La doctrine sociale de l'Eglise.

Aperçus à partir de Centesimus annus

Kim-Loan Tran-Van-Chau


Les extraits que j'ai choisis sont tous tirés de l'encyclique Centesimus annus, promulguée par Jean Paul II en 1991 à l'occasion du centenaire de Rerum novarum 1, qui a fait date dans l'histoire de la doctrine sociale de l'Eglise. Il n'est évidemment pas question d'en donner ici une vue globale, mais simplement quelques éclairages suceptibles de nourrir la réflexion de chacun. L'Eglise n'a certes pas le monopole de la lutte pour une plus grande justice humaine mais Jean Paul II en souligne la dimension proprement chrétienne : ``l'enseignement et la diffusion de la doctrine sociale de l'Eglise appartiennent à sa mission d'évangélisation ; c'est une partie essentielle du message chrétien, car cette doctrine en propose les conséquences directes dans la vie de la société et elle place le travail quotidien et la lutte pour la justice dans le cadre du témoignage rendu au Christ sauveur''2. L'engagement social du chrétien ne doit pas être motivé par la volonté de convertir l'autre ou de ``faire'' son propre salut, il se fonde sur la foi en l'égale dignité de tous les hommes.

Ne reprochons pas trop vite au texte ce qui peut apparaître comme une généralité accommodante mais peu éclairante pour l'action. Son propos ne saurait se substituer à une réflexion ni à des décisions personnelles ; c'est à nous, qui donnons son visage à l'Eglise, d'inventer les modalités concrètes d'un engagement personnel ou commun.


``33. [...] De nombreux hommes, et sans doute la grande majorité, ne disposent pas aujourd'hui des moyens d'entrer, de manière efficace et digne de l'homme, à l'intérieur d'un système d'entreprise dans lequel le travail occupe une place réellement centrale. Ils n'ont la possibilité, ni d'acquérir les connaissances de base qui permettent d'exprimer leur créativité et de développer leurs capacités, ni d'entrer dans le réseau de connaissances et d'intercommunications qui leur permettraient de voir apprécier et utiliser leurs qualités. En somme, s'ils ne sont pas exploités, ils sont sérieusement marginalisés ; et le développement économique se poursuit, pour ainsi dire, au-dessus de leur tête, quand il ne va pas jusqu'à restreindre le champ déjà étroit de leurs anciennes économies de subsistance. Incapables de résister à la concurrence de produits obtenus avec des méthodes nouvelles et répondant aux besoins qu'ils satisfaisaient antérieurement dans le cadre d'organisations traditionnelles, alléchés par la splendeur d'une opulence inaccessible pour eux, et en même temps pressés par la nécessité, ces hommes peuplent les villes du Tiers-Monde où ils sont souvent déracinés culturellement et où ils se trouvent dans des situations précaires qui leur font violence, sans possibilité d'intégration. [...]

Mais certains aspects caractéristiques du Tiers-Monde apparaissent aussi dans les pays développés où la transformation incessante des modes de production et des types de consommation dévalorise des connaissances acquises et des compétences professionnelles confirmées, ce qui exige un effort continu de mise à jour et de recyclage. Ceux qui ne réussissent pas à suivre le rythme peuvent être facilement marginalisés, comme le sont, en même temps qu'eux, les personnes âgées, les jeunes incapables de bien s'insérer dans la vie sociale, ainsi que, d'une manière générale, les sujets les plus faibles et ce qu'on appelle le Quart-Monde. [...]


34. Il semble que, à l'intérieur de chaque pays comme dans les rapports internationaux, le marché libre soit l'instrument le plus approprié pour répartir les ressources et répondre efficacement aux besoins. Toutefois, cela ne vaut que pour les biens ``solvables'', parce que l'on dispose d'un pouvoir d'achat, et pour les ressources qui sont ``vendables'', susceptibles d'être payées à un juste prix. Mais il y a de nombreux besoins humains qui ne peuvent être satisfaits par le marché. C'est un strict devoir de justice et de vérité de faire en sorte que les besoins humains fondamentaux ne restent pas insatisfaits et que ne périssent pas les hommes qui souffrent de ces carences. En outre, il faut que ces hommes dans le besoin soient aidés à acquérir des connaissances, à entrer dans les réseaux de relations, à développer leurs aptitudes pour mettre en valeur leurs capacités et leurs ressources personnelles. Avant même la logique des échanges à parité et des formes de la justice qui les régissent, il y a un certain dû à l'homme parce qu'il est homme, en raison de son éminente dignité. Ce comporte inséparablement la possibilité de survivre et celle d'apporter une contribution active au bien de la communauté.

