Justice pour tous, justice d'abord pour les pauvres. Tel est le message de la théologie de la Libération, telle est l'exigence qui a conduit nombre de ses porte-parole à soutenir une entreprise révolutionnaire. Les riches sont toujours plus riches, les pauvres toujours plus pauvres. Les puissants oppressent toujours les plus faibles. Le devoir du chrétien n'est-il donc pas de s'associer à la lutte pour la justice, de faire sien le désir de renverser un état de choses humainement et chrétiennement inacceptable ?
Pourtant la théologie de la Libération n'a pas bonne presse. C'est du moins l'impression qu'on garde des rares évocations qu'elle peut susciter. Elle laisse s'échapper des odeurs sulfureuses, le bon catholique pense tout de suite qu'il faut la condamner, puisque tout le monde dit que le Vatican la récuse. Et l'on ricane, bien entendu: l'Église est du côté des capitalistes, elle refuse la voix des pauvres et prétend parler à leur place, elle théorise sur la pauvreté, mais l'accepte en fait et se fait le gardien de l'état des choses.
Sortons donc de ces poncifs, pour aller voir exactement ce qu'il en est. Qu'est-ce d'abord que la théologie de la Libération ? Et quelle est la position de l'Église à son égard ? Ne condamnons pas ce que nous ne connaissons pas, ne prêtons pas non plus à l'Église des intentions ou des peurs idéologiques, sans avoir au préalable examiné ses positions.
HISTORIQUE. Chercher à comprendre ce qu'est la théologie de la Libération, c'est revenir aux sources d'une théologie latino-américaine, née d'une situation historique, économique et politique particulière. Une brève exposition pourra suffire.
Contexte. Cette théologie se développe sur un continent, au débouché d'une histoire douloureuse où le christianisme a trop souvent présenté un visage d'oppression. L'Amérique du Sud garde les marques indélébiles de l'exploitation politique et économique, de la destruction spirituelle, d'où ses espoirs de libération, et les revendications tiers-mondistes.
À l'époque coloniale, l'Europe profite largement d'une exploitation minière de grande ampleur, de la culture des produits tropicaux. Cette activité traîne avec elle l'oppression des esclaves forcés au travail, concentrés dans les mines ou les encomiendas1, malmenés ou éreintés, n'ayant pas droit à la parole. Surtout l'occupant n'hésite pas à exterminer la population autochtone.
L'indépendance politique acquise au XIXe siècle ne met pas fin à la dépendance économique. Une autre puissance politique prend d'ailleurs le relais des nations européennes: les États-Unis. Le Congrès multiplie les interventions en Amérique Latine, source de matières premières et de denrées alimentaires. Les manipulations politiques les plus réalistes permettent de conserver la chasse gardée américaine. On soutient les régimes terroristes, on joue sur l'instabilité politique sud-américaine pour garder une marge de manoeuvre dans des affaires de puissance internationale. La mémoire du continent lit aujourd'hui ces interventions comme les manifestations les plus flagrantes de l'oppression politique et économique, par l'intermédiaire des grandes entreprises multinationales. Ces ingérences politiques viennent confirmer une situation économique inférieure: l'Amérique du Sud travaille pour les riches pays capitalistes. La spécialisation du continent l'empêche de mener à bien sa modernisation. On accuse, avec raison, les compagnies occidentales.
La situation politique et sociale n'y est pas plus brillante. De façon générale, l'alliance de l'armée et des oligarchies terrienne ou capitaliste, menacées dans leurs prépondérances respectives, a mis progressivement fin aux tendances populistes. Cette orientation conservatrice s'est accusée au tournant des années soixante, en raison du retentissement de la révolution cubaine. Militarisation quasi générale de la vie publique, assassinat politique, coups d'État à répétition, telle est l'image à retenir, pour comprendre l'exaspération de larges tranches des populations latino-américaines.
