"Donne tes mains pour servir et ton coeur pour aimer"
Mère Teresa
Un soir, chez les soeurs de l'Adoration, furent conviés quelques jeunes amoureux du Seigneur, tous témoins de Sa Parole, vivante dans nos vies. Autour d'une même table, les plus jeunes témoins (nous, ceux de l'aumônerie) entendirent leurs aînés témoigner d'une vocation particulière : l'appel à tout donner, à tout quitter pour suivre le Christ, la folie d'entrer dans une congrégation ou une communauté religieuse, la folie de devenir apôtre...
Daniel est prêtre missionnaire depuis plusieurs années. Il est Camerounais. Il vient de passer une année "sabbatique" en France, pour compléter sa formation, avant de commencer une nouvelle mission au Cameroun.
Valérie est célibataire consacrée. Elle va bientôt s'engager à vie au célibat et dans la communauté du Chemin Neuf (communauté oecuménique, issue du Renouveau Charismatique). Elle est responsable, en France, de la "Mission Jeunes" de cette communauté.
Vincent est célibataire consacré. Il est aussi engagé au Chemin Neuf, et s'occupe d'un foyer d'étudiants à Paris, tout en poursuivant ses études de droit et de théologie.
Marie-Laure est religieuse, dominicaine. Elle travaille à mi-temps. Elle anime des aumôneries étudiantes, et l'aumônerie des parlementaires.
Nous citerons de nombreux passages d'une lettre de Soeur Marie de l'Enfant-Jésus, jeune carmélite, ex-hypokhâgneuse, qui avec beaucoup d'enthousiasme a répondu à nos questions.
"Dès qu'une âme a reçu la grâce de connaître Dieu,
elle doit se mettre en quête"
Mère Teresa
Chacun nous a fait part de cette grâce, de son appel et de sa quête, chacun nous a conté un peu de son histoire...
Daniel : "J'étais étudiant et j'allais à l'aumônerie. Je trouvais ça sympa ! J'aimais bien ce que faisais le prêtre aumonier : il était là, avec des jeunes, pour parler de Dieu... Un jour, je suis allé le voir, et je lui ai dit : "je veux faire comme vous". Il a été un peu surpris, il m'a dit d'attendre, de réfléchir. J'ai continué mes études, mais je suis revenu : "je veux faire comme vous". Alors, il m'a aidé, m'a proposé de rencontrer des frères, des séminaristes. Puis, je suis revenu le trouver : "j'ai vu ce que c'était, je veux faire comme vous". Alors, comme j'avais l'air décidé, j'ai commencé une formation, au séminaire. J'ai rencontré aussi la congrégation du Saint-Esprit. Les spiritains sont missionnaires. Je sentais que c'était ce que je désirais. Je suis devenu prêtre spiritain. Pour ma première mission, j'ai été envoyé en brousse, chez les Pygmées, à la frontière du Cameroun. Voilà, c'est tout simple !"
Valérie : "j'ai eu moi aussi une éducation religieuse, mais ce n'était pas
vraiment central. J'avais une conception de Dieu plutôt sévère et morale.
Pour moi, Dieu, c'était une Loi, pas quelqu'un de vivant. J'ai fait des
études, pour devenir institutrice. J'étais très frappée par la misère,
j'ai travaillé pour le "quart-monde", les enfants les plus pauvres. Mais
devant eux, je me sentais complètement démunie. Je faisais mon possible,
mais quelque chose manquait. J'avais aussi des loisirs, et une grande
passion : l'équitation. J'avais atteint un très haut niveau, je faisais des
concours. À un moment, j'ai même voulu y consacrer ma vie.
En fait, j'avais tout : mon travail, mon appart', mon cheval, mes amis, mes
loisirs, ma bonne volonté dans l'action sociale, et Dieu dans un coin et
pourtant quelque chose manquait dans ma vie. Mes amis ne comprenaient pas
pourquoi je n'étais pas heureuse, ne voyaient pas ce qui pouvait me
manquer. Un jour, une amie m'a proposer de faire un pélérinage à
Medjugorje. Ca ne me disait rien, mais j'y suis allée pour lui faire
plaisir et pour visiter la région, les plages... En y allant, j'ai
seulement été saisie par l'idée que c'était Marie qui nous appelait à
aller là-bas. Puis, à Medjugorje, une chose m'a frappée : quand je suis
entrée dans l'église, tout le monde était à genoux : j'ai trouvé une
Église en prière, des gens qui priaient avec ferveur, qui avaient l'air
convaincus... Après mon retour, tout n'a pas changé d'un coup, il a fallu
encore du temps. Mes parents ensuite ont fait des sessions "Cana" (temps
d'enseignement et de partage pour les couples) avec le Chemin Neuf, et
cela a soudé leur couple, ça changeait vraiment quelque chose dans leur
vie, alors j'ai fini par aller voir... Ca m'a plu !