Les objectifs énoncés par Rerum Novarum, pour éviter de ramener le travail de l'homme et l'homme lui-même au rang d'une simple marchandise, gardent toute leur valeur dans le contexte du Tiers-Monde et, dans certains cas, ils restent encore un but à atteindre : un salaire suffisant pour faire vivre la famille, des assurances sociales pour la vieillesse et le chômage, une réglementation convenable des conditions de travail.


35. Tout cela constitue un champ d'action vaste et fécond pour l'engagement et les luttes, au nom de la justice, des syndicats et autres organisations de travailleurs qui défendent les droits de ces derniers et protègent leur dignité, alors qu'ils remplissent en même temps une fonction essentielle d'ordre culturel, en vue de les faire participer de plein droit et honorablement à la vie de la nation et de les aider à progresser sur la voie de leur développement.

Dans ce sens, on peut parler à juste titre de lutte contre un système économique entendu comme méthode pour assurer la primauté absolue du capital, de la propriété des instruments de production et de la terre, sur la liberté et la dignité du travail de l'homme. En luttant contre ce système, on ne peut lui opposer, comme modèle de substitution, le système socialiste, qui se trouve être en fait un capitalisme d'Etat, mais on peut lui opposer une société du travail libre, de l'entreprise et de la participation. Elle ne s'oppose pas au marché, mais demande qu'il soit dûment contrôlé par les forces sociales et par l'Etat, de manière à garantir la satisfaction des besoins fondamentaux de toute la société.


42. [...] La solution marxiste a échoué, mais des phénomènes de marginalisation et d'exploitation demeurent dans le monde, spécialement dans le Tiers-Monde, de même que des phénomènes d'aliénation humaine, spécialement dans les pays les plus avancés, contre lesquels la voix de l'Eglise s'élève avec fermeté. Des foules importantes vivent encore dans des conditions de profonde détresse matérielle et morale. Certes, la chute du système communiste élimine dans de nombreux pays un obstacle pour le traitement approprié et réaliste de ces problèmes, mais cela ne suffit pas à les résoudre. Il y a même un risque de voir se répandre une idéologie radicale de type capitaliste qui refuse jusqu'à leur prise en considération, admettant a priori que toute tentative d'y faire face directement est vouée à l'insuccès, et qui, par principe, en attend la solution du libre développement des forces du marché.

L'Eglise n'a pas de modèle à proposer. Les modèles véritables et réellement efficaces ne peuvent être conçus que dans le cadre des différentes situations historiques, par l'effort de tous les responsables qui font face aux problèmes concrets sous tous leurs aspects sociaux, économiques, politiques et culturels imbriqués les uns avec les autres. Face à ces responsabilités, l'Eglise présente, comme orientation intellectuelle indispensable, sa doctrine sociale qui (...) reconnaît le caractère positif du marché et de l'entreprise, mais qui souligne en même temps la nécessité de leur orientation vers le bien commun.


57. Pour l'Eglise, le message social de l'Evangile ne doit pas être considéré comme une théorie mais avant tout comme un fondement et une motivation de l'action. [...]

Plus que jamais, l'Eglise sait que son message social sera rendu crédible par le témoignage des oeuvres plus encore que par sa cohérence et sa logique internes. C'est aussi de cette conviction que découle son option préférentielle pour les pauvres, qui n'est jamais ni exclusive ni discriminatoire à l'égard d'autres groupes. Il s'agit en effet d'une option qui ne vaut pas seulement pour la pauvreté matérielle : on sait bien que, surtout dans la société moderne, on trouve de nombreuses formes de pauvreté, économique mais aussi culturelle et religieuse. [...]


58. L'amour pour l'homme, et en premier lieu pour le pauvre dans lequel l'Eglise voit le Christ, se traduit concrètement par la promotion de la justice. Celle-ci ne pourra jamais être pleinement mise en oeuvre si les hommes ne voient pas celui qui est dans le besoin, qui demande un soutien pour vivre, non pas comme un gêneur ou un fardeau, mais comme un appel à faire le bien, la possibilité d'une richesse plus grande. Seule cette prise de conscience donnera le courage d'affronter le risque et le changement qu'implique toute tentative authentique de se porter au secours d'un autre homme. En effet, il ne s'agit pas seulement de donner de son superflu mais d'apporter son aide pour faire entrer dans le cycle du développement économique et humain des peuples entiers qui sont exclus et marginalisés. Ce sera possible non seulement si l'on puise dans le superflu, produit en abondance dans notre monde, mais surtout si l'on change les styles de vie, les modèles de production et de consommation, les structures de pouvoir établies qui régissent aujourd'hui les sociétés. Il ne s'agit pas non plus de détruire des instruments d'organisation sociale qui ont fait leur preuve, mais de les orienter en fonction d'une juste conception du bien commun de la famille humaine tout entière.''

K.T.


Article paru dans Sénevé


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