``Père, j'ai bien compris: vous avez besoin d'ombre
Pour faire rire mieux la lumière, et besoin
De nuit pour que le jour après ce péril sombre
Soit plus émerveillé de revenir de loin.
...Je pleure... Tout est bien.''1
``Pourquoi, Seigneur,
m'avez-vous mis en opposition avec vous?''
(Job VII, 20)
C'est ce questionnement, ce vertige arraché au livre de Job, que Marie Noël place en exergue à ses Notes intimes2, ces feuillets brûlants où elle inscrit au fil des ans, parcimonieusement, les états de son âme et les embrasements de son coeur, et parfois aussi le dessèchement, l'angoisse et l'ombre de la mort. Elle met ainsi, en quelque sorte, la justice divine en procès; il y a de la révolte dans le cri de Marie Noël, mais une révolte éclairée par l'esprit d'obéissance et de service: Marie Noël est ardente et douce, servante et révoltée, elle est, mêlés, Job et la femme de Job; elle ne cesse d'interroger au plus profond et au plus trouble, mais aussi au plus pur, la justice de Dieu, avant d'en rendre témoignage, un témoignage ému de poète. Un bouleversement intérieur, intime, déchirant, est à la source de cette interrogation où se mêlent vertige et foi. Aussi éclaire-t-elle Job au travers d'Isaïe:
``Jéhovah
a répandu sur moi l'esprit de vertige
qui soulève les scrupules et les doutes.'' (Isaïe XIX, 14)
La rébellion d'une âme volontiers sauvage, d'une âme toutes griffes dehors, d'une Marie Noël qui se fait plainte et cri, n'a donc rien d'un orgueil diabolique: cette révolte bouillonnante d'un être dressé devant Dieu participe plutôt d'une foi intransigeante et obéissante à ce qui lui semble la plus grande marque de la justice divine: l'amour de Dieu. Le vertige et le cri font éclater le chant d'amour, qui rend témoignage aux hommes, qui témoigne à sa façon. C'est ce don de Dieu -l'amour- qui guide le discernement de la justice, ce don vertigineux de l'amour qui rend possible les deux mouvements de l'âme poétique de Marie Noël à la rencontre de la justice divine: le cri de douleur et de révolte blessée, et le chant d'amour, la chanson offerte aux hommes. La justice de Dieu, entre le mystère du mal et celui de l'amour, reste un vertige sombre et entêtant; Marie Noël en laisse briller l'éclatante lumière, l'insaisissable vérité, lorsque son vers ou sa prose intime fait de l'obscurité même du monde le lieu de la transparence et de la lumière; le lieu où, à travers le tissage étroit du malheur, la lumière de Dieu est entrevue par transparence, avant que le cri de douleur ne retentisse, plus fort et plus clair, devenu cri d'amour dans l'alchimie d'une poésie qui garde, toujours, la vérité pour horizon, vérité du coeur humain en sa plus touchante justesse, Vérité de Dieu en sa plus éclatante Justice.
Au seuil de ce que je voudrais être une promenade sur un sentier que j'aurais tracé à travers vallées et escarpements de la poésie noëlienne, je voudrais éviter à mon lecteur l'illusion d'optique qui réduit le paysage au chemin que l'on suit; et si ma sente monte d'abord au revers de la montagne, dans les sombres pentes du versant le plus noir, je voudrais que l'on n'en oublie pas l'avers illuminé de joie et rayonnant d'évangélique simplicité: les deux versants d'une âme en poésie, qui ont même coeur et mêmes entrailles de roche vive. Mon parti de lecture me contraint à entrer par la face sombre et désespérée, la face hurlante; mais Marie Noël elle-même nous met en garde:
``Ces grands cris des profondeurs, le poète ne les a poussés que rarement, à de très longs intervalles. Ils ne doivent traverser une salle que très brièvement sans s'y attarder. Ce sont, comme presque tous les malheurs, des accidents. Rassembler ces accidents me semble une faute d'art. (...) Ce n'est pas vrai.''3
Dans le souci de vérité et de fidélité à l'art poétique de Marie Noël, il faudrait lire ensemble les cris et les chansons, quand un article oblige à les disjoindre; le ``diligent lecteur'', ainsi averti par Marie Noël, retrouvera l'unité que je dois briser un moment.
Une âme en procès: Marie Noël de révolte. Nous avons pris pour la poésie de Marie Noël l'image de la montagne et du sentier escarpé: c'est elle-même qui nous l'a donnée, dans un poème qui constitue, véritablement, un ``mémorial'' de la souffrance d'une âme:
``Croix au bord de l'abîme.
