``On t'a fait connaître, ô homme, ce qui est bien,
ce que le Seigneur exige de toi:
Rien d'autre que respecter le droit,
aimer la fidélité
et t'appliquer à marcher avec ton Dieu.''
Mi VI, 8
``Ils ont une curieuse façon de s'exprimer; ils ne respectent aucun ordre, sautent du coq à l'âne de sorte que l'on ne peut ni les saisir ni s'y adapter'', disait Luther à propos des prophètes. On peut effectivement être déconcerté par une première lecture du livre de Michée, dans lequel alternent sans transition malédictions et visions d'espérance, menaces de châtiment et promesses de bonheur. A cette difficulté, il faut ajouter celle que suscitent les allusions diverses au contexte historique et social et aux événements qui ont marqué la prédication de Michée. Le discours du prophète trouve néanmoins sa cohérence dans la référence fondamentale à l'Alliance entre Dieu et son peuple. Michée proclame que cette Alliance n'est pas inconditionnelle, que c'est la réponse de l'homme qui la rend effective, qu'elle comporte pour le peuple de Dieu des exigences, en particulier celle de pratiquer la justice. Le prophète accuse avec violence le peuple que Dieu s'est acquis d'avoir trahi la mission qui lui revenait: être le témoin et le canal de la miséricorde divine. Il s'en prend particulièrement aux riches et aux responsables qui profitent sans scrupules de leur position pour écraser les petits.
La dénonciation virulente des puissants, fauteurs d'injustice. C'est une voix discordante que Michée fait entendre en ce VIIIe siècle débordant de richesse et marqué par la brillante renaissance politique du Royaume de Juda. Au milieu de cette apparente prospérité, le modeste paysan qu'est Michée est sensible à la scandaleuse injustice sociale qui règne et dont les principaux responsables sont les habitants de Jérusalem, fonctionnaires et marchands. Depuis l'apparition de la monarchie, de nouveaux besoins sont apparus: développement d'une cour de hauts dignitaires autour du roi, centralisation urbaine, émergence de classes sociales privilégiées. Simultanément, la structure nomade primitive qui, fondée sur le Code de l'Alliance (Ex XXI-XXIII), assurait l'intégration étroite de toutes les familles au sein du groupe et la défense des petits et des pauvres, s'est progressivement décomposée. Les petits paysans qui forment le fond de la population se retrouvent ainsi sans défense face à la cupidité des nouveaux cadres; il n'est pas rare que ces derniers les dépouillent injustement de leurs terres pour se constituer d'immenses propriétés, considérant l'arrière-pays comme un simple réservoir de richesses pour la capitale.
C'est d'abord contre la convoitise des classes dirigeantes que s'élève la voix du prophète (II, 1-2). Elle ne condamne néanmoins pas les riches en tant que tels, mais ceux qui profitent de leur pouvoir pour faire impunément le mal:
``Malheureux ceux qui projettent le méfait
et qui manigancent le mal sur leurs lits !
Au point du jour, ils l'exécutent, car ils en ont le pouvoir.''
Les exactions qu'ils commettent ne sont pas des fautes de faiblesse. Bien au contraire ils les préméditent et les mûrissent dans l'ombre, au lieu de profiter de ce bienfait de Dieu qu'est le repos de la nuit pour refaire leurs forces et pouvoir reprendre leur tâche du lendemain avec un zèle et une fidélité renouvelés. Dès l'aube, ils se mettent en route pour réaliser les projets de la nuit .
``Convoitent-ils des champs, ils les volent,
des maisons, ils s'en emparent.
Ils saisissent le maître et sa maison,
l'homme et son patrimoine.''
Le mal est d'autant plus grave qu'il est lié à un abus du pouvoir politique: loin d'assumer loyalement les responsabilités qu'impliquent leur statut et la mission que Dieu leur a confiée, ces hommes profitent de leur pouvoir pour violer le droit des faibles. Michée donne d'autres exemples de leurs méfaits (II, 8-9), comme les impitoyables extorsions des riches créanciers:
``De dessus la tunique vous enlevez le manteau.''
Les grands, pressés qu'on les rembourse, saisissent ce qu'ils peuvent, jusqu'au manteau. Or ce vêtement constituait une possession en principe inaliénable, qui servait de couverture la nuit. Les directives exprimées dans le Deutéronome, en imposant que tout manteau soit rendu à son propriétaire avant la nuit, voulaient garantir aux pauvres un minimum de vie décente contre les abus des puissants, mais même ce droit essentiel n'est plus respecté. C'est encore à l'encontre des femmes que se manifeste cette violation de la Loi:
``Les femmes de mon peuple, vous les chassez,
chacune de la maison qu'elle aimait.
A leurs enfants vous arrachez pour toujours
l'honneur qui vient de moi .''
