Justice pour tous : Justice pour Dreyfus !

Romain Vaissermann



L'Affaire - il est à peine besoin de préciser à qui l'on songe: à Dreyfus. Il y a cent ans, tous en parlaient; pourquoi? Parce que tous nous sommes des capitaines juifs et que nous ne parlons jamais tant d'un autre que quand il s'agit de nous en réalité. Il fallait établir une vérité pour qu'il y ait une justice pour tous: étrangers, mécréants, soldats, inculpés, innocents... Exiger la justice pour Dreyfus, c'est déjà pratiquer en matière de droit l'idéalisme universel: justice juste pour tous! Car la justice doit être juste, non pour l'ordre des choses ou des concepts, mais par honnêteté, par principe - parce que.


Justice pour Dreyfus


Centenaire de ``J'accuse'': imposture?
J'entends qu'un siècle est vieux. Alors, ce ne sont plus guère que des commémorations. Le fac-similé agrandi de ``J'accuse'' a été apposé à un mur de l'Assemblée nationale. C'est ce qui s'appelle avoir du toupet: se cacher, ou se pavaner. Monsieur Fabius d'expliquer à des écoliers que Dreyfus est le héros du jour (les saints se portent mal): un juste quoi, innocent condamné à mort. La raison d'État semble avoir très bonne conscience. L'âge de la barbarie est fini, grâce au progrès social(iste). Règne hic et nunc1 le meilleur des mondes; quelques injustices criantes - résiduelles - pointent encore le bout de leur nez, mais loin, si loin... Le pouvoir fête donc en grande pompe une lettre ouverte au pouvoir, soit naïvement soit pour tromper son monde. D'abord, l'Affaire n'est pas ``J'accuse''. Ce n'est pas manquer de respect à Émile Zola que de rappeler qu'il n'a pas été le seul dreyfusiste, ni le premier, ni le dernier. Au début, il y avait une fois Bernard-Lazare... Écoutons (une fois n'est pas coutume) Charles Péguy (p. 82 des OEuvres en prose complètes, tome III, la Pléiade, 1992):




Ce portrait moral use d'un parallélisme antithétique: pro et contra, l'homme tranche, guidé par son idée (dont la troisième phrase constitue comme la règle de conduite personnelle). Qu'il est ardu de sonder les hommes en leur essence - s'il y a. La liaison des valeurs pose-t-elle problème? Guère de conflit entre justice (cf. l'état de droit) et égalité (deuxième terme car ``équité'' n'en est qu'une première formulation approchée): l'image symbolique de la balance équilibrée (personnifiée ou non en une Marianne maîtresse ès poids et mesures) de sorte que jamais deux poids deux mesures ne soient appliqués. Nul équilibre absolu mais une harmonie relative: la stabilité du monde utopique, l'horizontalité rassurante pour l'oeil - méticuleuse et scrupuleuse satisfaction des sens. Une maniaquerie, mais qui soit éprise de justesse - l'équivalent ``dans l'ordre du jugement mental'' de ce qu'est la justice ``dans l'ordre du jugement moral'' (voir p. 36, ibidem).


Le cas de Péguy
Citons (p. 84, ibidem) un extrait de Notre jeunesse, important parce qu'il montre que Péguy a découvert l'action cachée de la grâce et s'est permis de réinterpréter à l'âge adulte la métaphysique des actions qu'il avait entreprises pendant sa jeunesse:




La justice apparaît premièrement comme un objet pour les sentiments et induit une conduite amoureuse: extrémisme, dévotion, générosité, intransigeance. Tout sauf des jugements froids. Concept, mort, et livre figurent un même écueil de l'intellectualité française nouveau-née. Le cas judiciaire vit de son caractère personnel; les foules rassemblées par l'injustice ne veulent pas d'un avènement improbable du Juste sur terre mais exigent juste un acte de justice. Les caricatures d'époque témoignent de la figuration immédiate des instances en cause: patrie, armée, idéaux. Mais Péguy, comme Chestov, préfère penser les catégories dans lesquelles il vit que d'échouer toujours à vivre les catégories dans lesquelles il pense. Or nous vivons dans l'injustice - marmite où tout homme tomba quand il était petit. Ou plutôt: dans les injustices, polymorphes, omniprésentes. Seule la Justice trône seule, en compagnie des autres valeurs. Une et multiple, temporelle et éternelle, personnelle et universelle.