C'est peu à peu que j'ai découvert un Dieu ami, présent dans ma vie, et
qui voulait faire mon bonheur. Quand j'ai compris ça, je ne pouvais pas
faire autrement que lui donner toute ma vie!"
Vincent : "Bon, j'ai grandi dans une famille catholique, dans le Nord de la
France. Quand j'étais petit, je sais qu'à un moment j'ai voulu être moine.
Puis j'ai voulu être pompier, puis plein d'autres choses... Bref, ça ne
m'avait pas marqué plus que ça ! Quand je suis venu à Paris, pour étudier,
j'étais logé au foyer d'étudiants dont je m'occupe actuellement, je
faisais quelques week-ends... Ca ne changeait rien à ma vie. La seule
chose que j'aimais bien, c'est que les responsables du foyer étaient assez
disponibles, et qu'on pouvait leur poser des questions sur Dieu, sur la
religion... J'ai continué mes études, j'ai travaillé un peu. Un jour, j'ai
travaillé à Air France avec un ami et à la fin on nous a donné des billets
d'avion pour la Tunisie. Nous sommes donc partis, en touristes. C'était
très beau, on visitait les villes et les plages. Un jour, je ne sais pas
pourquoi, j'étais au beau milieu d'une ville de Tunisie et tout d'un coup je
me suis entendu dire : "Seigneur, Tu es grand, je Te donne ma vie !". Je me
suis vraiment demandé pourquoi j'avais dit ça, je n'ai toujours pas
compris d'où ça venait.
Bon, et puis on est rentrés en France, j'ai repris mon travail. Ca ne
m'avait pas traumatisé, d'avoir dit ça, mais quand même, je me posais
quelques questions... J'y pensais de plus en plus sérieusement... J'ai
donc décidé d'en parler un jour et j'ai repris contact avec l'une des
responsables du foyer d'étudiants... On en a parlé, puis j'ai pris le
temps de faire une formation
d'un an à l'abbaye de Hautecombe (formation spirituelle et théologique), et
j'ai eu envie de m'engager comme postulant. Mais je voulais être avec des
couples, vivre avec eux, parce que pour le célibat, je n'étais pas encore
tout-à-fait sûr (la communauté est composée de religieux, de laïcs, de
prêtres et de familles). J'ai donc passé quatre ans à Hautecombe, pour
découvrir la vie communautaire... Maintenant, j'ai repris les études de
théologie et je me prépare au séminaire."
Marie-Laure : "J'ai grandi dans une famille catholique, j'ai fait mes études à Sciences-Po. Il y a toujours eu deux grandes passions dans ma vie : le souci des autres et la politique, mais je n'aurai jamais pensé à la vie religieuse ! Pour moi aussi, c'était assez inattendu : un jour, j'ai senti que Dieu était vivant, dans ma vie. Je me suis aussi entendue dire que je voulais lui donner ma vie. On ne sait pas trop d'où vient cette voix-là. C'est comme une évidence, une conviction intime. Ca a mûri en moi, mais je ne voyais pas très bien quelle forme ce don pouvait prendre. Quand j'ai découvert la vocation des dominicaines, j'ai trouvé mon bonheur : je pouvais être au service de Dieu, continuer les études, et travailler avec les politiques, au coeur de l'actualité."
Marie, dans sa lettre :
"J'ai ressenti l'appel à la vie consacrée exactement en même temps que
j'ai expérimenté la présence du Christ vivant et agissant, c'est-à-dire
vers l'âge de dix ans. Auparavant, son existence me paraissait une réalité
abstraite et ne m'intéressait pas. Quand j'ai pu faire cette expérience de
la Personne du Christ, qui m'aimait d'un amour infini, j'ai compris que
je ne pouvais faire autrement que de lui consacrer toute ma vie ; il ne
s'agissait pas d'une contrainte extérieure, mais d'une forte inclination
intérieure, d'une évidence indiscutable. Le reste de la question utilise
un pronom indéfini, mais en réalité c'est différent pour chacun, de même
que pas un couple ne s'est connu de la même façon qu'un autre.