La prise de conscience tiers-mondiste a pu entretenir et fournir de nouvelles justifications à cette exaspération. La croissance économique relativement importante des années soixante-dix s'est nourrie, en effet, d'une augmentation de la dette extérieure. Handicap majeur, cet endettement implique une dépendance supplémentaire. Ajoutons que le type de développement favorisé, les nouvelles industries encouragées, ont jusqu'ici créé peu d'emplois, et contribuent de fait à intensifier les inégalités sociales. Les disettes de l'Amérique centrale, l'asphyxie démographique générale couronnent la description d'un continent qui ne demandait qu'à s'éveiller. Depuis la conférence de Bandung, en 1955, les réclamations des pays sous-développés se sont faites plus vives, ont trouvé une tribune d'expression. Partant du refus d'un modèle économique et social européen ou américain, de nombreux pays d'Amérique du Sud ont placé leurs espoirs dans un socialisme libérateur.
C'est d'une telle situation de dépendance et d'exploitation que partent les réflexions de la théologie de la Libération. La pauvreté au pas des portes, le sous-développement économique, la dépendance politique constituent autant de poids, de contraintes insupportables, un défi à la conscience chrétienne et bien sûr au sens commun de la justice.
Naissance de la théologie de la Libération. Dans cette évolution historique, on a pu regretter que le christianisme, et en particulier l'Église catholique, ne donnent pas suffisamment d'écho à la voix des pauvres et des exploités, n'incitent pas plus tôt et plus largement à réfléchir sur les causes d'une telle situation, et surtout se fassent souvent les défenseurs des structures existantes.
Longtemps l'Église d'Amérique latine dépendait étroitement du continent européen. Aujourd'hui, elle peut d'autant plus revendiquer son indépendance et sa maturité que l'Église s'est rendue responsable de nombreuses blessures depuis la colonisation. On justifiait l'extermination des populations indiennes. Bartolomé de Las Casas, pour avoir pris la défense des Indiens, rencontra une hostilité générale et la critique de savants détracteurs: l'évangélisation devenait le principe d'une riche argumentation visant à fonder en droit l'occupation du continent et son exploitation sanglante. Las Casas dut rentrer en Espagne et constater l'échec de sa lutte contre l'injustice des encomiendas. Par inconscience ou manque d'information, pour une plus grande part dans le souci de maintenir l'ordre dans des territoires de gros rapport, et de soutenir l'action des colons espagnols ou portugais, la hiérarchie entérina par exemple, en 1767, la suppression des missions jésuites au Paraguay. La condamnation par Rome de l'accès à l'indépendance au XIXe siècle ajoute encore à cette liste d'erreurs et de maladresses.
Depuis la fin du dernier siècle, l'Église d'Amérique latine est entrée dans une époque de renouveau, de prise de conscience de son droit à se prononcer sur une situation qu'elle connaît mieux que d'autres. Elle s'est liée avec les partis politiques conservateurs, puis face à la naissance du mouvement ouvrier populaire, a fait le choix d'un certain réformisme, en lien avec des partis démocrates et un syndicalisme chrétiens, organisant aussi des universités catholiques. Les milieux ecclésiaux se montrent, depuis, attentifs à l'effervescence de la société et des études sur les problèmes qu'elle pose. On encourage une approche critique des mesures pastorales, à la lumière des revendications en faveur d'une libération socio-politique.
C'est dans le cadre de ce désir ardent de transformation et de libération à partir des classes populaires qu'est née la théologie de la Libération. À la conférence de Médellin, en 1968, les évêques latino-américains se réunissaient pour étudier l'application au continent du concile Vatican II. Une décision fut proclamée: se solidariser avec les opprimés et les mouvements populaires, approfondir les réflexions sur les rapports entre la foi et la pauvreté, l'Évangile et la justice sociale. Les nombreuses rencontres qui ont précédé Médellin furent dès lors un laboratoire pour l'établissement d'une théologie préoccupée des questions pastorales, et enracinée dans la pratique engagée des chrétiens. Soulignons dans cette perspective le rôle de Gustavo Gutierrez, publiant en 1971 le livre inaugural de cette théologie: Théologie de la Libération, perspectives2.
