Spécificité de la voie orthodoxe : la vie de Saint Justin Popovitch

Denis Michalak


Denis Michalak : Je suis un ami de Thomas ; fervent catholique jusqu'il y a un an ou deux, je me suis converti à l'orthodoxie (que je côtoyais depuis longtemps à travers la liturgie et la vie orthodoxe à Chypre, car ma mère est chypriote). Expliquer l'orthodoxie dans un article est impossible, c'est pourquoi je vous invite à venir la découvrir vous-même, dans notre église, où vous êtes les bienvenus !


NDLR : Nous tenons à préciser que la position défavorable à l'oecuménisme exprimée par cet aricle ne saurait représenter toute l'Église orthodoxe.



Introduction

Naguère encore, l'Église orthodoxe était présentée comme une Église "orientale", figée dans ses rites et peu missionnaire. La présence orthodoxe en Europe, renforcée par les migrations dues aux catastrophes du XX° siècle (celle de l'Asie Mineure dans les années 20, celles du communisme dans les années qui ont suivi la Révolution Russe), a heureusement changé le point de vue occidental sur l'orthodoxie.



Mais, pour autant, la voie orthodoxe a-t-elle été reconnue dans sa spécificité ?



Un théologien orthodoxe du XX° siècle, le Père Justin Popovitch, bon connaisseur de l'Europe et pourvu d'une vaste culture, peut nous apporter un élément de réponse.


Vie de notre père entre les saints, Abba Justin Popovitch

Ce n'est pas avec un coeur guerrier, assoiffé de plate justice terrestre, mais avec un coeur allégé, désirant la Lumière et la Justice éternelle que nous tournons aujourd'hui nos regards vers un bien qui fait aujourd'hui la "une" de l'actualité, la Serbie, et son "coeur" spirituel, le Kosovo, et, plus spécialement vers l'un de ces milliers de lieux de paix et de prière 1 qui ont fleuri dans cette contrée chargée d'histoire.
Né le jour de l'Annonciation, le 25 mars 1894 dans le bourg de Branje 2, en Serbie du Sud, et endormi dans le Seigneur le même jour en 1979, le Père Justi Popovitch a vu toute sa vie défiler, à travers les tourbillons et les mouvements de ce siècle, entre deux Salutations angéliques à la Vierge Marie. Ses parents, Spiridon et Anastasie 3 lui décernèrent alors, d'une manière prémonitoire, le prénom de "Blagoje", c'est à dire l'Annonceur de la Bonne Nouvelle, à lui qui allait en tout et partout voir l'ineffable hypostase 4 théandrique du Dieu-Homme, "Notre Seigneur Jésus-Christ", selon sa propre expression.
"Du fait qu'il a été créé à l'image de Dieu, tout homme, en particulier l'homme du Christ, est un avènement vivant de l"Évangile de la Bonne Nouvelle de Dieu", disait Abba Justin, et "Tout homme écrit, reproduit l'Évangile du Christ, et c'est pour cela que l'évangéliste Saint Jean a pu dire que 'Si on écrivait tout ce que le Christ a fait, le monde lui-même ne saurait contenir les livres que l'on en écrirait.' (Jn 21;25)".
Cet enseignement divin et lumineux, le jeune Blagoje allait en premier lieu le recevoir par sa famille, descendante de prêtres depuis sept générations.
Heureuse enfance, en vérité que celle du Père Justin. Car dans ces familles pieuses, où règne un climat religieux intense, règne aussi la paix et la joie, sous le regard bienveillant de l'icône familiale devant xemacs laquelle brûle sans fin une veilleuse, dont l'huile accomplit des miracles par la prière de ceux qui ont la foi. Heureuse éducation, en fait, qui se fait sans autre moyen que la prière qui fait germer les fruits de l'Esprit contenus dans la liturgie, par les gestes liturgique et par les encensements devant les icônes des saints et ceux contenus dans l'Écriture Sainte par la psalmodie qui donne nettement l'impression, après fixation dans notre intelligence 5 de célébrer invisiblement dans les temples des premiers siècles, où, comme les constellations divines, les pères érémitiques dans la nef, environnés des bienheureux Esprits célestes, célèbrent la liturgie avec profondeur et componction.
De 1905 à 1914, Abba Justin accomplit son éducation secondaire et au séminaire de Belgrade, et c'est jeune, que, la guerre ayant une fois de plus éclaté dans les Balkans, il fut enrôlé comme aide-infirmier. Après de terribles combats et la défaite de l'armée serbe devant les forces coalisées de l'Allemagne, de l'Autriche-Hongrie et de la Bulgarie, en retraite, il traversa avec les débris de l'armée serbe les montagnes escarpées des Prokletije (entre l'Albanie et la Serbie) et arrive à Skadar, où il reçoit des mains du Métropolite Dimitri de Serbie la tonsure monastique le 1er janvier 1916, jour de la fête de Saint Basile le Grand.
Il prend alors le nom de Saint Justin, martyre et philosophe. Depuis l'île de Corfou, il est alors envoyé avec un groupe de jeunes étudiants serbes en Europe et en Russie pour poursuivre ses études. Après six mois passés à Pétrograd, il séjourne à Oxford jusqu'au début de 1919 pour y suivre des études de théologie et y passe des examens. Après la fin de la guerre il termine ses études de théologie orthodoxe à Athènes en 1925-1926, où il obtient le titre de Docteur en Patristique, en soutenant une thèse sur "Le Problème de la Personne et de la Connaissance selon Saint Macaire d'Égypte" (récemment publiée en grec, en serbe et en français aux éditions L'Age d'Homme avec une étude sur Saint Isaac le Syrien et centurie ascétique, Les Voies de la Connaissance de Dieu, collection La Lumière du Thabor) où l'on voit déjà s'affirmer sa personnalité de Père de l'Église.