C'est ici qu'un malheur arriva. Priez !
C'est ici qu'une âme est tombée de Ciel en Enfer.
C'est ici qu'elle s'est débattue à mort sur une sente vertigineuse où personne ne passait. (...)
C'est ici que la Bête enchaînée en elle a rompu ses liens et hurlé. (...)
C'est ici qu'aucun homme ne l'a aidée,
C'est ici que les anges l'ont abandonnée,
C'est ici que Dieu a détourné la tête.
Ici, ce malheur arriva. Priez !''4
Ici Marie Noël pousse son grand cri d'accusation: devant le malheur le plus radical, Dieu détourne Sa face et abandonne sa créature, il la livre à la mort, il livre l'âme même à l'abîme. C'est un Dieu injuste et terrible, un Dieu sans miséricorde et sans justice que le malheur nous révèle. La question bouleversante du Mal et du malheur hante la poésie et les notes de Marie Noël comme un grief contre Dieu. En l'accusant, Marie Noël semble vouloir empêcher Dieu de ``détourner la tête'' face au malheur des hommes, malheur qui s'incarne chez le poète en deux figures bouleversantes: la solitude et la mort5. La solitude de toute la vie de Marie Noël, ``vieille fille d'Auxerre'', malheur de la solitude qui éclate en un presque blasphème:
``Le bonheur que vous me voulez, qu'en ferai-je?
M'asseoir à côté de tous vos saints assis
Dans vos jardins plus lumineux que la neige?
C'est bien de l'honneur mais, ô Père, merci!
Ah vous aurez beau ce soir me tenir prête
Une auréole, ô vous qui n'avez permis
Jamais qu'en tremblant j'aille cacher ma tête
Pour y dormir dans l'ombre de mon ami.
Vous aurez beau maintenant me faire entendre
A l'oreille les sept voix du Saint-Esprit,
Quel Verbe, si Dieu soit-il, pourra me rendre
Le mot d'amour que personne ne m'a dit ?''6
La justice de Dieu -qui en perd même quelques majuscules!- est absente dans cette vie d'ici-bas qui n'est qu'un gâchis livré à la solitude et à la mort: ``Tout est perdu de moi qui n'étais rien qu'aimante'',
``Tout est perdu, ce que je suis et ce que j'ai,
Comme de l'eau qui n'a personne pour la boire,
Comme un morceau de pain que nul n'aura mangé.''
Dans cette grande injustice d'être seule, la vie, la vie même s'amenuise jusqu'à en mourir: l'injustice, c'est ce crime contre la vie qu'est parfois la vie elle-même, c'est la présence obsédante de la mort solitaire, c'est l'étouffement de la vie comme un cri étranglé dans la gorge:
``D'avoir sans fleur ni fruit serré dans mes mains closes
Pendant tout mon été lourd et lent à mourir
Mon coeur comme un bouton de frémissante rose
Qu'il faut jusqu'à l'hiver empêcher de fleurir.''
Ainsi Dieu, en vouant la chair à souffrir, fait de la vie même une injustice. Il y a dans cette vocation à la souffrance, une injustice terrible, qui n'est qu'un écho de ce qui est sur cette terre, la plus dure des injustices: la mort.
``Il ne faut pas compter sur Dieu pour nous épargner tel malheur. Non plus que pour nous garder du Malheur total: la mort. Car malheur n'est pas malheur, mort n'est pas mort au yeux de Dieu.''7
Là est donc tout le malheur, la suprême injustice: dans le divorce de la créature avec le Créateur, l'homme fait échec à la justice de Dieu, qui n'est justice qu'en Dieu, et malheur sur cette terre. D'où le cri de révolte, irréductible, de Marie Noël face à l'injustice de la mort, cette mort qui a emporté par surprise, à l'âge de huit ans, son jeune frère. ``Ma mère a hurlé tout haut pendant des semaines'' : ce ``hurlement'' dont Marie Noël fait un poème, et auquel fait écho le hurlement de Rachel dont elle fait un ``Psaume'' et un ``Office pour l'enfant mort.''8
``Serai-je consolée un jour, ou punie, de mes colères contre la Mort? Car j'ai eu beau lire, apprendre, savoir, penser et croire tout le bien que l'on peut dire d'elle, la Mort m'a toujours trouvée hurlante à la face du Ciel.''9
La mort, infiniment scandaleuse, fait du mal même à Dieu: elle l'éloigne de ses créatures. Irréductible, scandaleux, insoutenable d'injustice est ``le mal odieux, irréparable qu'Elle avait fait à tel des miens et, bien plus profond encore, celui qu'en moi, malgré moi, elle avait fait à Dieu.''10 Le caractère insoutenable de cette injustice radicale force la créature à la révolte, au rejet de son Créateur. Si bien que Marie Noël frôle l'hérésie dualiste: au Dieu bon et miséricordieux, le Dieu de la Justice, elle ajoute presque un second Dieu, le même certes, mais Dieu noir et sombre, qui préside à l'injustice de cette terre; ainsi s'organise ``le combat de Dieu contre Dieu'', entre le Créateur ``qui a donné pour seule loi: tuez et mangez''11, qui a fait régner la mort sur le monde, et le Christ rédempteur.Bien sûr en Dieu tout est justice, mais l'injustice et la mort règnent sur la terre des hommes, et Marie Noël se révolte, comme pour traîner Dieu devant sa propre Justice.