L'appel plus précis m'est venu effectivement dans un deuxième temps. Au
départ, je voulais être missionnaire, prêcher l'Évangile ! Puis j'ai
commencé à désirer, à estimer la vie contemplative, surtout à cause de
son choix pour "Dieu seul". C'est resté ainsi durant des années, et bien
sûr cet appel intérieur, qui n'est pas mathématiquement vérifiable,
était souvent affronté à des questions, des découragements, des désirs
différents. Puis j'ai eu l'occasion de rencontrer une carmélite
"apostolique", c'est-à-dire d'une congrégation carmélitaire, de vie à la
fois contemplative et active. On nous a alors présenté le Carmel comme
"des soeurs qui prient pour tous ceux qui ne prient pas", et j'ai compris que
c'était cela que je cherchais. Mais je regardais cela de loin, et aussi je
tentais de fuir dans la direction opposée, car ce mot "Carmel" me faisait
un peu peur, j'aurais voulu tout, sauf ça !
Un an plus tard environ, c'était mon année de prépa, suite à tout une
"ébullition" spirituelle, qui me faisait sentir que le moment était venu
d'accueillir plus clairement la volonté du Seigneur, j'ai vraiment senti,
encore une fois, comme une évidence, que "c'était le Carmel". C'était net
et précis, et me procurait une grande joie, je savais que c'était là que
se trouveraient remplies toutes mes aspirations les plus profondes.
C'est seulement ensuite que je me suis demandé : mais au fait, qu'est-ce que
c'est exactement que le Carmel ?
Et plus j'ai cherché dans ce sens, plus j'ai été attirée. La
prière, l'attrait intérieur durable, la confirmation d'accompagnateurs
extérieurs, ont été signes pour moi de la vérité de cet appel. Aussi je me
suis présentée dans un Carmel, un peu au hasard, les circonstances
seraient trop longues à détailler ; là, je n'ai pas eu le "coup de
foudre", mais j'ai fait confiance : rien n'empêchait que je me lance, et si
le Seigneur avait permis que je passe dans ce monastère en premier,
n'est-ce pas qu'Il m'y attendait ? Et je suis restée.
Ce qui me semble le plus important, c'est que oui, on est appelé à une
vocation, un ordre, un monastère précis. Car le Seigneur n'appelle pas
sur le plan de l'idéal : tel genre de vie, et même "le Carmel" en
général, mais son amour prépare pour nous les personnes, les lieux, les
situations, et "tout concourt au bien de ceux qui l'aiment". L'amour ne
peut être que personnel. Mes soeurs, mon monastère, chacune des
circonstances concrètes de mes journées, je les accueille comme don de
Dieu. Je crois que c'est pareil dans l'amour humain : on ne se sent pas
seulement appelé au mariage, on reçoit son époux, son épouse, comme don
de Dieu, en vue de la vie éternelle, et c'est ce regard de foi qui
permet la fidélité. Il faut redire aussi que d'autres ont pu le vivre
autrement, être attirées d'abord par un lieu, une personne, puis
comprendre qu'elles aussi étaient appelées à la vie religieuse, etc. Mais
toutes ces circonstances viennent fondamentalement mettre au jour un
attrait intérieur, une certaine qualité d'être."
Nicolas était troublé depuis un moment, il a demandé à Daniel : "il y a une question que je me pose : comment ça se passe chez les Pygmées?"
Et Daniel lui a raconté : "Tu sais, c'est pas compliqué, c'est comme chez
nous, même si ce n'est pas la même culture. Il faut s'adapter, c'est tout !
En fait, quand tu arrives chez eux, tu ne connais rien à la vie. Tu ne
connais pas la nature, tu ne connais pas les coutumes, tu fais tout de
travers, tu es un vrai bébé. Alors, ils te prennent en charge, ils
t'apprennent la vie, comment on mange, où il faut s'asseoir, comment on va
dans la forêt, ce à quoi il faut faire attention. Ce sont des chasseurs,
ils connaissent tout de la forêt et de la brousse. Toi, tu es comme un
enfant avec eux. D'abord tu regardes, tu écoutes, tu fais attention où tu
mets les pieds, tu apprends, tu grandis."
"-Et comment fait-on pour leur parler de Dieu ?"