Cependant ce ne sont pas les honneurs que recherchait le Père Justin, lui à qui la tradition monastique enseignait de les mépriser, lui pour qui il s'agissait alors de haïr jusqu'à lui-même pour apprendre à aimer le Christ notre Dieu, comme le veut l'Évangile.
Et ce n'est pas ce titre d'université qui rattache le Père Justin à la plus haute tradition ascétique et spirituelle de l'Église Orthodoxe, mais son apprentissage régulier à travers la prière, la liturgie, les jeûnes et les veilles et toutes les pratiques de l'ascèse des Pères, le souvenir de la mort et la prière perpétuelle.
Il faut mentionner pour expliciter tout cela les guides spirituels sur le sentier de la foi, sans lesquels ces sentiers n'existent pas pour nous, aveugles, car il appartient à eux seuls d'en révéler les secrets, eux qui de leurs yeux les voient et à qui le Christ, le Dieu-Amour les a révélés en personne.
Parmi les Pères qui ont guidés et influencé Abba Justin, outre Saint Macaire à qui il a consacré sa thèse, il y a Saint Isaac de Ninive, moine syrien du VIII° siècle. Toute sa vie, le Père Justin n'a cessé de lire et de mettre en pratique ce qui est dit dans les Homélies Ascétiques, qui sont le trésor de la foi et de la vie spirituelle. Nombreux sont les moines et les fidèles orthodoxes en recherche de déification qui empruntent ce chemin qui fait dire au Père Jérôme d'Égine 6, contemporain du Père Justin :


"N'oublie pas Isaac. Lis chaque jour une page de l'Abba Isaac. Pas plus. Isaac est le miroir. Là, tu te verras toi-même. Ce miroir est tel que nous y voyons reflété le moindre manquement, la moindre tache sur le visage, pour mieux l'ôter, pour mieux nous en purifier. Oui, si tu as une tache sur le visage, sur les paupières, dans ce miroir tu la décèleras, et tu l'enlèveras. En l'Abba Isaac tu verras tes pensées, et à quoi songent tes pensées. Tu verras tes pieds, et où se dirigent tes pas. Tes yeux, et s'ils ont la lumière pour voir. Là, tu trouveras bien des voies sûres et infaillibles, les voies de ton salut. Lis une page d'Isaac chaque jour, le matin ou le soir, peu importe. Oui, il suffit que tu lises une page."


