La sentence de la Croix.

Madeleine Wieger


``Et moi, quand j'aurai été élevé de la terre,
j'attirerai à moi tous les hommes.''
Jean XII, 32



En l'an 33 de notre ère, le dénommé Jésus, originaire de Galilée, a été crucifié sur le Golgotha, une colline située non loin de Jérusalem, capitale de la Palestine. Il semblerait que l'homme était innocent, et qui plus est (de source sûre !) Fils de Dieu. L'erreur judiciaire est d'autant plus regrettable, évidemment...


La Croix ou l'avènement de la justice de Dieu
La crucifixion n'est pas un fait historique : elle est le signe par lequel Dieu a voulu manifester à l'homme son salut. Je voudrais tenter d'expliciter l'emploi du terme paulinien de ``justification''1 -le fait de rendre juste- pour désigner l'action de Dieu dans le monde par son Fils, et montrer en quoi la métaphore judiciaire est pertinente pour rendre compte de la dimension salutaire de la Croix, un fait orienté, qui porte sa finalité en lui-même : l'homme.

En 1996, des théologiens luthériens et catholiques romains ont rédigé ensemble une ``Déclaration commune sur la doctrine de la justification'', présentée à l'heure actuelle dans toutes les communautés ecclésiales membres de la Fédération luthérienne mondiale, ainsi qu'aux autorités vaticanes. Ce texte, outre la place fondamentale qu'il pourrait occuper dans le dialogue oecuménique, a une portée toute particulière parce qu'il élabore une théologie du salut. ``Il est plutôt surprenant que, en deux mille ans, l'Eglise n'ait jamais édifié une théologie du salut comparable au dogme de la Trinité ou à la christologie'', souligne Carl Braaten2. Sans doute, ``aucune théorie de la rédemption ne peut couvrir l'histoire complète de la relation entre Dieu et le monde en la personne de Jésus-Christ le Médiateur''3 : le Nouveau Testament parle de réconciliation, de liberté, de vie nouvelle, de nouvelle création, de justification. Tous ces termes veulent exprimer l'ineffable action de Dieu en l'homme.


A vrai dire, il est impropre de les désigner comme des ``théories'' ou des doctrines, des enseignements particuliers, d'inspiration paulinienne dans le cas de la justification ; la justification, telle que la comprend Saint Paul (et Luther à sa suite) n'est pas une façon personnelle de parler du salut, mais elle en est le contenu et l'expression totale. La justification est le Christ, mais Christ comme événement du salut, l'action de Dieu, mais son action pour et en l'homme. Tous les arguments de la christologie médiévale, qui décrit le Christ et ses attributs comme un système de doctrines et de faits vrais en eux-mêmes, sont vains si le Christ n'est pas mort pour nous, si la figure du Christ n'est pas comprise et saisie dans l'expérience spirituelle du salut de Dieu -ce que Luther appelle la foi, et ce qui transparait dans le témoignage scripturaire. L'apport spécifique du réformateur en ce domaine est d'avoir identifié la christologie -l'explication de ce qu'est Christ- et la sotériologie -l'explication de ce qu'est le salut ; l'étymologie l'y autorise : Jésus-Dieu sauve. ``(...) la justification (le contenu du salut) est une ``christologie appliquée '', une christologie dont on affirme les conséquences existentielles et anthropologiques.''4 Le terme de justification ne désigne pas un dogme (luthérien), un objet de foi, un principe, mais la structure de la foi.

La métaphore judiciaire a le mérite de placer l'homme en relation vivante avec Dieu, et de qualifier cette relation plutôt que de définir ontologiquement ce qu'est Dieu et ce qu'est l'homme, dans un partage des domaines qui traduit mal la dynamique divine. Cette métaphore dresse le décor où se déroule le drame de Dieu , et l'homme y est convié non pas comme spectateur, mais comme acteur de la pièce. Le fils prodigue n'a pas regardé son père lui pardonner : il a reçu ce pardon, et son existence en a été transformée. Ce lieu où j'expérimente la justice de Dieu, c'est la foi.