"-Oh, ne t'inquiète pas, Dieu, ils le connaissent aussi bien que toi ! Ils
sont peut-être même plus croyants ! Pour eux, Dieu s'appelle Koumba. Et il
y a aussi les esprits, les génies, qui sont dans l'eau, dans les arbres,
et qui sont envoyés par Koumba. Les Pygmées nous parlent de leur Dieu, et
ils nous voient prier, et ils posent des questions sur notre Dieu. Alors on
leur parle du fils de Koumba, celui-là, ils ne le connaissent pas, mais
ils veulent tout savoir sur lui. Après, avec ce qu'ils ont appris, ils
écrivent des chansons. Ils aiment beaucoup ce Fils de Koumba venu sur la
Terre. Ca leur parle. D'ailleurs, ils connaissent bien le pardon. Il n'y a
pas de rancune chez les Pygmées. Et, si un enseignement leur plaît, ils le
mettent en pratique. Quand on leur raconte ce qu'a dit le Christ, ils le
croient, et ils essayent de le pratiquer. Pour ça, ils écoutent
parfois bien mieux que nous ici !"
À Soeur Marie, nous avions demandé quelle était la fécondité de la clôture, si cela "l'éloignait" ou la "préservait" du monde...
"D'une certaine manière, oui, la clôture aide au renoncement, car elle
délimite un espace où tout est consacré, orienté vers la vie d'union à
Dieu que nous avons choisie. Elle permet un bain permanent de prière, elle
élimine bien des tentations, des distractions possibles, des façons de
vivre opposées à la grâce. Le soutien de la communauté est puissant, ne
serait-ce que pour conserver son rythme soutenu de prière.
Mais il faut comprendre que la clôture a un deuxième effet, celui de
délimiter une sorte de désert ; "Jésus fut poussé au désert par
l'Esprit pour y être
tenté". C'est le lieu du combat spirituel. Pas d'échappatoire possible,
le monastère est une école de vérité ; si dans le monde, une chose ou une
personne me gênait, je pouvais choisir de l'éviter, ne serait-ce que le
temps d'aller faire un tour ! En clôture, impossible, et du fait du
dépouillement opéré par notre genre de vie, comme au désert, tout résonne
beaucoup plus fort. On pourrait dire aussi qu'on perd progressivement une
certaine carapace, tout y devient plus sensible, on est vivement conscient
de chaque petite contrariété.
(Mais... ) le renoncement semble signifier pour vous : la vie du Carmel, la vie monastique, consistant à renoncer à bien des aspects si riches de la vie que nous menons dans le monde ; quelle souffrance cela doit représenter ! Or ce renoncement-là n'est pas vraiment celui qui nous occupe ; il nous faut surtout renoncer à toute complicité avec le mal, et Dieu sait combien notre coeur en est rempli. Ce qui nous coûterait, ce serait d'avoir à vivre dans le monde ! C'est une question de vocation, vraiment, car le Seigneur crée chacun en vue de l'unir à Lui, mais il lui donne en même temps l'attrait profond, enraciné au coeur de son être, pour les moyens particuliers qui seront les siens pour parvenir à cette union. Aussi on ne peut pas parler de l'entrée au Carmel comme d'un "pas difficile", d'un combat, au sens où il faudrait se faire une continuelle violence pour ne pas repartir. La décision d'entrer au Carmel est un pas décisif, cela signifie faire un choix qui engage toute la vie. Mais cela ressemble un peu à une lune de miel, l'amour est encore très idéal, on se sent léger, on pense "Enfin !". Les combats difficiles commencent alors, quand on s'aperçoit qu'on est entré... avec soi-même, et donc qu'on a emporté avec soi tout ce qui peut entraver le don de sa vie !"
Nous lui avons aussi demandé quelle présence elle avait dans le "monde" et pourquoi il ne s'agissait pas d'une fuite devant le monde :
"Oui, j'ai le sentiment d'avoir une présence dans le monde. C'est tout le
mystère de la communion des Saints, qui seule donne sens à notre vie : dans
la foi, nous avons la certitude que toutes les grâces qui découlent de notre
vie de prière - en fait, notre vie ouverte au don de Dieu -
rejaillissent sur le monde, et que c'est la prière, celle des carmélites
comme celles de tous les croyants, qui sauve le monde. Dans l'Église, nous
sommes le coeur qui bat, et propulse le sang dans tout le corps.
Et l'Église elle-même est au coeur de l'humanité, elle est appelée à la
rassembler, à la tourner vers son Créateur, vers Celui qui lui donne sa
propre vie divine. Nous vivons en fait du "seul nécessaire", de ce à quoi tout
homme est profondément appelé, devenir fils de Dieu, entrer dans la Trinité ;
aussi nous nous sentons proches de tout homme en ce qu'il porte de plus
intime.