L'intervention de Jean-Paul II à la conférence de Puebla, en 1979, confirmait l'urgence d'une telle «option préférentielle» pour les pauvres: «Nous devons avoir une conscience plus vive du devoir de solidarité envers les pauvres, devoir auquel nous pousse la charité. Cette solidarité signifie faire nôtres leurs problèmes et leurs luttes, savoir parler en leur faveur.»
QU'EST-CE QUE LA THÉOLOGIE DE LA LIBÉRATION ? Le point de départ de la théologie de la Libération est une pratique collective, un engagement avec les personnes démunies. La théologie latino-américaine se pose d'abord la question: que faire pour changer une situation inhumaine ? Voulant contribuer à la construction d'une société plus juste et plus humaine pour le bien commun de tous, les chrétiens doivent accéder à la fraternité par le partage. Il s'agit alors en premier de voir la réalité des exclus avec leurs yeux. C'est à dire ne pas les regarder du point de vue du riche, comme ceux qui n'ont pas, qui ne savent pas, ne peuvent pas, bref les objets de l'assistance de ceux qui peuvent, qui savent et qui possèdent. C'est à partir de cette ouverture à la créativité des plus petits que la théologie de la libération puise dans la Bible, et à partir d'une réflexion sur le Salut proposé par le Christ, son développement systématique.
Pratiques communautaires.
Analyse sociale.
Les théologiens de la Libération exigent donc une critique radicale d'un système socio-économique à l'intérieur duquel le développement et la richesse des uns entraîne le sous-développement et la misère des autres. Gutierrez souligne ainsi: «La pauvreté du pauvre appelle moins une action généreuse qui la soulage qu'elle n'exige la construction d'un ordre social différent,... opter pour le pauvre, c'est donc opter pour une classe sociale et contre une autre: prendre conscience du fait de l'affrontement entre classes sociales et prendre parti pour les dépossédés.»3
Cette réflexion assume donc deux partis pris politiques: d'une part l'appel à une révolution socio-économique, d'autre part la lutte contre une classe identifiée comme oppressive. N'ayons pas peur des mots, elle conduit sur les chemins du socialisme, et reprend consciemment une analyse d'inspiration marxiste.
Conscientisation. Mais ce projet d'une société différente inclut également la création d'un homme nouveau, toujours plus affranchi de la servitude -sous toutes ses formes- qui l'empêche d'être l'agent de son propre destin dans l'histoire. Homme nouveau veut dire être responsable, implique aussi le renouvellement de l'individu, comme de la communauté, aux sources du message du Christ: amour, fraternité, service, partage. La réponse à l'exigence de libération se traduit donc d'abord dans le concret de la vie quotidienne et locale, dans les «communautés ecclésiales de base». Ici, à partir de l'évangélisation qui accueille et respecte la religiosité populaire, se met en place un travail d'éducation. Cette entreprise pédagogique s'appuie sur la méthode de Paolo Freire qui organisait dans les années soixante des cours d'alphabétisation au Brésil. Il s'agit d'amener la population à savoir lire, non seulement les lettres et les mots, mais en définitive savoir lire la réalité: prendre conscience. C'est en effet au bout d'une telle «conscientisation» que les pauvres acquièrent une connaissance systématique et explicite de la réalité, qu'ils peuvent donc la changer. On a donc vu se développer des mouvements de rencontre avec la population, de collecte d'information, d'analyse du stade actuel du processus politique, social et économique. L'éducation favorise et permet ainsi l'organisation, l'action, comme la simple réclamation de balances justes dans le commerce agricole. Elle encourage les paysans à ne plus accepter sans connaissance de cause des terres dont on leur promet la propriété, pour les en expulser plus tard en exhibant des titres de propriété. Ces revendications provoquent souvent des événements riches d'enseignements.