Foi et identité - justice pour moi
Par la foi, je comparais au tribunal de Dieu.
Dans ce drame unique, le juge est en même temps procureur, victime et avocat. Tout est prêt. La place laissée libre, celle de l'accusé, est la mienne, celle où Dieu m'entoure, où l'homme est l'enjeu de Dieu. Dans le grand tribunal de Dieu, l'accusé est paradoxalement à la meilleure place : celle où justice est faite contre la justice, injustice contre l'injustice, depuis que sur la Croix Dieu a renoncé à punir le pécheur. Le couperet est tombé : l'accusé est acquitté. Le verdict est irrévocable : l'homme est grâcié. La machine judiciaire est enrayée, de la volonté même du Juge ; la sentence par laquelle Dieu devait condamner l'homme a été exécutée par le don de Jésus Christ sur la Croix. ``Tout est accompli.'' La Croix a été préparée par avance, pesée, mesurée dès avant la création, pour être l'instrument par lequel la mort m'est un gain.
Cependant, la justice de Dieu n'est pas une mécanique, nous ne sommes pas entre ses mains des automates. L'oeuvre qui a été faite hors de nous, qui nous est étrangère, la sentence du Crucifié, Dieu lui a donné la perfection : elle n'est pas un simple acte judiciaire, un passeport, une déclaration d'acquittement, elle est réellement notre châtiment, notre mort, notre sacrifice qui nous est une renaissance. ``Par la justification, nous sommes à la fois déclarés et faits justes. La justification n'est donc pas une fiction légale. Dieu, en justifiant, rend sa promesse effective ; il pardonne le péché et nous rend vraiment justes.''5 En Christ, nous avons passé la mort ; avec Lui nous ressuscitons. Nous n'en sommes pas quittes si facilement... La Parole par laquelle Dieu nous justifie et nous remet à notre juste place d'enfants de Dieu est véritablement créatrice de vie nouvelle, si forte qu'elle n'a pas besoin de s'imposer, qu'elle est prononcée hors de nous mais est à nous dès l'origine et ne demande qu'à s'actualiser en chacun de nous dans la foi, dans l'adhésion au jugement insensé de Dieu.

``Ainsi la Croix est en rapport avec la foi. Dieu agit par la Croix pour créer l'espace, ou plutôt le vide, pour la foi qui s'accroche uniquement à la Parole. En même temps, il détruit ainsi la sagesse de l'homme qui pense pouvoir connaître Dieu par ses propres forces.''6 La folie divine est folle pour créer un lieu où chacun puisse rencontrer la grâce, où l'identité personnelle est gratuite dans le pardon, et moi, irremplaçable, unique, indispensable au grand projet de la justice de Dieu. La foi du chrétien fonde son identité propre : justice est faite ; justice se fait pour moi, chaque jour de ma vie.


Espérance et universalité - justice pour tous
Justice se fait pour celui qui croit. Ce n'est pas une condition, mais c'est le décor indispensable : un tribunal où l'accusé refuse de comparaître n'est pas opérationnel ; justice m'est faite en ma présence à Dieu. Que font les absents ? Ceux qui ne croient pas ; ceux qui n'ont pas entendu la Bonne Nouvelle ; ceux qui la rejettent ; ceux qui n'ont pas les facultés pour la comprendre ; ceux qui cherchent... Sont-ils tous perdus ? Les chrétiens sont-ils seuls sauvés ? Y a-t-il deux poids, deux mesures dans la balance de Dieu, deux jugements ?7

Le christianisme dès l'origine s'est présenté avec une revendication exclusive. Pas de salut hors de l'Eglise romaine, pour les catholiques ; pas de salut hors de la foi évangélique ou affirmation de la prédestination des élus pour les protestants. Le christianisme a cherché des solutions : ``les catholiques romains ont inventé les échappatoires (...) de l'``ignorance invincible'' et du ``baptême de désir''. Cela signifie qu'il existe en cette matière un espoir pour le protestant ou le bouddhiste s'il est suffisamment ignorant. Cela veut dire également que je serais sauvé si j'avais désiré le baptême dans une situation où cela aurait été possible. Dieu qui est omniscient sait, bien sûr, ce qui se serait passé si ce qui s'est passé n'avait pas eu lieu. (...) Les protestants n'ont pas beaucoup apprécié les échappatoires catholiques. Mais ils ont inventé quelques unes à leur usage. (...) ceux qui n'ont pas entendu l'Evangile pendant leur vie ont une seconde chance. (...) Lorsque la vie éternelle est en jeu, pourquoi ne pas penser qu'il existe une seconde chance spécialement pour ceux qui avaient la malchance d'être nés aux îles Sandwich avant que la chrétienté n'envoyât des missionnaires dans le monde entier ?''8