Aucune pitié ne retient les riches de Jérusalem qui exproprient des femmes sans défense et spolient l'honneur de leurs enfants, c'est-à-dire l'héritage de leur mère qui leur revient légitimement, ou peut-être même leur condition libre d'enfants d'Israël. Enfin, dans le chapitre III, le prophète accuse non plus les riches en général, mais les plus hauts dignitaires de l'état, qu'il considère sous l'angle de leurs fonctions judiciaires (les Hébreux ignoraient notre distinction entre les différents pouvoirs: le chef était aussi le juge).
``Écoutez donc, chefs de Jacob,
magistrats de la maison d'Israël,
n'est-ce pas à vous de connaître le droit ?''
Les magistrats bafouent le ministère qui leur a été confié. Au lieu de pratiquer la justice et de faire respecter le droit pour permettre au peuple de vivre en paix et en sécurité, ils confondent le droit avec leur intérêt. Michée, qui se fait une haute idée des responsabilités de la classe dirigeante et ne peut tolérer qu'elle trahisse sa mission:
``Vous qui haïssez le bien et aimez le mal,
qui arrachez la peau de dessus les gens
et la chair de dessus leurs os .''
Ces images crues et violentes représentent les dirigeants comme de véritables bêtes sauvages qui font régner la loi de la jungle au sein de la communauté. Les fauteurs d'injustice sont ainsi dénoncés avec vigueur.
Le droit et l'Alliance. Ces considérations sur la justice -ou plutôt l'injustice- sociale ne doivent pas faire oublier que la prédication de Michée est avant tout un discours sur Dieu. D'ailleurs il n'y a pas lieu d'opposer une dimension ``verticale'' du texte à une dimension ``horizontale'' : les deux éléments sont en réalité indissociables. En effet, quand Michée prend la défense des pauvres et des opprimés, il ne fonde pas sa protestation sur un droit humain ou sur une conception de l'organisation de la société. Son idéal de justice est fondé sur sa foi en l'Alliance. Le droit qu'il proclame n'est aucunement un code de règles juridiques, mais l'ensemble des dispositions imposées par Dieu à son peuple. Ces préceptes se situent à l'intérieur d'une relation. Ils n'ont pas été donnés pour restreindre la liberté des hommes, mais pour leur permettre de vivre ensemble dans la paix et la fraternité. Dans cette perspective, le bien et le mal sont moins des notions morales que des modalités du rapport à Dieu: il s'agit de se conformer à sa Volonté ou de lui désobéir. L'ordre qui doit être suivi par les dirigeants au profit de tous, et en particulier des plus faibles, trouve son expression la plus parfaite dans le Décalogue. ``Connaître le droit'' équivaut en fait à mettre en pratique et à faire mettre en pratique dans la communauté les commandements de Dieu. Le comportement des riches et des dirigeants ne se contente pas d'attaquer les fondements de la vie sociale, il compromet la nature même de la vie religieuse. Ce n'est pas seulement la dignité de l'homme créé à l'image de Dieu qui est menacée, c'est l'autorité de Dieu sur son peuple. Lorsque le prophète dénonce la convoitise des puissants, il se réfère implicitement au dixième commandement:
``Tu n'auras pas de visées sur la maison de ton prochain.
Tu n'auras de visées ni sur la femme de ton prochain, ni sur son serviteur, sa servante, son âne ou son boeuf, ni sur rien qui appartienne à ton prochain.'' (Ex XX, 17; Dt V, 21)
De même le partage équitable des terres s'inscrit dans une logique d'obéissance à la Volonté divine. Dans le désert, Israël était sans terre. La terre promise, dont chacun en Israël a reçu une part, est un don de Dieu et reste sa propriété. Michée ne défend pas simplement ce que nous appellerions le droit de propriété mais un héritage sacré et donc inaliénable. Le droit sacral stipulait que chaque année sabbatique les terres étaient distribuées entre les familles. Aucune spéculation ne pouvait entraver cette distribution faite par tirage au sort, et cependant les riches ont bafoué ce droit fondamental.
Injustice des hommes, justice de Dieu. Dieu étant directement concerné par cette violation de sa Loi, on comprend dès lors qu'il intervienne en personne, par la médiation de son prophète. A l'injustice des hommes répond le jugement de Dieu. Michée a été souvent considéré comme un prophète de malheur, et il est vrai que la menace du châtiment plane sur tout son discours. Les grands de ce monde ont oublié que l'Alliance est un engagement qui dirige l'homme vers son prochain, et en particulier vers ses frères misérables et déshérités. Par là ils ont rompu l'Alliance. Appuyés sur leur richesse et leur situation sociale, ils se croient à l'abri de toute atteinte (II, 7), mais Michée annonce l'imminence du jugement.
``Levez-vous, allez; ce n'est plus l'heure du repos.
Par ton impureté tu provoques la destruction
et la destruction sera cuisante.''
Ils se sont approprié le ``repos'', c'est-à-dire la situation que Dieu a donnée à son peuple dans la terre promise, et ils ont souillé le lieu de ce repos, la terre d'Israël dont ils ne sont plus les gérants équitables. En effet l'injustice sociale est une offense à Dieu autant qu'une impureté rituelle et amène inéluctablement la destruction. Dieu se servira envers les puissants de la mesure dont ils se sont servis envers les démunis. Ce sont les champs dont ils s'emparent qu'ils perdront à nouveau:
``On dira: ``Nous sommes complètement dévastés, (...)
entre les rebelles on partage nos champs.''
