Michel Launay est archicube. Désirant nous faire part de ses réflexions sur la justice, il a tenu à ce que la rédaction puisse commenter librement ses prises de position, en notes et dans le corps du texte même.
Heureux qu'on reste les pieds sur terre, même si heureux sont les pauvres en esprit, je cherche ce que signifie ``Justice pour tous'', et la première personne que le hasard1 me permet de questionner à ce sujet est un jeune Juif orthodoxe, qui anime à Jérusalem un groupe de nouveaux traducteurs de la Bible.
Je lui demande comment traduire, en hébreu, ``Justice pour tous''. Il me dit que c'est difficile, et que la moins mauvaise traduction serait Tsédaqa. Qu'est-ce que la Tsédaqa pour un Juif orthodoxe ? C'est le devoir de donner 10% de ce qu'on a ou de ce qu'on gagne- parfois un peu moins, parfois plus (mais jamais plus de 20% : au dessus, ``ce ne serait pas raisonnable.'') à qui en a plus besoin que nous. Personne ne me dira à qui je dois donner, mais j'ai l'obligation morale de donner à quelqu'un. Même celui qui reçoit de l'argent, dans la rue, même celui qui mendie doit donner 10% de ce qu'il reçoit. Il y a toujours quelqu'un de plus pauvre que nous, ou qui a besoin de notre aide. Le geste de justice, le geste de Tsédaqa le plus gratifiant est celui d'aider une jeune femme à se marier, à monter son trousseau ou à entrer dans la vie ; presque aussi bien comme acte de justice et de Tsédaqa est l'acte de donner du travail à quelqu'un d'autre. Il ne s'agit pas nécessairement d'une aide économique, même si elle se traduit toujours, quelque part, en termes d'argent : par exemple, la communauté et les individus doivent aider quelqu'un qui était riche et qui a fait faillite à ne pas avoir honte. Ainsi, tous les Juifs orthodoxes doivent pratiquer la justice et la pratiquent spontanément : la morale est l'essence même de leur religion, sur cette terre, car l'avenir, l'au-delà n'est pas de leur ressort, mais du ressort de Dieu seul2.
Pour compléter la réponse donnée tout à trac par ce jeune Juif, qui
témoignait de la manière dont il vivait sa foi, je3 me suis
laissée allée à suggérer à Michel Launay que la ``spontanéité'' de la
justice tenait peut-être avant tout aux dispositions engendrées par
une pratique habituelle, puisque la justice est d'abord de
commandement : l'obéissance aux prescriptions du Seigneur est au
fondement de l'éthique d'Israël, car cette obéissance est le signe par
lequel le Peuple Saint donne réponse et consentement à l'Alliance que
propose l'Éternel. C'est dire que la Présence transcendante du Dieu
Saint est au coeur de la conduite morale des Juifs orthodoxes. Par
ailleurs, le mot ``justice'', dikaiosunê, est effectivement employé
dans les Évangiles avec le sens d'aumône : ``Prenez garde à ne pas
faire votre justice devant les hommes, pour qu'ils vous voient ;
sinon, vous n'aurez pas de salaire auprès de votre Père qui est aux
cieux : quand tu fais l'aumône, donc, ne fais pas sonner de la
trompette devant toi.'' (Matthieu VI, 1-2)
Mais justement, parlons un peu de Dieu, si nous osons, que nous
croyions ou non en lui : ``Dieu personne ne l'a jamais vu.''4 Mais des milliers de revues et de livres chrétiens, juifs, catholiques, protestants parlent de lui comme s'ils pouvaient affirmer quoi que ce soit sur lui ou sa justice.
A ce moment de la réflexion, je me suis permis d'objecter que Dieu s'était fait connaître par Sa Parole, et qu'Il nous avait ainsi donné matière et exemple pour parler de Lui : en entrant dans le discours que Dieu tient sur Lui-même pour se révéler aux hommes, en développant ce dépôt de foi, l'homme peut légitimement affirmer beaucoup de choses d'un Dieu qui se communique à lui. Le même Jean qui proclame que ``personne n'a jamais vu Dieu'' , et nous rappelle utilement que ``celui qui n'aime pas son frère qu'il voit est incapable d'aimer Dieu qu'il ne voit pas.'' (I Jean IV, 20) met dans la bouche de Jésus, en réponse à Philippe qui voulait voir le Père : ``Il y a si longtemps que je suis avec vous, Philippe, et tu ne me connais pas encore ? Qui m'a vu a vu le Père.'' (Jean XIV, 9). Car si personne n'a jamais vu Dieu, ``le Fils unique qui est dans le sein du Père nous L'a expliqué, Lui.'' (Jean I, 18).