En dernier lieu, nous pouvons aussi relativiser notre propre salut et ranger Jésus Christ dans un ``panthéon de sauveurs'' tout aussi valable. Un Christ qui dit à la fois ``Nul ne vient au Père que par moi'' et ``Dieu notre sauveur veut que tous les hommes soient sauvés'' est-il plus crédible qu'un autre ?
Or en concluant ici à une contradiction, nous interprétons déjà plus que nous ne devons. La justification n'est pas à notre disposition, elle est un donné déjà révélé ; une norme, mais que nous ne pouvons appliquer ; un salut qui me concerne, mais dont je ne peux déduire qu'il ne concerne pas les autres. Parce que la justice de Dieu m'est étrangère et s'exécute hors de moi, le sacrifice de la croix est promesse donnée à Christ pour tous les hommes. L'espérance du Crucifié a valeur universelle parce que je n'y suis pour rien, dans la solitude de son combat contre la mort universelle. ``En ressuscitant Jésus des morts, Dieu a mis à mort la mort, il a remporté la victoire sur l'ennemi le plus mortel de la vie qui rôde dans le monde. Cette espérance dans le salut final de l'humanité et la récapitulation universelle et éternelle de toute chose au ciel, sur terre et sous la terre n'est pas fondée sur une échappatoire inventée par les théologiens. Cette espérance est tirée de la promesse sans limite de l'Evangile et de l'immensité de la grâce de Dieu que le Christ a fait connaître au monde.''9 Il n'y a pas plusieurs croix, plusieurs fils du Dieu vivant, nous n'avons pas à choisir, tout est déjà fait une fois pour toutes, une fois pour tous. Le don de la Croix ne m'est offert que s'il est offert ainsi à tous. En proclamant que Jésus Christ est unique, l'Evangile annonce qu'il est universel. En affirmant que tous les hommes seront sauvés, l'Ecriture nous donne ``le droit et le devoir de l'espérer d'une espérance toute ``divine'', voulue et donnée par Dieu.''10 Nous espérons parce que nous croyons. Nous ne spéculons pas quant au salut du monde, nous l'affirmons dans l'espérance et nous l'annonçons par la perfection de la justice de Dieu et la portée eschatologique de son salut. Jésus Christ est seul sauveur : quelle espérance !


Amour et catholicité - justice pour nous
Tous seront-ils sauvés ? Nous n'avons pas la réponse. Nous ne savons qu'une chose : ``le verdict ultime est tombé une fois pour toutes dans le Christ de l'histoire à partir de l'éternel avenir de cet amour de Dieu qui inclut tout.''11

Le salut en Jésus Christ n'exclut pas, il est inclusion, ouverture maximale au monde, c'est pourquoi il rassemble, il projette, il s'active en chaque chrétien qu'il envoie en mision. Car ``ce n'est pas assez cher payé, si [ce salut] n'est qu'objet d'espérance eschatologique, et non insertion dans notre temps. Car alors toutes les générations qui cheminaient vers lui sont laissées pour compte, ne servant que de matériau. Elles sont exclues de la grande fête de la communauté.''12 A nous de répandre ce salut, d'unir à notre espérance tous les hommes ; à nous de servir cette entreprise qui nous a précédés. Nous ne pouvons la saisir dans l'expérience humaine ; nous ne créons rien, nous n'inventons rien ; nous oeuvrons à partir de l'amour de Dieu en Jésus Chrsit pour en remplir tout l'univers. Dans le dessein de Dieu que nous ne connaissons pas, dans le projet de la Croix que nous ne pouvons qu'espérer, la seule façon de nous insérer est l'amour, qui naît de l'incompréhensible, de l'incommensurable amour de Dieu. Dieu nous pèse d'une mesure divine pour nous placer dans son ouvrage et nous donner part à sa vie en plénitude qui nous appelle, et que nous appelons catholicité. Etre catholique, c'est se mettre sous Sa Vérité plus grande et oeuvrer à Sa révélation, même lorsque ``[nous] ne comprenons plus, ou presque plus, lorsque l'horizon ultime où tout est commun ne [nous] est plus accessible. Ce n'est pas le savoir absolu, mais l'amour absolu qui englobe les adversaires.''13 Remettons le savoir à Dieu. Nous ne cherchons pas une union abstraite, mais une communion à l'autre par le moyen de la Croix qui nous unit. Notre obligation de catholicité a pour fin ultime la communion de la Création toute entière à l'allégresse de Pâques. Justice pour nous : c'est le plus grand mystère de Dieu, et sa plus haute exigence.


``Car il a plu à Dieu de faire habiter en lui toute la plénitude
et de tout réconcilier par lui et pour lui,
et sur la terre et dans les cieux,
ayant établi la paix par le sang de sa Croix.''
Colossiens I, 19-20



M.W.


Article paru dans Sénevé


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