À l'origine de cet article, deux temps de réflexion partagés avec les uns ou les autres. Le premier, chez les Bénédictines de Saint-Thierry, le samedi saint, nous a permis de formuler des questions plus précises : habitude héritée de notre khâgne bien-aimée ? À en croire l'animation du débat, l'exercice ne manquait pas d'intérêt ! Le second, ce fut une discussion avec le Père Bordeyne, aumônier des collèges et lycées de Saint-Cloud et professeur de Théologie morale à la Catho, à partir de quelques unes de nos questions. Et puis, avant et après, plusieurs conversations spontanément engagées, parfois passionnées, preuve que ces interrogations nous tiennent à coeur. Le but de ces quelques lignes est très modeste : se faire l'écho d'une réflexion menée à plusieurs et de quelques éléments de réponse que j'ai eu la joie d'y trouver. Que l'on me pardonne tous les oublis de ma mémoire infiniment sélective ! et ma difficulté à rendre par écrit ce que les inflexions de la voix, le regard ou un sourire nuancent et éclairent. Bref, il s'agit plus de piquer votre curiosité que d'énoncer des certitudes et j'ai préféré la sobriété à une reconstitution plus vivante dont je me sentais incapable.
Notre foi chrétienne nous donne-t-elle des critères pour apprécier les débats politiques ou sociaux ? Certains d'entre nous ont l'impression d'avoir déjà des points de repères très nets, que leurs amis non-croyants interprètent tantôt comme un gage de stabilité, tantôt comme des certitudes figées. Plus radicalement, une analyse authentiquement chrétienne d'un problème devrait-elle conduire à une attitude unique ?
Vatican II donne des éléments clairs, qui témoignent d'une évolution remarquable dans la doctrine sociale et politique de l'Église. Mais nous ne percevons plus avec la même acuité ce qu'ils avaient de novateurs et c'est sans doute le signe qu'ils ont été peu à peu assimilés.Relisons le paragraphe 75 du document conciliaire Gaudium et Spes, L'Église dans le monde de ce temps:
`` Tous les chrétiens doivent prendre conscience du rôle particulier et propre qui leur échoit dans la communauté politique: ils sont tenus à donner l'exemple en développant en eux le sens des responsabilités et du dévouement au bien commun; ils montreront ainsi par les faits comment on peut harmoniser l'autorité avec la liberté, l'initiative personnelle avec la solidarité et les exigences de tout le corps social, les avantages de l'unité avec les diversités fécondes. En ce qui concerne l'organisation des choses terrestres, qu'ils reconnaissent comme légitimes des manières de voir par ailleurs opposées entre elles et qu'ils respectent les citoyens qui, en groupe aussi, défendent honnêtement leur opinion. Quant aux partis politiques, ils ont le devoir de promouvoir ce qui, à leur jugement, est exigé par le bien commun; mais il ne leur est jamais permis de préférer à celui-ci leur intérêt propre1''.
Un premier critère doit donc guider l'action politique : le souci du bien commun. Nous pouvons remarquer qu'il n'est pas ``spécifiquement'' chrétien et que tout homme peut en reconnaître la valeur fondamentale. Mais un tel principe, tout en étant absolu, ne nous donne pas de réponse directe aux choix et aux situations que nous rencontrons. Or c'est ici que pour la première fois, l'Église a affirmé de manière parfaitement claire la légitimité du pluralisme des opinions et des engagements politiques. Par ailleurs, le discernement politique revient en propre aux laïcs. La mission des prêtres et du Magistère est d'éclairer les débats à la lumière des exigences évangéliques, non de donner directement des réponses concrètes aux problèmes qui surgissent dans la vie séculière.Cela suppose en contrepartie que les laïcs se forment :
``Aux laïcs reviennent en propre, quoique non exclusivement, les professions et les activités séculières. Lorsqu'ils agissent, soit individuellement , soit collectivement, comme citoyens de monde, ils auront donc à coeur, non seulement de respecter les lois propres à chaque discipline, mais d'y acquérir une véritable compétence(...). C'est à leur conscience, préalablement formée, qu'il revient d'inscrire la loi divine dans la cité terrestre. Qu'ils attendent des prêtres lumières et forces spirituelles. Qu'ils ne pensent pas pour autant que leurs pasteurs aient une compétence telle qu'ils puissent leur fournir une solution concrète et immédiate à tout problème, même grave, qui se présente à eux, ou que telle soit leur mission. Mais, plutôt, éclairés par la sagesse chrétienne, prêtant fidèlement attention à l'enseignement du Magistère, qu'ils prennent eux-mêmes leurs responsabilités2''.