C'est pourquoi tu n'auras personne pour te mesurer une part dans l'assemblée du Seigneur.''
On retrouve d'ailleurs l'écho de ce principe dans l'Épître de Paul aux Galates (VI, 7): ``Ne vous faites pas d'illusion: Dieu ne se laisse pas narguer; car ce que l'homme sème, il le récoltera.''
Il s'agit d'un principe biblique qui, bien qu'il ne puisse pas limiter la grâce de Dieu, ne sera pas invalidé par le message du Christ:
``C'est la mesure dont vous vous servez qui servira aussi de mesure pour vous.'' (Lc VI, 38)
Ici, la conséquence des exactions commises par les puissants sera la redistribution des terres qui se retrouveront dès lors aux mains des étrangers; Israël n'y aura plus aucune part. Le menu peuple n'a rien à perdre puisqu'il ne possède rien. En revanche les grands sont menacés d'exil, et leurs terres prises par l'ennemi ne leur seront jamais rendues. On peut dire que les prophéties de Michée s'accomplirent lorsqu'en 701 le roi assyrien Séchannérib enleva une grande partie du territoire qui restait autour de Jérusalem pour la remettre aux Philistins et emmena en exil plus de 200000 personnes. Soulignons que seuls les grands furent déportés; le menu peuple ne présentait aucune menace de rébellion et put par conséquent rester, sur des terres hélas souvent dévastées.
C'est du côté de ce menu peuple, qu'il appelle ``son'' peuple, que se range le prophète. A plusieurs reprises, il entrevoit dans la foule des misérables et des opprimés le véritable peuple de Dieu. Si Dieu a envoyé Michée et prononce par sa bouche un jugement impitoyable à l'encontre des grands propriétaires fonciers et des dirigeants corrompus, c'est parce que ce qu'ils font à l'un des plus petits du peuple, c'est à Dieu lui-même qu'ils le font (cf. Mt XXV, 40). C'est sans doute de la foule des pauvres que sortira le ``reste'' bénéficiaire des promesses divines. En contraste frappant avec ce que l'on pourrait appeler la théologie du jugement, le discours de Michée fait aussi entendre une théologie de la bénédiction et développe une véritable liturgie d'espérance. L'annonce du châtiment n'est pas le dernier mot de Dieu. C'est un appel à la conversion, qui ouvre sur un horizon de paix et d'espérance. La menace divine qui pèse sur les puissants et les riches s'accompagne d'une promesse de bonheur adressée à un ``reste'' de boiteux, d'hommes las et marqués par la souffrance.
``En ce jour-là -oracle du Seigneur-
je rassemblerai ce qui boite,
je réunirai ce qui est dispersé,
ce que j'ai maltraité.
De ce qui boite je ferai un reste,
de ce qui est éloigné une nation puissante.
Sur la montagne de Sion, le Seigneur sera leur roi
dès maintenant et à jamais. ''
Les verbes à la première personne soulignent que Dieu est le seul auteur de l'événement attendu. Toute oeuvre humaine est exclue. C'est Dieu lui-même qui le moment venu interviendra directement pour consoler son peuple misérable et fatigué, et son règne miséricordieux remplacera définitivement un pouvoir humain trop souvent cupide et injuste. Ainsi le discours de Michée a une double fonction: déranger les installés, et d'autre part réconforter les affligés en les exhortant à garder confiance en leur Dieu. Le Dieu dont Michée est le porte-parole n'a rien d'un dieu olympien; au contraire c'est un Dieu qui se préoccupe de la tunique arrachée au pauvre par son créancier, de la terre injustement annexée, du sort de la femme démunie chassée de sa maison. En fin de compte, l'essentiel de cette prédication est la parole d'un Dieu qui ne supporte pas l'injustice et qui se déclare concerné par l'établissement d'un ordre juste et équitable fondé sur ses commandements. La justice sociale ne pourra être restaurée qu'à la condition que le peuple, et plus particulièrement les dirigeants, se convertissent. Une telle conversion implique trois attitudes fondamentales (VI, 8): ``respecter le droit'', c'est-à-dire se soumettre à une discipline librement consentie dans l'obéissance à Dieu et notamment assumer ses responsabilités sociales; ``aimer la fidélité'', ce qui signifie vivre dans la communion fraternelle et mettre en pratique une solidarité active et généreuse, en particulier envers les plus démunis; enfin, ``t'appliquer à marcher avec ton Dieu''. En effet, cette harmonie des relations entre les membres de l'Alliance trouve sa source dans la relation avec Dieu lui-même. Il s'agit d'un engagement actif, d'un compagnonnage avec Dieu dont la Présence s'inscrira dans la réalité quotidienne du peuple de l'Alliance et inspirera les actes de chacun en vue d'une plus grande justice.
Article paru dans Sénevé
Retour à la page principale