comporte un surcroît inadéquat à l'intentionnalité. C'est cela le Désir: brûler d'un feu autre que le besoin que la saturation éteint, penser au-delà de ce qu'on pense.''19
La relation à Autrui échappe à l'ordre de la connaissance, mais ne le
situe pas pour autant dans une transcendance non signifiante. La
transcendance pure d'Autrui s'accomplit comme signifiance
originaire. En m'offrant son dénuement le Visage me parle d'une parole
avant la parole. Or il s'agit pour Lévinas de ressaisir la parole
comme relation originaire au Visage, comme moment du rapport éthique,
c'est-à-dire comme vocation plutôt que comme signification. Répondre à
l'autre, ce n'est plus lui proposer un sens, mais c'est le viser par delà toute signification. Dans cette perspective, la charité est la vocation d'un chacun, et conditionne la relation éthique : répondre à Autrui, c'est toujours répondre de lui :
``Le visage s'impose à moi sans que je puisse rester sourd à son appel, ni l'oublier, sans que je puisse cesser d'être responsable de sa misère. La conscience perd sa première place.''20
La charité est justice en ce qu'elle permet la droiture de la
relation, c'est-à-dire l'exigence éthique de mon rapport à Autrui
comme Infini: ``L'idée d'Infini est Désir. Elle consiste à entrer en
relation avec l'insaisissable tout en lui garantissant son statut
d'insaississable.'' 21 C'est pourquoi ``la relation avec un être infiniment distant - c'est-à-dire débordant son idée - est telle que son autorité d'étant est déjà invoquée dans toute question que nous puissions nous poser sur la signification de son être.'' 22
Mais la justice seule, érigée en principe, se dérobe à Autrui, à l'infini du Visage, elle se déforme. La charité doit l'accompagner (ce qui n'implique pas la fusion) si elle veut prendre tout son sens, sa consistance propre, et accomplir sa véritable vocation, c'est-à-dire s'effectuer comme sincérité et droiture de la conscience sans retour.
Article paru dans Sénevé
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