Dans l'ombre et la lumière de Job. Car le grand grief de Marie Noël contre Dieu, c'est la banalité de la souffrance et de la mort, leur caractère injustifiable, ``naturel'': la mort et la souffrance sont dans l'ordre des choses de ce monde, elles sont indissociables de ce monde. Dès lors, non seulement la mort, mais la vie même est une injustice faite par Dieu à ses créatures, qui n'est acceptable que dans la justification de la vie éternelle. Aussi Marie Noël semble presque reprocher à Dieu d'avoir créé le monde, c'est-à-dire l'imperfection: ``Ah! Si Vous aimiez tant les morts, pourquoi donc avez-Vous créé les vivants ?''12, et de citer Fénelon: ``L'oeuvre de Dieu est une oeuvre de mort et non pas de vie''. Aussi est-ce une grande injustice que de vivre, c'est-à-dire d'être loin de Dieu:
``C'est étrange que, toute jeune et petite, à l'âge de ma plus grande foi et de mon plus ardent amour pour l'Amour invisible, j'aie toujours eu dans l'ombre du sang ce grand cri sombre de naissance que même Dieu n'a jamais complètement apaisé.
(...) Mais quand (le prêtre) commençait la seconde oraison ``Que vous rendrais-je, ô mon Dieu, pour tous les biens que j'ai reçus de Vous ? (...) Vous m'avez tiré du néant...'' brusquement mon coeur s'arrêtait de prier. (...) Je ne pouvais pas, non ! je ne pouvais pas le remercier de m'avoir tirée du néant, et encore aujourd'hui je ne le peux guère. J'eusse préféré qu'il m'y laissât à l'abri de ce grand trouble de vivre et de mourir.''13
C'est de naissance que l'homme est voué à la souffrance et à la mort: c'est la misère même de l'homme que de naître, misère qui prends corps, pour Marie Noël, dans la figure de Job. En effet, lorsqu'on lui demande où elle a ``bu si profondément aux sources liturgiques'', c'est un Office des morts, et la plainte de Job qu'elle raconte.
``J'attendais en frissonnant chaque retour de ces cloches poignantes. Cependant, nous chantions avec les prêtres, les psaumes de David, les plaintes de Job. J'entendis là -à neuf ans- l'inconsolable cri de l'homme. Il est entré en moi, alors, et n'en est plus jamais ressorti. Je crois que ce Job, ce David, furent mes vrais, mes premiers Pères (...).''
Ainsi est Job pour Marie Noël, ``inconsolable cri de l'homme'', et figure dressée devant Dieu, figure de la sincérité et de la misère humaine, à laquelle le poète s'identifie: la piété, l'obéissance de Job est la véritable justice que l'homme rend à Dieu -ce qui ne signifie pas qu'il ne doive pas se plaindre: il doit être dressé devant Dieu, comme Job, mais obéissant.
``Le Destin de l'homme s'opère sous la malveillance éternelle d'une Force mauvaise. Job sera toujours là, face à Dieu, pour s'en plaindre. (...) On ne triomphe pas toujours du Mal positivement, comme il advint à Job sortant de son fumier, mais il arrive que le triomphe soit une lumière sur le malheur qui l'illumine et transfigure.''
Ainsi, avec l'aide de Dieu, Job-Marie Noël sauve la justice de Dieu, et en éclaire le mal. En effet, le cri de révolte se résout, dans la figure de Job, en geste d'obéissance, obéissance active et non passive.
``Oh! Je ne me révolte pas. Jamais je ne me suis révoltée. Il est grand! Je l'adore, je m'incline, aussi religieuse maintenant que jadis, devant sa pensée infinie dont je suis victime. Et j'accepte avec une sérénité sans espoir d'être, moi, le rien, sacrifiée à ses fins. Il me semble que si j'étais une pauvre pièce de toile, je me soumettrais ainsi avec une douleur affectueuse et docile à la torture des ciseaux et de l'aiguille, par respect et par amour pour le chef-d'oeuvre inconnu de l'ouvrière.