Autre guide spirituel, Saint Jean Damascène, selon les paroles d'Abba Justin, "ce miraculeux musicien des vérités éternelles". Lui aussi était moine, à Jérusalem, au VIII° siècle. Curieusement, ces deux auteurs sont très mal connus en Occident ; pourtant, Jean Damascène est l'auteur de la plus vaste Dogmatique - ou "catéchisme" selon les termes modernes - de l'Histoire de l'Église."
Parmi les figures de hiérarques qui l'ont tout particulièrement influencé pendant sa vie le métropolite russe Antoine Khrapovitski, émigré en Serbie après la Révolution Russe ; à lui, le Père Justin doit en partie son éveil à la dimension véritablement Catholique 7 de l'Église 8 et son amour pour Dostoïevski, qu'il considérait, en référence à la Bible comme le "Job des temps modernes". En outre, il est dit du Métropolite Antoine Khrapovitski : "grand est le mystère de sa personnalité". Il y a aussi l'évêque Nicolaï Vélimirovitch, qui était son père spirituel, comme de tous les Serbes en quête de prière et d'ascèse. 9



Après la fin de ses études, le Père Justin se consacre à l'enseignement du Nouveau Testament (introduction et exégèse), de la Dogmatique et de la Patrologie dans deux séminaires jusqu'en 1934, et dans le courant des années 1931-32 il passa quelque temps comme missionnaire en Subcarpathie (Tchécoslovaquie).
En 1932 il publia le 1er tome de sa Dogmatique ou Philosophie Orthodoxe de la Vérité, comme manuel universitaire. En 1935 paraissait le deuxième tome. Avec le troisième tome, il se démarque du premier - conçu de façon académique - et s'y révèle comme un véritable Philosophe Chrétien, amoureux du Dieu-Verbe, penseur inspiré de la Bible et ascète habité par la liturgie, témoin et prophète de l'Évangile au sujet du Christ, l'unique Ami de l'homme, et en cela continuateur authentique de la Tradition Vivante du bienheureux Apôtre Paul, des saints Athanase le grand, Grégoire de Nysse, Grégoire le Théologien, Basile le grand, Jean Chrysostome et Grégoire Palamas de Thessalonique, par la grâce et par les énergies de l'Esprit Saint, le Consolateur.
Il ne parviendra à publier cette oeuvre qu'à la veille de sa dormition, en 1978, après quoi il n'aura le temps que de terminer son Commentaire de l'Évangile de Jean.
C'est ainsi que saint Justin est élu Professeur de Dogmatique à la chaire de l'Université de Belgrade, ce qu'il devait rester jusqu'en 1941, date de l'invasion de la Serbie par les forces Allemandes. Il partage alors le destin et le martyre du peuple Serbe et de son Église 10. L'évêque Nicolaï, son père spirituel ira en déportation à Dachau et en reviendra. Pour lui il est obligé de se tapir dans des pauvres monastères dissimulés, où il parvient tout de même à traduire des textes patristiques, des vies de Saints et à composer ses commentaires des Évangiles et des Épîtres de Paul, constamment complétées après la guerre.



Lors de l'avènement du nouveau pouvoir en Yougoslavie en 1945, il fut arrêté et emprisonné comme "ennemi du peuple", et manqua d'être fusillé par le régime totalitaire de Tito s'appuyant sur la doctrine athée inhumaine du marxisme-léninisme.
Privé de tous ses droits humains, civils et religieux, le Père Justin vécut une résidence surveillée dans un petit monastère de femmes, à Celije-sous-Valjevo, jusqu'à la fin de sa vie terrestre, en 1979. Chaque jour il y servait la Divine Liturgie, et il y était le père spirituel de moniales et de pieux fidèles, qui venaient en masse écouter ses enseignements, dont la portée dépassait de loin les préoccupations du monde au sens de l'Évangile, pour atteindre des problèmes cruciaux de l'Europe moderne. Là-bas, comme le dit le professeur émérite de la Faculté de Théologie d'Athènes Jean Karminis, il était "la conscience cachée de toute l'Église et de tout le peuple serbe", là-bas, il vécut l'ascèse des Pères du Désert, en continuant le travail de dogmatique, patristique, exégèse, liturgie, ascétique et dogmatique, et critique de l'information et de l'actualité qu'il a toujours mené hors de ces murs.
Toute une jeunesse étudiante, ainsi que de nombreux professeurs de l'Université, et pas seulement des théologiens, venaient à lui, demandant des conseils et des entretiens. C'est pourquoi nombreux sont ses disciples, jusqu'en Europe occidentale et en Amérique où il avait des amis avec qui il échangeait secrètement les ouvrages théologiques et philosophiques les plus récents et les plus importants.