Dans un autre domaine, celui de la responsabilité parentale, l'Église, après avoir énoncé un certain nombre de critères: bien des enfants déjà nés ou à naître, bien des époux, conditions matérielles et spirituelles... renvoie là encore le couple à ses responsabilités, en affirmant que c'est en décidant en conscience et en assumant pleinement ses choix que le chrétien accomplit sa vocation d'homme et d'enfant de Dieu :
``Ce jugement, ce sont en dernier ressort les époux eux-mêmes qui doivent l'arrêter devant Dieu (...). Ainsi, lorsque les époux chrétiens, se fiant à la Providence de Dieu et nourissant en eux l'esprit de sacrifice, assument leur rôle procréateur et prennent généreusement leurs responsabilités humaines et chrétiennes, ils rendent gloire au Créateur et ils tendent, dans le Christ, à la perfection3''.
Sur le PACS, par exemple, une analyse chrétienne devrait-elle aboutir à une unique position ? L'Église de France s'est clairement prononcée contre. Des chrétiens ont en conscience exprimé leur approbation, ont-ils tort ?
Dans un premier temps, il faut réfléchir aux raisons qui conduisent certains chrétiens à être favorables au PACS. Ils peuvent être particulièrement sensibles à un certain aspect de la justice sociale. Pour donner un exemple, l'apparition du SIDA a révélé au monde hospitalier une réalité dont la société n'avait pas conscience jusque-là: la charité authentiquement vécue par des couples homosexuels dans l'épreuve, charité qui joue un vrai rôle social puisque le malade est soutenu matériellement et moralement par son compagnon. L'expérience personnelle, la confrontation avec la souffrance d'autrui par exemple, interviennent forcément dans l'analyse que nous faisons d'une question difficile. Dans un deuxième temps, le chrétien ne peut en rester là. Éclairé par la vision de l'homme que l'Église n'a cessé d'approfondir tout au long de son histoire, il ne peut accepter de dissocier la sexualité du domaine social pour la reléguer dans la sphère privée et individuelle comme tend à le faire le PACS. La réflexion chrétienne, poussée jusqu'au bout, voit les dangers d'une loi qui risque de proclamer équivalentes l'homosexualité et l'hétérosexualité. Les chrétiens croient à la fonction humanisante de la Loi: dire ce que tout être humain doit viser, dans la mesure de ses forces.
Les situations sont souvent complexes. Or les engagements politiques à notre portée, comme signer une pétition, ou manifester, n'autorisent guère les nuances si elles veulent être efficaces.
Il faut accepter que toutes les actions ne soient pas du même type, qu'elles n'aient pas toujours le même degré de nuance.On peut aussi décider, la pétition signée, de ne pas s'arrêter là, de s'engager à travailler personnellement la question ou de soutenir dans d'autres contextes une position plus nuancée.
Prenons un autre exemple. En Allemagne, avec la Réunification, s'est posée la question de l'harmonisation entre une législation extrêmement restrictive, et une législation autorisant largement l'avortement. Ce dernier a été légalisé dans tout le pays, à condition qu'un entretien ait lieu avant toute interruption volontaire de grossesse. Il a pour but de faire mesurer aux parents l'enjeu de l'avortement, et à l'issu de l'entretien est délivré un billet officiel. Or l'Église est une des instances habilitées à fournir ce billet. Le Pape a demandé aux évêques de réfléchir à cette situation qui n'allait pas sans poser des problèmes de conscience. Or la réponse de l'Église allemande a été exemplaire à plusieurs titres. Une concertation remarquable a présidé à son élaboration, puisqu'elle émane des évêques du pays concerné, sensibles aux spécificités de la culture et de la société allemande - bien différentes de la laïcité française !- après avoir été initiée par Jean-Paul II. Elle se situe d'autre part consciemment dans une ``éthique de détresse''. L'Église catholique a décidé de continuer à assurer ces entretiens, mais de développer une aide institutionnelle pour les femmes choisissant de garder leur enfant. Elle précise d'autre part que son choix n'était pas le seul possible et explique ses raisons: il lui a semblé important de ne pas ``déserter'' ce lieu de témoignage.