Ce sentiment là, ce doit aussi être une piété.''
La justice, ainsi, est une révolte qui ne désobéit pas, qui se soumet à l'oeuvre mystérieuse du Créateur -qui met l'injustice au service d'une plus haute justice.
``A dix ou onze ans, je me rappelle avoir été terrifiée brusquement par l'injustice affreuse du sort de Judas... Judas forcé de trahir pour accomplir les Écritures. (...) et me voilà partie en courant chez ma grand-mère, mon théologien d'alors, avec ma difficulté toute grosse: Judas forcé au mal, Judas nécessaire, Dieu injuste... Je n'en vivais plus.
Mais grand-mère n'en fut pas du tout embarrassée: ``Laisse donc ça, ce
ne sont pas nos affaires, ce sont les affaires de Dieu, il
s'arrange...'' ''
Quand Marie Noël croise la justice de Dieu. Au-delà de la misère humaine, dans la soumission, la confiance renouvelée de Job à son Dieu, s'ouvre l'horizon libérateur de la Justice divine, qui transcende tout malheur: c'est l'horizon de la justification, de la grâce, du salut. Le Jugement divin vient accomplir la Justice, effacer les injustices de la terre. A plusieurs reprises dans son oeuvre tant en poésie qu'en prose, Marie Noël met en scène le Jugement. Et d'abord le Jugement de sa propre âme, avec humour ou gravité. L'âme se justifie devant Dieu, et Dieu y est attentif: dans la première des Notes intimes, c'est tout juste si Dieu ne compare pas sa Création à...l'oeuvre de Marie Noël:
``L'âme: Seigneur ! Seigneur ! Que pensez-Vous de mes chansons ? J'ai bien peur qu'elles ne soient proches parentes des péchés. (...) Ils [mes chants] n'ont point fait de mal jusqu'ici, mais peut-être Vous offensent-ils par leur liberté, comme je Vous offense moi-même en jouant et chantant à ma fantaisie.
Le Seigneur: Moi aussi, j'ai joué en créant. Et le monde est beau de ma fantaisie. Je ne me suis pas réduit, par vertu, à la candeur des fleurs blanches.''
C'est avec un peu d'humour, voire d'ironie, que Marie Noël, dans une note, imagine une scène au paradis, autour de son propre jugement:
``Propos de dames élues au jugement dernier pendant la pesée des âmes.
-Qui passe à présent ?
-Marie Noël.
-Oh ! Elle a des chances de salut. C'est un poète catholique. Elle a toujours joui de la considération des gens pieux. Des prêtres, des évêques, le pape même ont pensé, quand elle vivait, beaucoup de bien d'elle.
-Beaucoup trop. (...) Ils n'entendaient que ses vers. Ils ne voyaient pas sa conscience.
-Mais enfin, qu'est-elle au fond ?
-Une carmélite manquée. (...)
Voix de vieux prêtre dans l'assemblée
-Les abbesses gardent les brebis, pas les biques. Si cette bique-ci avait été trop bien gardée, portes closes dans la sainte bergerie, comment aurait-elle, de là, porté son message aux vagabonds du doute et aux souffrants d'esprit? Il lui fallait, pour les atteindre, errer un peu.''
Au-delà de sa dimension souriante, cette note révèle le point où se noue la justice de Dieu: la justice de Dieu est dans l'accomplissement de la mission particulière de chaque être. Mais cette définition ne suffit pas à Marie Noël: ce qui sauve pour elle la justice de Dieu, c'est qu'elle est grâce et amour. Ainsi, dans sa seule pièce de théâtre, Le jugement de Don Juan, un ``miracle'' qui prend place au paradis, l'accomplissement de la Justice est une entorse à la justice -parce que le Jugement de Dieu se fait selon la seule loi d'amour: Don Juan est sauvé parce qu'il a été aimé. Ce qui sauve, ce n'est pas d'aimer, mais d'être aimé, de recevoir cette grâce: et c'est selon cette grâce que Don Juan est sauvé, qu'après avoir été accusé par toutes ses conquêtes, il est sauvé parce qu'une Innocente n'a cessé de l'aimer.
``LE JUGE: Tu as aimé, tu n'es pas juste, jamais tu ne seras juste. Tu aimes. Et tu m'empêches, en aimant, de rendre la Justice.
L'INNOCENTE, garde le silence.
LE JUGE:Et me voici, à cause de toi, contraint d'exercer avec lui la magnifique injustice de l'amour, celle par quoi, Moi, le Tout Pur, j'effaçai le péché du monde. (...)''