Une telle pratique libératrice trouve son prolongement et sa source dans une liturgie et une prière communes. C'est par fidélité à leur foi que les chrétiens agissent. La théologie de la libération invite ainsi à une relecture des sacrements dans une pratique sociale. Elle se veut une théologie populaire, où le pauvre a son mot à dire. Sa traduction liturgique s'exprime par des gestes et des symboles propres à cette situation d'action et de travail communs.
Mais avons-nous encore affaire à une théologie ?
Mis à part cet aspect de cérémonies, de fêtes, en quoi une telle pratique se distingue-t-elle d'ailleurs et fait-elle preuve de sa spécificité chrétienne ? S'agit-il enfin d'une théologie ou d'une idéologie ?
«La théologie vient après l'engagement, elle est un acte second»4. C'est à partir de cette pratique sociale, communautaire, que se développe la théologie de la libération. Elle ne se veut que l'aboutissement réflexif d'une prise de conscience qui ne trouve sens que dans sa réalisation concrète.
Développement systématique.
Dieu libérateur.
La théologie de la libération puise d'abord, en bonne théologie, dans la Parole révélée. Elle propose ainsi une tentative de relecture de l'évangile, à la lumière des souffrances des pauvres. L'Exode en est le fondement. Le Seigneur s'émeut de la misère de son peuple. Il fait justice aux affamés. La libération du peuple opprimé par l'intermédiaire de Moïse devient le premier exemple d'un processus libérateur historique concret. Il s'agit alors de voir comment la Bible considère la terre, don de Dieu qui promet une terre nouvelle, symbole du Royaume définitif; de retrouver la valeur de l'union et de l'organisation communautaires dans l'implantation en Terre promise. La théologie de la libération concentre son attention sur le caractère politique, social, de la libération offerte par Yahvé. Elle applique cette même lecture aux psaumes, dans lesquels Dieu change les situations de souffrance de ses enfants. Dieu, c'est le «vengeur des humbles» : le Dieu de la Bible est le Dieu de la justice et des pauvres.
Mais c'est surtout dans le Nouveau Testament que la théologie latino-américaine voit se prolonger cette «spiritualité de l'exil». Le Christ s'incarne dans un petit enfant, naît dans la pauvreté d'une étable, sa famille fuit les poursuites du pouvoir royal. Sa mission vient au service non des bien portants ni des riches, mais c'est vers les malades qu'il accourt, ce sont les pécheurs qu'il prend en pitié (Lc V, 31). Dans les Béatitudes se concentre l'expression de cette préférence pour les pauvres.
Heureux les pauvres... La théologie de la libération insiste donc sur le fondement théologique du privilège des pauvres: «les pauvres sont bienheureux, non pour le simple fait d'être pauvres, mais parce que le royaume de Dieu s'exprime en leur faveur dans la manifestation de la justice de son amour»5.
Cette préférence pour le pauvre prend une deuxième dimension: elle tire toutes les conséquences de la proximité des opprimés avec l'humiliation du Christ. Le pauvre, c'est le fils de Dieu défiguré. «Dans la figure du pauvre, nous sommes invités à reconnaître la présence mystérieuse du Fils de l'homme qui devint lui-même pauvre par amour pour nous»6. Ainsi, toute détresse est marquée par la présence du Christ.
Enfin, la théologie de la libération invite à une troisième prise de conscience: celle du «charisme évangélisateur des pauvres». Ces derniers nous interpellent constamment, leur misère nous appelle à la conversion, à l'oubli de soi. Ils nous donnent souvent l'exemple, parce qu'ils réalisent entre eux davantage d'actes de charité, de simplicité. L'expérience prioritaire du pauvre nous en apprend finalement plus que les grandes théories, «et là les gens simples l'emportent fréquemment sur les docteurs.»7
Ainsi, la théologie de la libération assume un refus catégorique: spiritualiser le pauvre est une attitude hypocrite, trop facile et rassurante. Au lieu de poser des problèmes avec son inquiétante pauvreté matérielle, le pauvre qui n'est que pauvre de coeur nous fournit des solutions par sa pauvreté spirituelle inoffensive.