Nous avions des questions d'un autre ordre, qui portent moins sur les domaines politiques et sociaux qu'ils ne concernent la vie personnelle de chacun. Le temps qui nous reste permet d'en aborder rapidement quelques unes. Tout chrétien peut-il vivre l'Évangile dans sa radicalité, ou est-ce réservé à quelques-uns ? Peut-on vivre cette radicalité dans tous les milieux ? Ne faut-il pas nécessairement faire des compromis ? La carrière universitaire ou la logique d'une entreprise sont bien différentes de l'idéal évangélique !
Chaque chrétien est appelé à vivre cette radicalité. Le tout est de savoir à quel moment il convient de la faire jouer, et de discerner de quelle radicalité il s'agit. Tout en prenant ses responsabilités dans les structures sociales, économiques... le chrétien doit garder un esprit critique et contestataire à leur égard face. Mais attention, la radicalité n'est pas forcément là où nous l'imaginons spontanément :il ne s'agit pas de se faire une petite radicalité à notre mesure, bien tranquille. L'Église découvre de plus en plus la radicalité propre au mariage. S'il y a un sacrement de la vie conjugale, c'est bien parce que la vie de couple a aussi sa forme de radicalité. L'autre jour, une petite 6ème de l'aumônerie rentre chez elle après la retraite de Profession de Foi, une retraite formidable. Et tout d'un coup, sanglots: elle devait faire un exercice de grammaire pour le lendemain et paniquait. Tandis que je me reposais, sa maman, elle devait faire face à cette fragilité inattendue. Être disponible en permanence, n'est-ce pas radical ?
Comment faire des choix ? Certains parmi nous insistent sur
l'ouverture indispensable à l'Esprit Saint. Mais d'autres ajoutent que
cela ne suffit pas, que l'Esprit Saint ne peut pas apprécier la
situation à notre place.
Lisez ou relisez Lumen Gentium : l'Église fait de l'ouverture à
l'Esprit Saint la condition de la mission. C'est l'Esprit Saint qui
nous rend lucide. S'ouvrir pleinement à lui, c'est s'ouvrir à ce que
nous sommes pleinement comme hommes. L'Esprit Saint nous oriente vers
Dieu.
Mais alors, tous ceux que nous connaissons et qui ont le sentiment de vivre pleinement leur humanité, sans être chrétiens pour autant ?
Le don du baptême et de la confirmation nous orientent de manière visible vers Dieu. L'Église est le sacrement de l'union de l'humanité avec Dieu, et de Dieu avec tout le genre humain. Cette union, nous le croyons, dépasse les limites de l'Église visible.
Peut-on être ambitieux ? N'avons-nous pas en effet à accomplir le mieux possible ce qui est de notre ressort, à donner le meilleur de nous-mêmes, et ce dans tous les domaines ?
Voyez la parabole de l'intendant malhonnête: l'ambition que recommande le Christ, c'est une métaphore. Mais le service du bien commun dont nous avons parlé est incompatible avec l'ambition au sens strict, avec la recherche des ``honneurs''. Donc l'ambition comme métaphore, oui, parce que notre vie de foi comporte une part de quête lente, progressive, et que ce n'est que petit à petit que l'on découvre ce que l'on recherche vraiment, que l'on passe de l'ambition à la gratitude. En définitive, nous pourrons être appelés à prendre les mêmes responsabilités que d'autres, non par ambition, mais par gratitude.
Pour finir, je voudrais remercier le Père Bordeyne et tous ceux qui
ont participé à cet échange. Je me permettrais de dire tout simplement
une conviction qu'il a renforcé: la radicalité de l'amour du
Christ n'exclut pas la prise de la
complexité des problèmes et des souffrances humaines auxquels nous sommes confrontés, que nous
soyons chrétiens ou non; une action nuancée, pourvu qu'elle soit éclairée par
l'Évangile, la tradition de l'Église et l'Esprit Saint n'est pas une
trahison mais une forme autre de radicalité où croyants et
non-croyants devraient pouvoir se comprendre.
Article paru dans Sénevé
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