Aussi l'Ange de la Justice rendra-il un arrêt injuste et libérateur: ``L'Amour m'a vaincu. Juan ! L'Amour te sauve. Le chemin t'est rouvert. Va ! souffre ! va ! va ! expie. Que l'Amour te ramène par l'Amour, avec l'Amour, au Royaume éternel d'Amour''. La Justice de Dieu est donc Amour plus que juste rétribution; et cet élargissement de la Justice vers l'Amour se retrouve dans un des sommets de la poésie de Marie Noël: ``Jugement'' (Chants et Psaumes d'automne). Là aussi, le jugement de l'âme y est mis en scène, mais c'est le chant de l'âme elle-même que nous entendons, qui tantôt s'accuse et se défend, avant de s'en remettre à Dieu dans un acte d'amour total et de confiance absolue:
``Connais-moi! Connais-moi, racine, fleur et graine,
Moi toute, mes vols d'anges et mes bonds d'animal,
-Si me connaître toutefois en vaut la peine-
Démêle en moi le vrai, le faux, le bien, le mal.
A toi je m'abandonne, ô Lumière suprême,
Disparue à mes yeux dans les tiens où je suis
Seule moi, seule vraie à l'insu de moi-même.
Comme Tu me connais, ô Juge de minuit.
Juge-moi!
Mais sauve-moi comme Tu m'aimes.''
De Job en David et du psaume à la chanson: un témoignage pour tous. La figure de Job, figure du malheur et de la misère humaine, est pour Marie Noël indissociable de la figure de David, le chantre de la louange à Dieu; ces deux figures, précisément, qui se retrouvent dans l'Office des Morts. C'est dans le psaume que se résout le paradoxe, dans la louange que l'homme adresse à Dieu, et qui scelle un pacte de justice. Ainsi Marie Noël cite-t-elle le psalmiste en exergue à ses Psaumes d'automne: ``Pour Toi, lumière et ténèbres, c'est tout un.'' (Ps CXXXVIII, 12); et cette résolution en Dieu éclaire l' ``Office pour l'enfant mort'', que Marie Noël appelle aussi ``Psaumes de Rachel'':
``Si c'est un homme qui m'a fait
Tant de mal, tant, et dort en paix !
(...)J'irai chercher asile en Vous,
Et Vous me vengerez, Dieu saint,
Si c'est un homme, un assassin.
Si c'est Vous, que dirai-je? Rien.
En vous Seigneur le Mal est Bien.''
C'est dans la gloire de Dieu, équipé ici de tout l'appareil des réglementaires majuscules, que le mystère du malheur et de l'injustice devient objet d'une louange, d'une acceptation, malgré l'amertume d'ici-bas:
``Rien n'est plus grand, rien n'est meilleur
Rien n'est que d'être Vous, Seigneur.
Mais las! Mieux vaudrait n'être pas
La créature d'ici-bas.
Mieux vaudrait n'être pas ici
La poussière à votre merci.''
La protestation de la créature ne s'est pas tue, elle a trouvé sa juste forme: celle de l'obéissance, non pas aveugle, mais portée par l'amour de Dieu: parlant dans les Notes intimes du Psaume que je viens de citer, Marie Noël écrit:
``L'abbé Mugnier l'a agréé, à cause du vers de cime: En vous Seigneur, le Mal est Bien... où la violence de la révolte vient mourir, grondante encore, dans un acte de foi. Mais j'endure mal de le lire tout haut et je souhaiterais que, plus tard, on le laissât se taire, dans un livre, comme une folle dont le cri fait peur.''
Ainsi c'est dans le livre et dans le chant que le cri de Marie Noël s'apaise, laisse place au silence de la prière et de la louange. Les contradictions se résolvent dans l'ordre supérieur de l'amour, qui est la véritable justice de Dieu, et dont nous devons témoigner selon le ``partage du coeur'' établi par Marie Noël dans les Notes intimes:
``La charité à tous.
La sympathie à presque tous.
L'amitié à quelques un, à beaucoup ou à très peu d'êtres selon l'ouverture facile ou la profondeur retirée du coeur.
Mais l'Amour unifiant ne se partage pas.
Qui l'a, possède tout. Qui ne le possède pas, n'a rien. Qui l'avait et l'a perdu, ne l'a jamais eu.''