Le coeur qui se libère de ses propres soucis, qui ne se recherche plus
soi-même, devient aussi plus disponible pour aimer en vérité ; en
s'exerçant à la contemplation, on développe un vif intérêt pour autrui, on
pose sur ceux qu'on a laissés "dans le monde" un regard plus gratuit, plus
désireux de leur seul bien. C'est aussi une des grâces du voeu de
chasteté.
Tant que je n'ai pas pensé sérieusement au Carmel, j'ai hésité entre vie
active et vie contemplative. Mais plus vraiment ensuite, car je sentais
que le charisme du Carmel répondait aussi à mes désirs missionnaires :
une carmélite a un coeur missionnaire ! Peut-être plus que d'autres
ordres monastiques, le carmel thérèsien met l'accent sur cette dimension
d'offrande de notre vie pour l'annonce de l'Évangile. On voudrait
passionnément se taire et se cacher, pour que le Christ soit connu et
aimé. Pour le coup, cela nécessite un renoncement que de laisser de côté
toute annonce directe de l'Évangile, et même, en ce qui concerne le
Carmel, de se laisser délibérément ignorer (à la différence peut-être de
bénédictins ou bénédictines, qui donnent une grande place à l'accueil
des hôtes), parce qu'on voudrait partager cette flamme de la vie en
Dieu. Mais ce n'est pas frustrant, parce que cette offrande de soi, dans sa
gratuité, suffit à combler le coeur, et n'est pas stérile.
À ceux qui me reprocheraient d'être à l'écart ou de fuir le monde, je
dirais d'abord, en riant un peu, qu'on ne peut vraiment pas trouver de
refuge si peu confortable et sécurisant que la vie cloîtrée ! Celle qui
rentrerait pour se laisser tranquillement vivre ne ferait pas long feu ;
c'est une vie qui comporte une telle exigence de don de soi, de vérité
sur ses propres limites ; on y vit en concentré tout ce que l'existence
humaine peut comporter de dramatique, on plonge dans ce que le coeur peut
receler de haine, d'orgueil, d'égoïsme, on lutte pied à pied avec ce mal
qui, fondamentalement, est le même que celui des guerres, des violences
les plus horribles."
"À ceci tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples :
si vous avez de l'amour les uns pour les autres."
Jésus, Jean, 13, 25.
Laissons Soeur Marie poursuivre :
" Je dirais aussi que l'important n'est pas de faire partie ou non d'un certain nombre de circuits, qui ne constituent qu'en superficie "le monde". On peut très bien être inséré dans la vie sociale, et se maintenir par lâcheté ou égoïsme hors du monde, parce qu'on se désintéresse de ceux qu'on côtoie. On peut au contraire, dans une recherche de paix véritable et de plus grande charité, être totalement livré pour la vie du monde, la croissance de l'humanité. Surtout, je rappellerai ce passage de l'Évangile = Jn 12, 1-8 (je vous laisse chercher...) et ce commentaire qu'en fait Ste Thérèse de l'Enfant-Jésus :
"Vivre d'amour, quelle étrange folie,
Me dit le monde. Ah ! Cessez de chanter,
Ne perdez pas vos parfums, votre vie,
Utilement sachez les employer.
T'aimer, Jésus, quelle perte féconde,
Tous mes parfums sont à toi sans retour."
(poésie : Vivre d'amour)
Cette proclamation de la primauté de l'amour, n'est-ce pas le plus grand service qu'on puisse rendre au monde ? Ou bien regardera-t-on seulement à l'efficacité immédiate, oubliant que les oeuvres de bienfaisance humanitaire, sociale, culturelle, ne sont que des expressions de cette unique source d'amour ? La fécondité ne peut naître que d'un amour gratuit, voulu pour lui-même ; l'efficacité, elle, fait du moyen un but en soi. Du monde, nous sommes mères spirituelles, à condition que nous soyons totalement, exclusivement épouses du Christ. Une mère se tient-elle à l'écart de son enfant ? Elle ne peut jouir de lui, il n'est pas "pour elle", mais elle est toute pour lui. Ce patrimoine plus féminin de l'humanité, plus caché, plus gratuit, plus directement de l'ordre de l'être, plus spirituel, comme notre monde en a besoin !"
