Si je t'oublie Jérusalem...

Le cloître et l'océan: les quatre coins d'un monde

Frédéric Sarter



"Heureux ceux qui sont morts pour des cités charnelles
Car elles sont le corps de la cité de Dieu.
Heureux ceux qui sont morts pour leur âtre et leur feu,
Et les pauvres honneurs des maisons paternelles.

Car elles sont l'image et le commencement
Et le corps et l'essai de la maison de Dieu.
Heureux ceux qui sont morts dans cet embrassement,
Dans l'étreinte d'honneur et le terrestre aveu.

(...) Car ce voeu de la terre est le commencement
Et le premier essai d'une fidélité.
Heureux ceux qui sont morts dans ce couronnement
Et cette obéissance et cette éternité."

Charles Péguy, Les tapisseries, Ève.


"Si je t'oublie Jérusalem
que ma main droite m'oublie!
Que ma langue s'attache à mon palais
si je perds ton souvenir,
si je n'élève Jérusalem
au sommet de ma joie."
(Psaume 136)



"Que Dieu leur soit clément et que Dieu leur pardonne
Pour avoir tant aimé la terre périssable.
C'est qu'ils en étaient faits. Cette boue et ce sable,
C'est là leur origine et leur pauvre couronne."
Charles Péguy


"Allez donc me faire des disciples de toutes les nations" (Mt XXVIII, 19)

"Allez dans le monde entier proclamer la bonne nouvelle à toute créature" (Mc XVI, 15)

Les derniers mots du Christ ressuscité sont un envoi: l'eucharistie première se clôt ainsi par un appel à parcourir les chemins du monde, une mission. Ainsi chaque eucharistie rappelle-t-elle cette mission originelle du chrétien au coeur du monde: appelé, envoyé pour enseigner aux nations, le chrétien, après avoir communié au Christ, se doit au monde, lieu de sa mission. Ainsi, le Christ nous appelle-t-il à abandonner père, mère, patrie pour le suivre. Pourtant... La première fois que le Christ envoie ses disciples sur les chemins, l'attachement à la nation d'Israël est solennellement réaffirmé:

``Dans un chemin des nations ne partez pas,
dans une ville des Samaritains n'entrez pas.
Mais allez plutôt vers les brebis perdues de la maison d'Israël.''

(Mt X, 5-6)

Comment concilier l'attachement juif et chrétien à la la nation, à la terre, et cette mission spirituelle universelle,``catholique'', au service du monde et des nations? Appelé aux quatre coin du monde, l'homme entend aussi l'appel non moins pressant de``quatre coins de terre'' :


''Vous nous voyez debout parmi les nations.
Nous battrons-nous toujours pour la terre charnelle.
Ne déposerons-nous sur la table éternelle
Que des coeurs pleins de guerre et de sédition.
Vous nous voyez marcher parmi les nations.
Nous battrons nous toujours pour quatre coins de terre.''

La terre originelle: un don de Dieu, reflet de l'univers?
Dans les vers de Péguy que je viens de citer, la diérèse à la rime sur``nation'',``sédition'', fait clairement entendre, résonner ``Sion''. Ainsi est justifiée la plénitude de la ``terre charnelle'' : la patrie, c'est Sion, la terre promise, offerte par Dieu à son peuple. L'attachement à la terre rappelle donc à la fois l'origine de l'homme -un écho du paradis terrestre- et la promesse de Dieu; l'amour de la patrie, des ``quatre coins de terre'', renvoie à la fois à la ``première argile'' de la création et à la promesse renouvelée de Dieu:


``Heureux ceux qui sont morts car ils sont retournés
Dans la première argile et la première terre.
Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre.
Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés.
(...)
Heureux ceux qui sont morts, cars ils sont retournés
Dans la première terre et dans la discipline.
Ils sont redevenus la pauvre figuline.
Ils sont redevenus des vases façonnés.

Heureux ceux qui sont morts, car ils sont retournés
Dans la première forme et fidèle figure.
ils sont redevenus ces objets de nature
Que le pouce d'un Dieu lui-même a façonnés.''