Cet Amour unifiant, qui fait se réunir l'avers et le revers, le Mal et le Bien, est le don de Dieu seul; en cela, il est la plus suprême justice de Dieu, et la plus suprême injustice dans l'apparent arbitraire de sa gratuité. L'oeuvre d'amour du Christ achève la création, et y introduit la justice, une justice divine difficile pour l'esprit humain -la grande justice et injustice de l'amour donné à tous les hommes, et qui ne se mérite pas, le scandale d'une justice qui n'est pas équitable, mais également proposée, par amour, à tous les hommes, et que l'âme n'a plus qu'à bénir et chanter: ``Le Mal ne nuit pas au Bien. Il le sert. Dieu soit loué de tout !''. Car la justice de Dieu est pure grâce et n'a pas à se justifier. Marie Noël commente en ce sens un passage de l'évangile de Matthieu: ``Pour moi, je veux donner à ce dernier autant qu'à toi. Ne m'est-il pas permis de faire de mon bien ce que je veux ?''
``Quel maître, aujourd'hui, oserait dire cette parole du Seigneur? J'entends les cris, l'émeute...
Je veux donner à ce dernier autant qu'à toi. Injustice... Injustice.''
La justice de Dieu est pour l'homme presque scandaleuse d'être un don gratuit, et d'être à l'homme incompréhensible: devant la grâce, il n'y a plus qu'à se taire, à rendre grâce. La poésie de Marie Noël est donc un pur chant d'action de grâce depuis les profondeurs du coeur, et ses deux mouvements, l'amer et le joyeux, sont l'unique expression d'une foi que le doute soutient. ``Qui pénètre jamais, d'ailleurs, dans ce réduit où le doute, cette adoration ténébreuse, aborde en tremblant l'infini?''. La véritable justice, c'est la réunion dans l'amour; aussi tout le chant poétique de Marie Noël interroge-t-il cet amour de Dieu qui, seul, nous justifie, et justifie le chant.
``J'ai un cancer au coeur. Un excès qui me dévore.
Mais j'ai dans la cervelle une petite étoile.J'ai donné de mon étoile toute la lueur que j'ai pu.
Mais parfois, de très loin en moi, une plainte s'élève, déchirante.
C'est le cancer qui chante.''
Et ce cancer ne chante pas en vain. Il est le signe d'une révolte, mais qui s'oublie dans l'amour de Dieu: il témoigne de la justice de Dieu, et le poète peut dédier ses chants ``à toutes les âmes qui ont connu, connaissent ou connaîtront la détresse du soir''
``Aux âmes troublées, leur soeur''
C'est par cette dédicace que Marie Noël ouvre ses Notes intimes. C'est une mission qui lui est confiée par l'abbé Mugnier, de sauver des âmes par ses notes et sa poésie. Marie Noël est celle qui, au bord du chemin, va chercher les brebis égarées jusque dans leur ``enfer'', dans une expérience du partage et de la charité: ``...sur le point de quitter le temps, pouvais-je refuser de partager avec ceux qui me suivent l'expérience de ma misère ?''. Marie Noël prend les chemins de traverse avec une grandeur de mission et de vocation qui rappelle Simone Weil lorsque, dans Attente de Dieu, elle confie à son père spirituel qu'elle souhaite rester aux limites de l'Eglise, pour pouvoir ``porter avec elle tous ceux qu'elle aime, tous ce qu'elle aime et qui est hors de l'église visible''; ``L'amour de ces choses qui sont hors du christianisme visible me tient hors de l'église''14, mais cette destinée spirituelle est bien une vocation, vocation d'amour et de charité pour étendre la justice de Dieu à toutes les âmes. Dans les Chansons, Marie Noël s'adresse ainsi à qui viendra flâner à travers son oeuvre:
``Connais-moi si tu peux, ô passant, connais-moi!
Je suis ce que tu crois et suis tout le contraire:
La poussière sans nom que ton pied foule à terre
Et l'étoile sans nom qui peut guider ta foi.''
Le poème, une fois de plus, s'achève sur un jugement:
``Et quand passera mon âme
Devant ton âme un moment
Éclairée à la grand'flamme
Du suprême jugement,
Et quand Dieu comme un poème
La lira toute aux élus,
Tu ne sauras pas lors même
Ce qu'en ce monde je fus...
Tu le sauras si rien qu'un seul instant tu m'aimes!''
``D'aucuns s'étonnent de mon chant sombre à cause de ces jeux gais et de mes candides allégresses. Je suis ainsi, noire, et parfois lumineuse par grâce. Et j'ai un nom qui le dit bien: Marie Noël, Marie (mara) l'amertume mortelle de ma racine, Noël mon miracle, ma fleur de joie.''