Ce discours théologique, comme une marée haute, submerge
provisoirement les roches de la mer de ma mémoire : ``Cherchez d'abord
le royaume de Dieu et sa justice, et tout le reste vous sera donné par
surcroît'' (Matthieu VI, 33). Mais je pressens aujourd'hui qu'il y a
au moins deux moyens de dire, de commenter et de vivre cette belle
phrase. Il y a le moyen de ``celui qui veut se justifier'' , dont
parle le Christ dans la parabole du Samaritain : il ``passe outre''
devant le pauvre roué de coups et il demande, comme un docteur de la
Loi : ``Qui est mon prochain ?'' (Luc X, 29). De même, ``les
pharisiens qui étaient avares'' : ``Jésus leur dit : vous, vous
cherchez à paraître justes devant les hommes, mais Dieu connaît vos
coeurs'' (Luc XVI, 15, ou Matthieu XXIII, 28 : ``Au dedans, vous êtes
pleins d'hypocrisie et d'iniquité''). Et il y a un deuxième moyen
d'être juste, une deuxième voie, la bonne, qui selon moi, pour les
travailleurs intellectuels que nous sommes (``La main à plume vaut la
main à charrue.'' - Rimbaud) est elle-même double.5
Ainsi est né le projet d'une page de Testimonia pour Sénevé, simple recueil de témoignages des Écritures, où nous nous reposerions un peu pour laisser parler Dieu6.
Testimonia.
``Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront
rassasiés.'' (Matthieu V, 6)
``Heureux ceux qui sont purs dans le coeur, car ils verront Dieu.'' (Matthieu V, 8)
`` ``Je vous le dis en vérité, un riche entrera difficilement dans le Royaume des cieux. Je vous le dis encore, il est plus facile à un chameau de passer par le trou d'une aiguille qu'à un riche d'entrer dans le royaume de Dieu.'' Entendant cela, les disciples étaient complètement stupéfaits et disaient : ``Qui peut être sauvé, alors ?'' Jésus s'en aperçut et leur dit : ``Pour les hommes, cela est impossible, mais pour Dieu, tout est possible.'' '' (Matthieu XIX, 23-26)
``Il séparera les uns d'avec les autres, comme le berger sépare les brebis d'avec les boucs ; et il mettra les brebis à sa droite, et les boucs à sa gauche. Alors le roi dira à ceux qui sont à sa droite : ``Venez, vous qui êtes de mon Père ; prenez possession du Royaume qui vous a été préparé dès la fondation du monde. Car j'ai eu faim, et vous m'avez donné à manger ; j'ai eu soif, et vous m'avez donné à boire ; j'étais étranger, et vous m'avez recueilli ; j'étais nu, et vous m'avez vêtu ; j'étais malade, et vous m'avez visité ; j'étais en prison, et vous êtes venus vers moi. [...] Je vous le dis en vérité, toute les fois que vous avez fait ces choses à l'un de ces plus petits de mes frères, c'est à moi que vous les avez faites.'' Ensuite il dira à ceux qui sont à sa gauche : ``Retirez-vous de moi, maudits ; allez dans le feu éternel qui a été préparé pour le diable et pour ses anges. Car j'ai eu faim, et vous ne m'avez pas donné à manger ; [...] j'étais étranger, et vous ne m'avez pas recueilli [...]. Je vous le dis en vérité, toutes les fois que vous n'avez pas fait ces choses à l'un de ces plus petits, c'est à moi que vous ne les avez pas faites. ``Et ceux-ci iront au châtiment éternel, mais les justes à la vie éternelle.'' '' (Matthieu XXV, 32-46)
``Et quiconque donnera seulement un verre d'eau froide à l'un de ces petits, [...] je vous le dis en vérité, il ne perdra point sa récompense.'' (Matthieu X, 42)
``Gardez-vous de mépriser un seul de ces petits.'' (Matthieu XVIII, 10)
Article paru dans Sénevé
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