L'attachement à la terre est donc paradoxalement nécessaire à la mission universelle du chrétien. Paradoxalement, car Péguy sent très bien la douloureuse tension entre cet attachement charnel et la mission spirituelle, entre l'enracinement dans les quatre coins de terre et l'envoi aux quatre coins du monde:


''Qu'ils ne soient pas jugés comme des esprits purs.
Qu'ils ne soient pas pesés dans le spirituel.
Qu'ils ne soient pas pesés dans le perpétuel.
Que Dieu mette avec eux la rocaille et les murs

Et ce maigre buisson qui bornait leur destin.
Qu'ils ne soient pas jugés dans la rigueur première.
Qu'ils ne soient pas jugés dans la dure lumière
Qu'ils ne soient pas jugés dans le premier matin.''

Il y a donc bien un hiatus, une faille douloureuse et nécessaire entre cet enracinement charnel et la pureté spirituelle: nécessaire, parce que préfigure charnelle de la grâce, parce que la cité de la terre annonce celle du ciel. L'attachement mêlé d'impureté à la terre est une tension vers la pureté, vers la grâce. Le paradoxe d'un espace fermé, enclos (``les murs'',``le buisson''), auquel répond pourtant une ouverture infinie ; d'une plénitude terrestre et charnelle -mais suspendue cependant dans la foi et l'attente du Royaume. Car ce qui justifie l'attachement à la terre, c'est bien l'accomplissement de la promesse divine: l'amour de la terre est tendu entre le paradis perdu et le royaume retrouvé, c'est une plénitude provisoire, prophétique, un mémorial de l'alliance et de la promesse.


La nostalgie de Sion, la nostalgie du paradis: jetés aux quatre coins du monde.
Il y a donc un arrachement, un déracinement, qui vient répondre à l'enracinement dans la terre; l'homme, en attente de la terre promise, a été jeté sur les routes du monde. cette dispersion, douloureuse, est aussi le ferment d'une espérance spirituelle; c'est la grande douleur du psaume 136 (``Au bord des fleuves de Babylone''), ce psaume qui renonce au chant, qui s'emmure dans le silence:


``C'est là que nos vainqueurs
nous demandèrent des chansons
et nos bourreaux, des airs joyeux:
Chantez-nous, disaient-ils,
quelque chant de Sion.
Comment chanterions-nous
un chant du Seigneur
sur une terre étrangère?''

Mais cet étranglement du chant, ce refus de chanter, n'est jamais pensé comme éternel: tant que demeure le souvenir de la promesse, demeure aussi le chant spirituel, la prière. Il faudrait l'oubli de la promesse pour que le douloureux silence devienne désespéré, éternel:


``Que ma langue s'attache à mon palais
si je perds ton souvenir.''

Mais dans la dispersion, le souvenir de la plénitude des racines n'est jamais perdu; aussi faut-il lier le refus de chanter dans l'exil à l'espérance de pouvoir

``chanter au Seigneur un chant nouveau.''

Même dans la dispersion aux quatre coins du monde, il y a donc les ferments d'un nouvel enracinement, enracinement spirituel en Dieu, espérance du salut.


Un poème.
"Ani Mamin - je crois
Je crois de toute mon âme
Que le Messie viendra
Je crois qu'Il viendra
même s'il tarde à venir
car je crois."
(Maïmonide)


"Au bord des fleuves de Babylone
nous étions assis et nous pleurions
en nous souvenant de Sion
Aux saules du rivage
nous avions suspendu nos harpes."
(Psaumes)


"Oyfn veg, shteyt a boym
shteyt er ayngeboygen"



Ils avancent courbés comme lettres hébraïques
Tracés noirs au calame sur soleil blanc d'hiver
Ils sont gens de la lettre et des chemins ouverts
Ils écrivent au grand jour cri de nuit, chant mystique