Ainsi le nom même de plume de Marie Rouget dite Noël est choisi pour témoigner: témoigner du miracle de Noël, où l'amour de Dieu vient sur terre, et où le sacrifice du Christ et l'Eucharistie viennent racheter l'injustice du monde des créatures: ce miracle de Noël qui réconcilie Dieu avec Dieu, et rend possible une justice d'amour et de charité.
Notes pour un article nécessaire: misère et esprit de pauvreté, le scandale de la justice et de la charité.
La charité en effet correspond, au plus profond, à l'exigence de la justice. C'est elle, c'est l'amour unifiant qu'est la véritable, la grande charité, qui permet d'unir l'obéissance à Dieu et le cri devant le malheur des hommes. L'obéissance à la justice de Dieu ne doit pas être passive, mais active; la foi est bel et bien confrontée au scandale de l'injustice et du malheur qui frappe les hommes. Deux mouvements alors, intimes et purs, sont nécessaires: l'espérance, qui est la confiance renouvelée à Dieu, l'abandon aux desseins mystérieux du Seigneur qui ne peuvent être que justes, et la nécessaire charité, qui est toujours un peu de révolte. L'espérance dit: ``Grand, grand, grand est le mystère de Dieu: sa Bonté = Bien et Mal ensemble. Grand le mystère de moi, presque aussi grand: l'espérance.''15 L'espérance, ainsi, est ce point du coeur où le conflit avec Dieu et le monde se dénoue dans un acte de confiance. Face au scandale de la justice, la charité doit être la part active de cette obéissance, elle doit faire place et droit à un autre scandale: celui de l'amour de Dieu. Si nous avons surtout entrevu jusqu'à présent le combat de Marie Noël dans le champ du malheur intime, nous ne devons pas oublier que l'injustice est avant tout sociale, injustice sociale que doit renverser une justice de la charité. Cela nécessiterait un autre article, moins mystique peut-être et plus engagé dans ce monde. Cela nécessite, surtout, des actes de charité qui sont ce que le monde attend de nous, Chrétiens, et qui sont l'image que nous donnons au monde de la justice et de la miséricorde de Dieu: si nous devons et pouvons faire briller le nom de Dieu, c'est par la manifestation d'une charité renversant l'ordre humain de la justice et de l'injustice -et que la charité et la justice de Dieu ne soient pas seulement, dans notre bouche, un mot, fût-il mot d'une prière. Dans un poème inédit, ``Sans repos'', Marie Noël, donnant la parole à une pauvre femme, une miséreuse, appelle la misère et l'injustice sociale par leur nom devant la Vérité: un scandale à la face de Dieu, inacceptable, une injure à la justice de Dieu et à la vocation spirituelle de l'homme:
``Mon corps las en dormant a réchauffé mon lit...
Ma fatigue d'hier est restée en mes membres
Et mon maître déjà, le matin de décembre,
M'appelle dans la rue où la rumeur grandit.
Dresse tes os, debout. Lève-toi. Lève-toi, debout femme !
Mais est-ce bien la peine, ô Dieu, d'avoir une âme ?
(...)Huit heures, cours laver à la rivière où l'eau
Attend sous un glaçon tes poignets pour les mordre,
Le linge qu'ont sali les autres va le tordre,
Râpe afin qu'il soit blanc sa crasse avec ta peau.
Frotte, les jours sont courts, le pain cher, frotte femme !
Mais est-ce bien la peine, ô Dieu, d'avoir une âme ?
(...) Midi... cherche la croûte en ta poche cachée,
Vite, donne à ta chair de pauvre la bouchée
Dont pour s'user à gagner l'autre elle a besoin.
Mange ton pain, ton pain te mange, mange ô femme.
Mais est-ce bien la peine, ô Dieu, d'avoir une âme ?
(...)Sans repos, sans espoir, use ta vie ô femme...
Mais est-ce bien la peine ô Dieu d'avoir une âme ?''16
L'injustice faite au corps est une injustice faite à l'âme; pire, l'âme même devient en quelque sorte de trop, parce qu'elle fait souffrir, qu'elle est conscience de la souffrance: c'est la pire des injustices que de devoir étouffer, mettre sous le boisseau d'un corps brisé la pauvre petite flamme d'une grande âme. Dans une note intime, Marie Noël raconte sa rencontre avec une pauvre femme du village abîmée par l'alcool et le malheur qui plane sur elle: la charité fait de cette rencontre un bouleversement mutuel.
``Aujourd'hui, après déjeuner, j'avais très mal. Je suis allée marcher loin dans la campagne. Au retour, sur la route, j'ai rencontrée une femme. Je la connaissais à peine. Je ne savais pas son nom.''
