Le judaïsme et la mort.

Paul Bernard


``Elle alla s'asseoir du côté opposé, en disant : ``Je ne veux pas voir mourir cet enfant''. (...) Elle éleva la voix et elle pleura.'' Telle est, au chapitre XXI de la Genèse, l'attitude d'Agar devant son fils malade. Dans la Bible hébraïque, on a peur de la mort. Un frisson parcourt le livre : la présence de Dieu, qu'elle soit douce ou tonitruante, ne contribue guère à l'apaiser. Nous avons affaire à des êtres très simples, qui ne cherchent pas à ensevelir leur frayeur sous des certitudes rassurantes. Certes l'Eternel est là, mais enfin ce Dieu n'est pas un Dieu visible, et un miracle n'arrive pas tous les jours. La seule consolation, c'est une confiance abandonnée, et non une conviction dogmatique. Le judaïsme ne donne pas les moyens de ``se faire une raison''. Les vivants ne veulent pas mourir et les endeuillés sont tristes, voilà tout. Les patriarches eux-mêmes cherchent leur dignité dans le simple aveu d'une crainte et d'une douleur. Voici Rachel dont ``la voix retentit dans Rama''. Elle ``pleure ses enfants, elle ne veut pas se consoler de ses fils perdus''. Le premier Testament reconnaît en somme l'ignorance et l'impuissance de l'homme devant la mort. Il a souci de préserver le mystère.


Cette humilité est certes davantage une attitude instinctive qu'un recours théologique. Mais il y a fort peu de théologie dans la religion juive. Vouloir étudier Dieu, le définir, le connaître, lui donner un nom, des fonctions, est dangereux à deux titres : c'est un péché d'inconscience, parce que c'est parler de ce que nous ne savons pas ; et c'est un péché d'orgueil parce que c'est vouloir scruter le Ciel, ériger une tour de Babel. Voilà pourquoi le premier Testament est discret sur la mort. Que se passe-t-il après ? Si Dieu avait voulu nous permettre de le savoir, il ne nous aurait pas inspiré cette terreur de l'inconnu. Nul n'est revenu de là pour nous livrer sa description. Alors silence. Telle est l'ambition du judaïsme. C'est, tout simplement, de la modestie : nous n'avons pas le droit de prétendre connaître ce que nous ne connaissons pas. L'Eglise a inventé, au XIIème siècle, le purgatoire. A de tels paris, la religion juive oppose la sagesse de ses précautions et la timidité de ses audaces. Peut-être y a-t-il un purgatoire. Mais peut-être que non. Alors à quoi bon en parler ? Que l'on comprenne bien cette positon. La Bible hébraïque, et après elle la tradition rabbinique, ont toujours redouté de voir les controverses mystiques se substituer à la crainte silencieuse de la mort. Celle-ci appartient à la religion, celles-là au bavardage. Devant l'au-delà, devant l'éternité, devant cette immensité sacrée, il n'est rien de plus sage et de plus humble que de dire : ``Je ne sais pas''.


Il y a pourtant des textes hébreux qui évoquent la mort, pour menacer ceux qu'elle anéantira et bénir ceux qu'elle préservera. Mais ces textes ne sont pas des dogmes, il convenait de le préciser. La difficulté qui se pose, en abordant ces pages, c'est la définition de la mort. Elle est présentée comme le sort des méchants, comme la punition suprême. Les justes vivent, les ``pervers'' meurent. Une vie droite, un coeur humble permettent de contourner la fatalité : ``Grâce à Dieu notre Seigneur, proclament les Psaumes, on échappe à la mort''. Voilà qui est curieux. Nous savons bien que personne n'échappe à la mort, nous savons que c'est notre avenir commun, celui des impies mais aussi celui des justes. Salomon, plus cynique et plus réaliste que David, nous livre ce proverbe désabusé : ``J'aurai le même sort que l'insensé. Pourquoi donc ai-je été sage ?''. C'est l'évidence : la mort n'est pas la justice, mais l 'égalité. Alors pourquoi les Psaumes vont-ils prétendre que les justes ne meurent pas ? On ne comprend la réponse que si on s'entend sur les mots. La mort physique n'atteint pas la vie des sages. Elle préserve, elle sauve leur souffle vital. On peut ainsi accepter l'idée que la mort, qui arrive à tout le monde, puisse n'être un châtiment que pour quelques-uns. Vivre ou mourir devient alors une affaire de choix : ``Vois, avertit le Deutéronome. J'ai mis devant toi la vie avec le bien, la mort avec le mal. Choisis la vie, et tu vivras''. L'homme est donc libre de choisir la mort. La mort sera sa damnation, c'est-à-dire que sa damnation n'existera littéralement pas, puisque son châtiment sera le néant. Dans le judaïsme, il n'y a pas d'enfer. Il y a la mort, la disparition totale d'un être qui ne sera même plus digne de souffrir. Tel est le sens véritable du mot ``Cheol'' : l'absence est le seul enfer des âmes bannies. Il n'est donc pas exagéré de dire que, pour le judaïsme, la mort n'est rien. Les justes lui survivront. Et les méchants peuvent dire d'elle : ``Je suis, elle n'est pas. Elle est, je ne suis pas''. Le premier Testament nous enseigne que nous sommes capables de décider, par notre comportement, de notre vie ou de notre mort. C'est une leçon, achevée et terrifiante, de liberté et de volonté.