La Force historique des pauvres.
C'est dans cette exigence que la réflexion théologique latino-américaine trouve son originalité. Elle prétend en effet fournir un nouveau point de vue: «une bonne partie de la théologie contemporaine semble avoir pris comme point de départ le défi que lui lance le non-croyant». Mais en Amérique latine le défi n'est pas celui du non croyant, mais celui du «non-personne», que l'ordre social existant ne reconnaît pas en sa qualité de personne. La question qui se pose d'abord est alors la suivante: comment annoncer Dieu Père au non-personne ? Comment annoncer Jésus Christ à celui qui n'a pas de quoi survivre ?
«Les pauvres, les damnés de la terre, ne questionnent pas d'abord le monde religieux, non plus que ses présupposés philosophiques. Leur questionnement porte bien plutôt sur l'ordre économique, social, politique, qui les opprime et les marginalise, ainsi que, cela est certain, sur l'idéologie qui prétend justifier une telle domination.»8
De ce réalisme, il faut tirer toutes les conclusions nécessaires à une évangélisation adaptée, pour une pastorale féconde: la théologie de la libération est un essai pour comprendre la foi à partir de la praxis historique, libératrice des pauvres de ce monde, des races méprisées, des cultures marginalisées.
...car le Royaume de Dieu est à vous. Il devient donc fondamental de comprendre que le message libérateur du Messie promet non seulement la vie éternelle, mais aussi une vie terrestre digne et juste. Le Royaume est déjà là. Il s'agit que ce monde en soit une anticipation. La théologie de la libération exige en conséquence une transformation radicale de la société qui produit la misère économique, politique, spirituelle. Ce sens concret du royaume de Dieu nous est révélé par la pratique de Jésus. «Le Christ n'a rien d'un sentimental romantique»9; non seulement il délie la conscience prisonnière d'un pharisaïsme de prescriptions légales, mais il nous demande de faire de l'amour une règle de vie, de conduite morale. Or «l'amour exige une fantaisie créatrice», le renouvellement de l'homme. Il ne s'agit pas de perfectionner le passé; le Christ prêche «une transformation globale des structures de ce monde ancien, la nouveauté et la joie régnant sur toute chose.»10
La théologie de la Libération se veut donc une théologie de la pauvreté. Elle trouve des fondements dans l'Écriture, dans son attention au mystère du Salut. En elle-même, une telle théologie n'est pas condamnée: «en elle-même l'expression théologie de la libération est valide»11. Mais la mise en pratique de cette théologie a pu être condamnée, et il reste à exposer les risques d'une telle approche de la foi.
RECENTRER LE PROBLEME. La question peut d'abord se poser dans des termes tranchés: si l'Église fait passer dans le concret ce souci préférentiel de défendre les opprimés, elle sera inévitablement accusée de s'éloigner de sa mission «spirituelle». Et elle sera même (pour reprendre une remarque du pape à Puebla) accusée «d'une dangereuse déviation idéologique de type marxiste»12. Il devient donc important de préciser les enjeux du débat, et les pièges dans lesquels peut tomber une théologie de la libération. Mais il reste essentiel de garder en tête ces mots de Puebla: «la crainte du marxisme empêche beaucoup de gens d'affronter la réalité oppressive du capitalisme libéral. On peut dire que, devant le danger d'un système clairement marqué par le péché, on oublie alors de dénoncer et de combattre la réalité mise en place par un autre système non moins marqué par le péché.» (no92)
Foi et politique.
Les dangers d'une révolution. Les premières tentations de la théologie de la libération résident dans cette prise de parti consciente dans la lutte des classes. Non seulement on court le risque d'idéaliser le pauvre, d'en faire un être d'innocence et de spontanéité; mais surtout une telle position n'exclut pas le recours à la violence, donc toutes ses conséquences: intolérance, meurtres, crise permanente,... bref la mise en place de nouvelles aliénations. La véritable libération doit donc passer elle-même par une évangélisation des cultures de lutte. Il est également essentiel de libérer aussi les oppresseurs. Le choix des pauvres est préférentiel et non exclusif, comme le soulignait la conférence de Puebla. L'action de libération doit enfin passer par une utilisation de moyens non violents, compatibles avec une éthique de respect de la personne humaine.