Mais la femme, elle, reconnaît le poète, dont elle a une photo chez elle, découpée dans un journal. Elle dit à Marie Noël: ``Je vous regarde... je vous respecte...'', et aussi ce cri de femme blessée par l'injustice des hommes: ``Mademoiselle, il ne faut pas croire ce que les gens vous disent de moi.''
``Elle me prend la main, la presse fort, approche du mien son visage abîmé, boursouflé et rouge. Je devine ce qu'elle voudrait... je l'embrasse sur les deux joues.
Elle pleure. Je pleure aussi. Elle m'a fait beaucoup de bien, la pauvre Soulotte! J'avais grand besoin d'elle à ce moment-là.''17
Le miracle de la charité reconstitue, dans la société injuste des hommes, un miroir de la grâce de la justice divine, une préfiguration de la Cité de Dieu: l'injustice appelle un geste d'amour, un geste charitable, et ce geste de charité unit les hommes, et rend possible une justice de ce monde; possible, et nécessaire, et digne de tous nos efforts.
On me pardonnera, j'espère, cette excroissance à mon article, pour son caractère de brûlante nécessité, du moins je le crois. La justice, et encore plus la justice pour tous, n'est pas une notion d'abstraite métaphysique: elle doit s'incarner dans l'ordre d'une charité active, et il me semble que le chant de Marie Noël témoigne, à sa manière blessée, de l'union des âmes et des hommes dans une charité qui seule abolit l'injustice du monde, et constitue la très grande grâce de Dieu, l'annonce de l'accomplissement de Sa Justice. Aussi je voudrais témoigner de cette nécessaire charité, qui nous appelle à l'action, en empruntant brièvement à deux autres grands auteurs: Simone Weil et Bernanos. Simone Weil pose d'emblée que la véritable injustice et souffrance est sociale; à quoi répond Bernanos, qui affirme avec Péguy, dans Scandale de la vérité, que nous n'éviterons pas une révolution sociale -mais qu'elle doit se faire dans l'ordre de la charité, qui est la Justice de Dieu offerte à tous à travers l'amour dont Il rend capable les hommes. Cette charité chrétienne doit substituer à la misère qui avilit, empoisonne l'âme, l'esprit de pauvreté des grands chrétiens.
``Après mon année d'usine (...) j'avais l'âme et le corps pour ainsi dire en morceaux. Ce contact avec le malheur avait tué ma jeunesse. Jusque là je n'avais pas eu l'expérience du malheur, sinon le mien propre, qui, étant le mien, me paraissait de peu d'importance, et était d'ailleurs un demi-malheur, étant biologique et non social. (...) Étant en usine, confondue aux yeux de tous et à mes propres yeux avec la masse anonyme, le malheur des autres est entré dans ma chair et dans mon âme. (...) Là j'ai eu soudain la certitude que le christianisme est par excellence la religion des esclaves, et que les esclaves ne peuvent pas ne pas y adhérer, et moi parmi les autres.''18
La charité chrétienne fait l'expérience du malheur et le boit jusqu'au fond, afin de le convertir, de le renverser, de libérer les esclaves, de libérer sur la terre le scandale de la justice; aussi lui est nécessaire l'esprit de pauvreté, qui combat la misère: ``Heureux les pauvres en esprit''... L'esprit de pauvreté est le coeur brûlant de la justice chrétienne, le coeur d'un scandale, scandale d'une justice qui s'accomplira. Dans le Journal d'un curé de campagne, Bernanos en livre, dans la bouche enflammée du curé de Torcy, une brûlante méditation, qui fait droit à l'immense vertu de l'esprit de pauvreté -vertu qui ne se saurait concevoir que dans un combat implacable contre la misère, car la misère éloigne de Dieu et n'est que souffrance brute, absurde19. L'esprit de pauvreté n'excuse pas l'injustice de la misère: elle l'accuse devant le tribunal de Dieu et la charité des hommes.
Marie Noël aussi nous fait entendre, face au grand fracas de la misère et du malheur, la petite voix qui sauve, celle d'un esprit de pauvreté pensé dans l'ordre de la charité- la petite voix en l'homme du divin, de l'humilité et de l'amour.
``Je ne sais pas si vous avez jamais compris combien j'aime être pauvre, faible, chétive... Ce n'est pas que je ne goûte comme tout le monde ce qui est grand, beau, riche et fort, mais pour moi-même, plus je me sens petite, dénuée de biens, d'habileté et de sagesse, moins je possède, moins je suis, moins je pèse, mieux j'ai accès dans le domaine des Anges et des Ailes.''20
Entre l'injustice et la justice: le souffle de la charité, qui allège la Pesanteur, et l'ouvre à la Grâce.
Article paru dans Sénevé
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