Une pensée opposée à l'oecuménisme

Il savait s'intéresser aux problèmes personnels vitaux de tous ses contemporains, par exemple l'oecuménisme, auquel il s'est opposé avec force, puissance (à l'instar de tous les Saints de ce siècle qui ont été persécutés pour cela, allant jusqu'à se réfugier dans les montagnes les plus lointaines pour y échapper 11) et sagesse, notamment dans son ouvrage L'Église Orthodoxe et l'Oecuménisme (en grec et en serbe, Thessalonique, 1974).
En effet, à partir de 1964, date de la "levée des anathèmes" par Athénagoras, ses jours furent attristés par l'évolution des Églises orthodoxes vers l'oecumenisme oublieux de la Vérité révélée, et il fit tout pour mettre en garde l'Église serbe et toute l'orthodoxie contre ce danger 12. En 1971, il écrit au Saint Synode de l'Eglise Serbe pour la mettre en garde contre le Concile pan-orthodoxe qui se préparait alors pour faciliter "l'aggiornamento" souhaité par certaines Églises.
Et, dans la même lettre, le Père Justin précisait que si le Christ n'était pas le fondement de l'ecclésiologie, les pires douleurs sortiraient d'un tel concile : "Si les problèmes contemporains de l'Église orthodoxe ne se résolvent pas par le Dieu-Homme et sur le principe théandrique, apostolique et patristique, alors ils ne peuvent recevoir une solution orthodoxe et agréable à Dieu, mais mènent inévitablement à la catastrophe, au schisme, à l'hérésie, aux diverses erreurs humanistes, au nihilisme, à l'anarchisme". Il dénonçait l'aspect purement politique et "mondain" que revêtirait un tel synode.
Pour mieux faire comprendre sa position, le Père Justin faisait paraître L'Homme et le Dieu Homme (Ed. L'age d'homme,1989). Cet ouvrage capital montre dans l'oecumenisme une forme nouvelle d'arianisme, cette ancienne hérésie qui nie la divinité du Christ : de même, dans l'oecuménisme, l'homme est pris comme critère, abolissant le Christ ; les opinions de l'homme se substituent aux préceptes vivifiants du Dieu Homme, le Christ Dieu, dans l'édification de son Corps, l'Église.


Il s'est endormi dans le Seigneur en 1979, laissant derrière lui une foule de disciples, des lumières inestimables pour son temps et 40 volumes d'écrits dont 30 ont été publiés à ce jour, trois en grec, 10 en français (environ) et un en anglais, plus environ 10 volumes sur manuscrit ou bande magnétique, dont deux volumes de ses homélies, transcrites manuellement ou enregistrées sur bande par ses disciples.
C'est à propos que l'on peut dire, d'une seule voix avec le bienheureux fondateur des Églises de France, le Père Ambroise Fontrier 13, l'un des premiers à le produire et à le faire connaître dans notre pays, que le Père Justin a été :


"colonne, fondement, confesseur de la Vraie foi orthodoxe, Père et Docteur de l'Église Universelle, conscience cachée de l'Église serbe et de toute l'Église orthodoxe, grand parmi les théologiens orthodoxes contemporains, ardent défenseur de la piété des ancêtres, fidèle et sage économe des mystères de Dieu, éclairé par la Lumière Incrée de la Divinité au Triple Soleil" 14.


Le luminaire de l'Église Orthodoxe a été canonisé au début de cette année-même, avec le Saint évêque Nicolas Vihimisovitch, manifestant ainsi son intercession pour nous tous. À lui la gloire et la paix pour l'éternité !













D.M.

Article paru dans Sénevé


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