Gaudium et Spes : l'Église dans le monde d'aujourd'hui

Marie-Alice Belle

Y a-t-il des critères chrétiens pour faire des choix ? Cela suscite peut-être quelques souvenirs chez certains1... C'est qu'il y a un double risque à courir : être un Chrétien à part entière, chercher "avant tout le Royaume de Dieu et sa justice", et en même temps ne pas avoir peur de s'engager pleinement dans les activités "temporelles". Être des serviteurs du Royaume dans un monde (celui de l'entreprise, de la politique, et aussi de l'éducation) où semblent souvent régner l'argent, le pouvoir, l'ambition.

Depuis Pâques jusqu'à la Pentecôte, l'Évangile de la Messe commençait par ces mots : "À l'heure où Jésus passait de ce monde à son Père, il disait à ses Apôtres..." et comme un refrain revenaient ces mots étonnants : "Vous n'êtes pas du monde", jusqu'à la grande prière sacerdotale :


"Je leur ai donné ta parole
et le monde les a pris en haine,
parce qu'ils ne sont pas du monde,
comme moi, je ne suis pas du monde."

Cependant, Jésus reprend :


"Je ne te prie pas de les retirer du monde
mais de les garder du Mauvais.
Ils ne sont pas du monde,
comme moi, je ne suis pas du monde. (...)
Comme tu m'as envoyé dans le monde,
moi aussi, je les ai envoyés dans le monde."

Dans le monde, mais pas du monde ; qu'est-ce que cela veut dire ? Pendant cette fameuse réflexion sur les choix chrétiens, le Père Bordeyne nous avait renvoyé au texte de Vatican II2 sur le rôle des Chrétiens dans la société actuelle. La première chose qui apparaît, c'est la profonde solidarité de l'Église avec tous les hommes : "les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps (...) sont aussi les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des disciples du Christ, et il n'est rien de vraiment humain qui ne trouve écho dans leur coeur."3 Le concile s'adresse explicitement à tous les hommes : il s'agit de définir la vocation de l'Église, Corps du Christ et Épouse mystique, mais aussi celle de chaque personne, homme créé à l'image de Dieu. Solidarité, donc, mais aussi réciprocité : l'Église se doit de "rendre témoignage à la vérité", de "sauver, et non condamner", de "servir, et non être servie"4 .Sa mission, c'est de manifester le mystère de Dieu, de révéler à l'homme le sens de son existence5 . En même temps, elle dit ce qu'elle attend et reçoit du monde, lorsque le progrès scientifique ouvre de nouvelles voies à la vérité, que les concepts et les langues des peuples permettent d'approfondir et proclamer la parole révélée, ainsi que d'engager un "échange vivant entre l'Église et les cultures". Et le Concile a joué le jeu jusqu'au bout, en réunissant des commissions d'enquête, en se livrant à une véritable étude de la "crise de croissance" des années 60, et surtout, en accueillant pour la première fois un laïc en son sein6 . Vatican II, c'est aussi le monde au coeur de l'Église.

"De même que j'ai été envoyé, moi aussi je vous envoie", dit Jésus. Le Concile se reconnaissait le devoir "de scruter les signes des temps, de les interpréter à la lumière de l'Évangile, de répondre de manière adaptée à chaque génération aux questions éternelles". C'est à la fois une attitude d'ensemble, un regard tourné vers la réalité, et l'exigence d'une action. Nous sommes sans cesse appelés à travailler pour la justice et le respect de la personne, à dépasser notre individualisme, à adopter une attitude de responsabilité et de participation. La constitution pastorale ne reste pas dans les vagues recommandations : elle s'attaque à des questions bien concrètes, et toute la deuxième partie est consacrée à "quelques problèmes particulièrement urgents" : le mariage et la famille, l'essor de la culture, la vie économique et sociale. Cela ne ressemble-t-il pas dangereusement à un programme de propagande crypto-politique pour Chrétiens à mauvaise conscience ? Agir dans le monde est vain, rappellent les Évêques, si ce n'est par amour. La règle de l'action humaine, c'est "qu'elle soit conforme au bien authentique de l'humanité, selon le dessein et la volonté de Dieu"7 .Et le premier commandement à garder, dans la vie"sociale", c'est le commandement d'amour... Aussi, lorsque sont mentionnés les problèmes posés par les "mutations sociales", on peut lire par derrière la question suivante : comment rendre compatibles une vie au coeur du monde, avec ses bruits et ses trépidations, et une vie qui laisse place à la rencontre et au silence, qui reconnaisse la richesse du temps passé avec l'autre ? Les problèmes de l'intégration et de l'assimilation ne se posent pas seulement au plan politique ou culturel... De même pour l'évangélisation : évangéliser les profondeurs de la brousse, celles du métro, et nos propres profondeurs. Pour "scruter les signes des temps", il faut que je me laisse façonner par le regard de Dieu. Présenter le monde au Seigneur ; voilà peut-être l'âme de ce texte qui ne cesse de rappeler que le Christ est l'Alpha et l'Oméga, que "nous sommes au Christ, et le Christ est à Dieu". On peut reconnaître dans chaque chapitre le mouvement de l'Offertoire, où le prêtre, les mains ouvertes pour recevoir, élève le pain et le vin, dans un geste qui préfigure la Consécration.

Tu es béni, Seigneur, Dieu de l'Univers, Toi qui nous donnes ce pain
L'Église se reçoit de Dieu, l'homme est créé à l'image de Dieu

fruit de la terre et du travail des hommes Nous Te le présentons
L'Église agit dans le monde sous l'impulsion de l'Esprit

Il deviendra le pain du Royaume éternel L'Église est le"sacrement universel du salut"
manifestant aux yeux de tous le Royaume présent aujourd'hui et en même temps à venir.

Nous sommes envoyés dans le monde pour l'offrir à Dieu,
mais nous sommes appelés au Royaume, et déjà, nous n'appartenons
plus au monde.

"Vous n'êtes pas du monde, comme moi, je ne suis pas du monde", dit Jésus. Est-ce qu'il ne faudrait pas prendre ce "comme" au sens plein du terme ? Manifester le mystère de Dieu, c'est servir le monde, mais pas par les moyens ou solutions temporelles. Aussi le Concile insiste-t-il sur la prière et l'Eucharistie, où nous sommes unis au Fils de l'Homme. Lui ressembler, c'est devenir pleinement hommes. Le concile répond à une question qui s'était alors posée (et qui se pose encore aujourd'hui), celle d'un humanisme athée, par cette parole d'espérance : "Quiconque suit le Christ, homme parfait, devient lui-même plus homme"8 . "Comme", c'est le mot de la Nouvelle Alliance, celui de la ressemblance rétablie, celui de la Loi nouvelle : "Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés". Et que personne ne prenne cela pour un horizon de la pensée ! Par le baptême de l'eau et de l'Esprit, nous avons été rendus semblables au Christ.

Que l'Esprit nous donne de devenir ce que nous sommes.

M.B.

Article paru dans Sénevé


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