Sur ce point justement, l'appel à l'amour, tous les témoignages se rejoignent... Ainsi, quand nous avons demandé pourquoi les religieux faisaient des "voeux" et pourquoi ceux-là, les réponses étaient unanimes :
Marie-Laure : "Ces trois voeux sont un peu comme des phares, des repères que l'on pose, qui nous préservent de trois grands attachements :le désir des biens matériels (donc, pauvreté), le désir de pouvoir (donc, obéissance), et le désir de l'amour particulier (donc, chasteté)... mais c'est le même voeu, un voeu unique..."
-"Oui, a complété Daniel, il pourrait y avoir quarante voeux, quarante repères, parce qu'il n'y en a qu'un seul, l'Amour. Les voeux nous aident seulement à aimer plus largement, plus pleinement..."
La vie religieuse... image du Royaume des cieux...
"À des amants, il faut la solitude,
Un coeur à coeur qui dure nuit et jour."
dit encore la petite Thérèse.
Voilà le sens de cette solitude si
chère, elle est le cadre d'un mystère nuptial, car la religieuse n'est
pas une "vieille fille", elle est l'épouse de Dieu, et il faut même
avoir l'audace de dire avec l'Église que l'amour humain découle de cette
vocation de l'union de l'âme avec Dieu, qu'il est le signe visible de
cette réalité invisible à laquelle tous sont appelés, et certains, les
consacrés, dès cette terre. Aussi notre solitude est-elle remplie de la
présence du Ressuscité.
Mais cette présence est très différente de celle d'un époux simplement
humain (bien qu'elle ait quelques traits analogues). Psychologiquement,
elle est plus austère, parce que l'amour doit sortir de soi pour
rechercher son Bien-Aimé, qui se donne dans la foi, non dans l'immédiateté
sensible, au moins dans les étapes qui précèdent les sommets de l'union
mystique ! En même temps, elle va beaucoup plus loin que l'amour
humain : de son Époux, l'épouse peut dire en vérité "moi en toi, toi en moi" ! Cela se
réalise en partie dans le mariage, et la sexualité vécue dans un véritable
don de soi en est un très beau signe.
Mais le Christ est Dieu, et l'union
avec lui est bien plus profonde, elle concerne le coeur de l'être, alors
qu'entre deux êtres humains subsiste toujours une distance. Cet amour n'est
pas non plus fusion indistincte, il conserve le sens de l'altérité
indispensable à la véritable charité. Il faut dire aussi que le Christ
est un Époux attentif, plein de tendresse, de délicatesse, d'humour
parfois, il aime la simplicité, il veut notre joie..."
Et pour conclure...
laissons soeur Marie de l'Enfant Jésus nous résumer ce qui fait le coeur
de la vie religieuse :
"Permettez-moi de finir par une petite conclusion !
- parce qu'elle est chemin dans les ténèbres de la foi, où l'on est libre
de se donner ou de se refuser, elle devient confiance de petit enfant en
Celui qui sait et veut notre vrai bien.
- parce qu'elle est faite de lutte, de renoncement "du tout au tout",
d'immolation, elle comble, elle allège, elle rend à la vraie vie, tant il
est vrai que notre commune vocation est d'aimer jusqu'au bout.
- parce qu'elle se met volontairement à l'écart du monde, elle
l'embrasse du regard comme du sommet de la montagne on voit toute la
plaine, et elle l'enrichit des trésors de son ascension.
- parce qu'elle est "seule" (monachos = le seul, le célibataire, le
solitaire...), qu'elle est chaste, elle est rendue toute proche de chacun,
à l'image de Marie Vierge et Mère.
Tout cela prend sa source dans le mystère même du Christ : c'est son amour
des siens "jusqu'à l'extrême" qui l'a porté à livrer librement sa vie,
et c'est exactement le même amour qui lui a rendu la vie. Pas de
Résurrection sans mort par amour, sans Croix. À la suite du Christ, il nous
est donné de l'expérimenter : rien n'est vain, tout peut être offert, et
devenir source de joie et de vie. C'est le sens de la vie d'une
carmélite ; sinon, à quoi bon ? Mais de tout, elle est heureuse, parce qu'en
tout elle discerne l'appel de son Époux à aimer, et elle sait que toute
faible qu'elle soit, elle y parviendra, car c'est Sa force qui agira dans
sa faiblesse. Oui, vraiment : "t'aimer, Jésus, quelle perte féconde !"
"je pense que si Dieu trouve une personne encore plus inutile que moi, Il fera à travers elle de plus grandes choses encore car cette oeuvre est la Sienne." Mère Teresa.
Article paru dans Sénevé
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