Le basculement théorique. L'influence de la lecture marxiste de l'histoire sur la théologie de la libération implique d'autre part une conception de l'histoire, et de l'inscription de la réflexion chrétienne dans cette histoire, qu'on peut discuter. Le premier danger serait de subordonner le discours de la foi au discours de la société. Il est trop facile de dire de la théologie qu'elle correspond d'abord au contexte socio-politique qui l'a vue naître. Notamment, on récuse d'un revers de main les réactions qui ont fait suite aux développements de la théologie de la libération: «elles font partie de la défense d'un ordre social qui n'accepte pas d'être mis en question -et aboli- par l'homme qu'il met en marge et qu'il dépouille»13. D'où une absolutisation des propres thèses, un accent exagérément mis sur les ruptures, un dialogue insuffisant avec d'autres Églises chrétiennes ou encore le magistère pontifical et local.
Un «réductionnisme politique» de l'évangile ? C'est finalement la question latente. On peut reprendre sans cesse la question, retourner sur la théologie de la libération l'accusation qu'elle porte contre les interprétations traditionnelles des Écritures. Il serait aberrant de prétendre que la théologie latino-américaine vient nous donner une lecture enfin libérée des idéologies oppressives et des interprétations propres à soutenir les structures en place. D'autre part on ne peut fonder sa lecture de la Bible sur une interprétation exclusivement politique. L'Exode, par exemple, prend sens par son but: fonder le peuple de Dieu, une nouvelle Alliance et un culte de Yahvé sur le Sinaï. Ce passage ne peut être réduit à une libération de nature exclusivement politique. Il serait donc mieux de parler de rédemption.
Liberté, libération. Finalement, de quoi le Christ nous libère-t-il ? du péché, mais qu'est-ce que le péché ?
Péché et structures. Devant l'urgence de certains problèmes, on a pu mettre l'accent unilatéralement sur la libération des servitudes terrestres et temporelles. Une telle approche semble placer au second plan la libération du péché; surtout, elle donne une présentation confuse et ambiguë du problème14.
Or le péché, dans la théologie chrétienne du salut, est un mal radical qui entraîne la servitude, la souffrance, la mort. Il implique donc de multiples esclavages; et, parmi eux, les conditions qui oppriment les hommes dans l'injustice. Le péché n'est donc pas assimilable à ces conditions. Les structures oppressives sont les conséquences indirectes de nos libertés ou fautes collectives. La théologie de la libération doit donc discerner clairement ce qui est fondamental dans le but libérateur, et ce qui n'est que son sous-produit15.
Certes, comme le déclarait Jean-Paul II en 1979, «nous découvrons que cette pauvreté n'est pas une étape due au hasard, mais qu'elle est le produit de situations et de structures économiques, sociales et politiques, même s'il y a d'autres causes de la misère. Dans la plupart des cas, l'état intérieur de nos pays trouve son origine et un appui dans des mécanismes qui ne relèvent nullement d'un humanisme authentique, mais bien du matérialisme, et qui pour cela produisent au niveau international des riches toujours plus riches aux dépens de pauvres toujours plus pauvres.»16 Il reste cependant très important de voir les structures non comme des choses, mais comme des modes de relation entre les choses et les personnes qui ont affaire à elles. D'une part, ne croyons pas que tout le mal vient des conditions; ne plaçons pas d'autre part tous nos espoirs dans le changement de la situation.
La lutte contre les conditions de l'aliénation ne doit donc pas aboutir à une nouvelle oppression, celle des nouvelles structures socio-politiques mises en place. Il devient essentiel de ne pas faire des conditions à changer le premier objectif des luttes: les moyens de production, qu'ils soient de type capitaliste ou plus communautaire, produisent les mêmes résultats, avantages, pouvoirs dont l'augmentation ne laisse jamais insensible. Le coeur de l'homme ne se convertit pas par l'intermédiaire d'une transformation de la situation sociale, économique ou politique. La relation au Christ est première.