Un pour tous, tous pour un


Chevalerie du mousquetaire




Dans ce passage des Textes formant dossier (24 janvier 1905; p. 1524 du tome I des OEuvres en prose complètes, 1988), l'auteur semble animé de patriotisme - non de nationalisme, maladie qui sévissait alors chez les pangermanistes, de l'autre côté. Et cet amour qui pousse l'écrivain à écrire une louange hymnique provient lui-même de l'amour éprouvé par la France pour la justice. Une telle contagion sentimentale s'exprime naturellement par un certain lyrisme. Le portrait moral se hausse au niveau national. L'on sait combien de clichés apparaissent souvent, lorsque le caractère national des peuples doit être brossé en quelques lignes. Mais, malgré cet écueil redoutable, il est une vérité des passions françaises. Le génie aura même cette capacité de comprendre le peuple son compatriote; et fera date la coïncidence des vues géniales avec l'air du temps - Belle ``Époque''. Or la France propose cet exemple de généralité universelle enfin, qui ne se rencontre que par moments et qui lui a été donnée par Dieu comme son talent propre. La dialectique - revue par Kierkegaard - permet de saisir cette autre exception française qu'est son idéalisme convaincu actif. Le cas Dreyfus est une affaire typiquement française, non franco-française. Niveau individuel des débuts judiciaires: Dreyfus est coupable (et les Français, innocents). Niveau général du débat historique: (Dreyfus est innocent et) les Français sont coupables. Niveau universel: Dreyfus est proprement hors de cause; les Français, innocents parce que coupables devant le monde. Mais on peut hésiter à interpréter dialectiquement chez Péguy les trois termes: la lecture de Pascal et la méditation des trois ordres incommensurables ont tant nourri Péguy que les successions Dreyfus/France/monde et innocence/culpabilité/innocence et culpabilité restent d'interprétation libre.
Nulle chevalerie dépassée dans la protestation pour la justice; l'homme cornélien vit en Péguy comme l'instigateur de ses actions; que Péguy ait été l'un des derniers écrivains à aller au-devant du duel ne vaut que pour les anecdotes; que Péguy soit parti au front pour le désarmement général et soit mort debout face à l'ennemi sabre au poing ne relève encore que de la biographie; mais Péguy vivait d'abord, avant que d'écrire; et l'un en accord avec l'autre - vraie chevalerie guidée par trois idéaux souvent mis côte à côte par Péguy: justice, liberté, vérité.


Péguy utopiste?




Ce passage de Note conjointe sur M. Bergson et la philosophie bergsonienne (p. 1348-1349 du tome III des OEuvres en prose complètes, 1992) cite l'évangile selon Matthieu (V, 6 et 10) et la traduction littérale en semble de Péguy lui-même. Éprouvons de nouvelles connexions entre valeurs. Réclamer un jugement équitable revenait dans le cas de Dreyfus à exiger une procédure libre des a priori antisémitiques et nationalistes, une remise en liberté; à exiger un jugement vrai insensible aux faux qui avaient été produits tout au long de la procédure, une proclamation de la vérité. Comment appeler ces trois idéaux, valeurs? Péguy les nomme ``vertus'', c'est-à-dire qualités venues de Dieu et valant (grâce à ses réalisations pratiques) indulgence en vue du Jugement dernier; le lieu de dire: le juste reconnaîtra les siens. Mais pourquoi ce futur? Il céderait encore aux sirènes de l'idéal. Notons le présent des Béatitudes vues sub specie æternitatis et appelées à (l')être. Quintessence du réel à l'opposé des fluctuations et naufrages politiques, réalité profonde de l'il-y-a. Tout est présent, parfait: ``il y a'', ``il est écrit'', ``le royaume leur appartient''. Une même mesure de nos misères, une seule et même pesée critique, un seul prononcé du jugé. Définir cette justice est ardu: Péguy prend toutes ses précautions pour qualifier le mystère et renvoie aussitôt - ce qui est assez rare chez lui - aux Évangiles. Moyen commode lorsqu'il touche aux limites de ses compétences ou lorsqu'il veut user de l'argument d'autorité. Remarquons en tout cas que le texte évangélique n'est guère plus loquace. Comme si la justice pour soi comptait plus qu'un en-soi; comme si en réalité nul problème définitionnel ne se posait. La justice, on sait toujours ce que c'est - sentiment inné, pressenti; universel et généreux: dû à tous, parce qu'offert par Dieu. On sait ce que veut ce sentiment: une réalité non héritée, non donnée, offerte par Dieu à condition d'aller la chercher; et on ne la chercherait pas si le sentiment avant-coureur n'en avait déjà été donné.

R.V.


Article paru dans Sénevé


Retour à la page principale