Les méchants, donc, disparaissent à jamais. Mais qu'en est-il des justes ? Nous entrons décidément dans un domaine périlleux, qui revient au pari. Notre méfiance et notre ignorance peuvent être limitées par les textes mais ceux-ci ne sont guère accessibles à une perception immédiate. Job évoque une séparation de l'âme et du corps. Le corps, dit-il, disparaîtra, rongé par les vers. Seul survivra l'esprit. Mais ce témoignage n'est pas une prophétie : Job, dans tout le premier Testament, est le seul à tenir ce langage. Qu'il ne souhaite pas la survie des corps, les pustules et le fumier suffiraient à l'expliquer. Ajoutons que le livre de Job ne transcrit pas les paroles divines mais une imprécation lancée par un homme à son dieu. Ce n'est donc pas à Job, mais à Ezéchiel que nous nous arrêterons. Ezéchiel est un prophète, et c'est l'Eternel qui parle par sa bouche. Voici ce qu'il dit de l'avenir de l'homme après la mort, dans ce chapitre XXXVII essentiel, illustre, trop rarement cité : ``Ossements desséchés, écoutez la Parole de l'Eternel ! Ainsi parle le Seigneur Dieu à ces ossements : Voici que je vais faire passer en vous un souffle, et vous revivrez. Je mettrai sur vous des nerfs, je ferai croître autour de vous la chair, je vous envelopperai d'une peau ; puis je mettrai en vous l'esprit, et vous vivrez''. Ces versets rapprochent considérablement la foi juive de la foi chrétienne. Pour le judaïsme, l'idée de ``corps glorieux'' n'est pas inintelligible. Ezéchiel croit à une résurrection des corps. Certes, on ne voit pas très bien ce que cela veut dire. Mais la séparation de l'âme et du corps, on voit encore moins ce que cela veut dire. La religion juive ne conçoit pas d'âme désincarnée, de vie sans visage, sans voix, sans regard.


Il faut enfin aborder un problème, qui n'est assurément pas accessoire : comment mériter cette résurrection ? Comment échapper au Cheol ? La vertu que la Bible hébraïque semble exiger avec le plus d'insistance est cette vertu qui devrait nous retenir d'en dire trop long sur un sujet si mystérieux : l'humilité. Les humbles verront Dieu. Heureux les simples en esprit car le royaume des cieux sera pour eux. ``Mon trône est dans les coeurs contrits et humbles, pour vivifier l'esprit des humbles, pour ranimer le coeur des affligés'' : ce sont les paroles du prophète Isaïe. La justice finale, celle qui dirigera les uns vers la résurrection et les autres vers le néant, sera la revanche des humbles sur les vaniteux, des bienveillants sur les médisants, des opprimés sur les oppresseurs. C'est la certitude énoncée par les Psaumes : ``Il demande compte du sang versé (...). Il n'oublie point le cri des humbles''. On échappe donc au Cheol par l'humilité, et on aboutit au Cheol par l'orgueil, par la vanité, par la richesse. Lisons dans Isaïe cet avertissement, ancêtre lointain dans le temps mais proche par l'esprit du verset sur le chameau et le chas de l'aiguille : ``C'est pour cela que le Cheol élargira son sein et ouvrira une bouche sans mesure, que s'y engouffreront tout cet éclat, cette richesse et cette foule bruyante et joyeuse. Ainsi (...) les yeux des orgueilleux seront abaissés, et l'Eternel-Cebaot sera haut par le jugement, et le Dieu Saint sera sanctifié par la justice. Et alors les brebis paîtront partout comme dans leur pâturage, et les troupeaux errants dévoreront les riches possessions devenues des ruines''. On voit que, pour le judaïsme, le plus grand crime, celui qui mène à la mort irréversible, c'est de manquer de pauvreté.


L'attitude du judaïsme devant la mort est donc essentiellement une leçon d'humilité. Le premier Testament nous appelle éloquemment à l'affronter avec la crainte qu'elle inspire, la résignation qu'elle impose et la simplicité qu'elle exige. Car après tout, nous ne savons qu'une chose avec certitude, c'est que notre corps n'est pas immortel. ``Je sais bien que tu me mènes à la mort, dit Job au Dieu d'Israël, c'est le rendez-vous de tous les vivants.''

P.B.


Article paru dans Sénevé


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