Corbeaux, oiseaux de deuil, colombe dans les ruines
Sur leur route est un arbre, un arbre tout courbé
Ils ne peuvent s'arrêter dans leur marche ni tomber
Écrivent de leur pas un cri - Ani Maamin

Ani Maamin - Ani Maamin - Ani Maamin
Sur leur route est un arbre avec harpes et violons
Ils ne peuvent s'arrêter et le chemin est long

Ani Maamin - Ani Maamin - Ani Maamin
Sur leur route est un arbre qu'ils laissent derrière eux
Comme au rives de Babel ils avancent vers Dieu

Bevias Hamachyah, Ani Maamin

Im Kol-ze Ani Maamin
Car je crois


J'ai écrit ce poème en reprenant plusieurs chansons et prières juives, et le psaume 136, psaume de l'arrachement à la terre promise, mais aussi de son souvenir perpétué. Car l'arrachement entretient la conservation du souvenir. La diaspora, la dispersion aux quatre coins du monde, fait dire chaque année avec un tremblement d'espérance pascale: ``L'an prochain à Jérusalem!'' Ainsi l'attachement à la terre devient universel: les quatre coins de terre prennent la dimension de l'univers, et la mission spirituelle s'accomplit: les ferments de l'espérance messianique sont répandus aux quatre coins du monde. La chanson de Itsik Manger,``Oyfn Veg'', reprend une vieille chanson hassidique sur le cheminement d'un vieux juif vers Jérusalem. Elle exprime la tension douloureuse entre la vocation terrestre et la mission universelle: l'enfant-oiseau veut s'envoler, mais il en est empêché par le poids tout terrestre des vêtements dont le couvre, anxieuse, sa mère. Entre le vieux juif toujours en chemin vers une Jérusalem toujours lointaine, et l'enfant attaché par la pesanteur de la terre, un parallèle est ainsi esquissé; mais la marche du vieux juif, ni l'envol avorté de l'enfant, ne sont vains: ils entretiennent, dans le monde, les ferments de l'esprit, ils montrent le double et douloureux enracinement, terrestre et spirituel, de l'homme, jeté aux quatre coins du monde comme une condamnation, mais aussi comme une espérance, entre la pesanteur et la grâce.


Le cloître, ou les quatre coins d'un monde.
Lorsque l'on parcourt les galeries du cloître du Mont-Saint-Michel, fermé d'un côté sur un petit jardin, ouvert de l'autre sur l'immensité de l'océan, ou pareillement le cloître de Saint-Martin du Canigou dialoguant en silence avec la montagne, on prend conscience que cette réalité paradoxale de l'attachement à la terre et de la mission au coeur du monde est celle même qui se vit, à un degrés intense, dans le choix de la vie monastique ; replié entre quatre murs et quatre coins, le cloître se fait pourtant image, reflet du monde, et la vie monastique, paradoxe d'une vie retirée du monde, au coeur du monde ; image portée à l'incandescence de la tension, de la mission terrestre et spirituelle qui habite toute vie. Saint-François se retirant du monde ne rejette pas le monde, mais le prend avec lui, dans sa fraternité ; ainsi se concilient l'attachement charnel à la terre et la vocation spirituelle de l'homme. La terre porte l'image de Dieu. L'attachement particulier à la patrie, à la famille, est donc nécessaire - à condition d'être investi d'un amour missionnaire qui s'étend au quatre coins du monde, à condition de se faire reflet de la cité divine. L'appel du Christ à laisser patrie et famille pour le suivre et essaimer la bonne nouvelle parmi toutes les nations, doit peut-être se lire ainsi, comme un dialogue, toujours tendu, entre les quatre coins aimés d'une terre, et les quatre coins de la terre, qu'il nous faut toujours plus aimer, d'un amour spirituel, et d'un amour charnel qui en est le reflet -dans un chant de louange à la beauté du monde, cantique des créatures, cantique de la Création.

"Frère Jean, ayant chanté Matines, se retira dans le jardin. C'était pendant l'été..." (Fioretti de Saint-François)

F.S.

Article paru dans Sénevé


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