Qui libère ? Le Christ nous libère du péché. Mais il ne suffit pas de dire que le Messie nous libère, il faut en tirer toutes les conséquences: ne pas croire que l'homme seul y parvient. C'est justement une tendance lourde d'une théologie anarchique de la libération, quand elle déclare que «l'homme ne connaît bien que ce qu'il fait. La vérité pour l'homme contemporain se vérifie, elle se fait.»17
Philosophiquement, l'aspiration à une libération de type anarchique a une profondeur théologique certaine. Son but, pour reprendre les mots de Feuerbach, consiste à attirer à soi la «projection divine» que l'homme a expulsée hors de lui, et réaliser l'être divin dans l'homme. Il s'agit de rendre l'homme aussi libre que ce que l'on s'imaginait de Dieu. Néanmoins «la position chrétienne (...) résiste à une telle prétention, (...) l'homme (...) doit reconnaître qu'il a besoin de relations et qu'il doit édifier des relations justes qui transformeront la dépendance en une liberté commune.»18
Une priorité, donc, celle de la rencontre du Christ: L'Église, Puebla l'a bien précisé, ne prône «ni le verticalisme d'une union spirituelle avec un Dieu désincarné, ni un simple personnalisme existentiel liant des individus ou des petits groupes, ni, moins encore, un horizontalisme socio-économico-politique.»
Et pour quelle libération ?
Le problème central reste finalement celui de la conception de la liberté. Le cardinal Ratzinger le souligne: «La philosophie de la liberté anarchique n'est construite qu'à partir du moi, et pose donc comme condition préalable l'asservissement des autres hommes. Une vision juste de l'homme doit partir, en revanche, d'une relation dans laquelle chacun reste une personne libre et a justement pour cette raison une obligation envers l'autre. Cette vision devra comprendre une théorie de la relation.»19
La théologie de la libération doit donc prendre conscience que la libération politique, économique, sociale, est le fruit de la nouvelle liberté procurée par la grâce de Dieu. Cette liberté doit alors porter nécessairement des effets au niveau social.
L'articulation entre foi chrétienne et action politique: Conclusion.
Une foi chrétienne vécue ne peut adopter en toute cohérence la «ligne spiritualiste» qui oublie l'appel évangélique et se voile les yeux devant les tragiques et pressants problèmes de la misère. Certes, il ne suffit pas de «maquiller de vieilles attitudes pastorales et théologiques avec une peur des 'préoccupations sociales' et un vocabulaire de 'libération'»20. Et le croyant devra rendre compte de ses actes. C'est aussi pour cela qu'il doit refuser de s'insérer dans le processus révolutionnaire. Il faut évangéliser la culture de lutte et, face à l'urgence de la pauvreté, ne pas remettre l'évangélisation à demain.
Longtemps, on a peut-être cherché refuge dans une foi vécue dans le cadre de la vie privée. La théologie de la libération vient nous secouer, elle assume la tâche nécessaire d'une ``déprivatisation'' de notre foi. Ses tentations sont nombreuses, et il était important de discerner les déviations qui oublient le caractère fondamental du salut personnel en Christ. «Exiger en premier une révolution radicale dans les relations sociales et ensuite critiquer la recherche de perfection personnelle, c'est s'engager sur une route qui mène au déni du sens de la personne et de son fondement -fondement qui est le caractère absolu de la distinction entre bien et mal.»21
Mais la théologie de la pauvreté doit nous conduire à changer notre regard, et prendre au sérieux les implications d'une foi vécue. Les alternatives pratiques proposées ont été formulées de manière très insuffisante et souvent sont restées sans répercussions politiques. Il en serait peut-être autrement, si les chrétiens avaient plus confiance en leur propre vision de la réalité.
Article paru dans Sénevé
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