La mer est espace de transition. Comme le désert, elle est inamicale, inhospitalière, dangereuse. On ne peut que difficilement l'habiter ou l'approcher. On ne peut cependant éviter la rencontre et la nécessaire traversée, par exemple pour aller aux quatre coins du monde 1.
Comme le désert, elle a, malgré ses dangers, malgré ses colères,
beaucoup d'admirateurs. Certains en particulier voient en elle une
preuve (de plus) de l'existence et de la présence de Dieu dans sa
création. Chateaubriand en fait partie2.
Malouin d'origine3, ce grand voyageur, qui aime raconter ses périples, ses exploits, ses aventures, a souvent affronté l'eau salée, tant l'Océan (pendant son périple en Amérique) que la Manche (pendant son exil en Angleterre) ou que la Méditerranée (pour son pèlerinage à Jérusalem).
Ses personnages sont eux aussi tôt ou tard embarqués sur les flots. Ce n'est pas en soi très étonnant : il est par bien des côtés le représentant français du romantisme européen campé de dos, face à la tempête, en proie au sublime, par Caspar David Friedrich. Cependant si Chateaubriand ressent bien en regardant l'horizon infini des eaux le sentiment de la transcendance, sa sensibilité puise à une autre source la douce certitude de la présence divine. La mer est certes pour lui le lieu où s'incarne "une idée si imposante de la grandeur et de la toute-puissance de Dieu". La force divine s'y manifeste, bien mieux que la puissance d'un Poséidon : il est le Créateur et non le régisseur, il ne règne pas sur le fond des mers, mais il le submerge chaque jour d'un ciel liquide. Lorsqu'il commande aux éléments, il ne fait pas un peu bouger la surface de l'eau, il prend la mer à la racine, la coupe en deux, la sépare comme il a séparé les éléments ; ou bien il recrée une mer, qui couvre de nouveau le sol : il provoque un déluge. Mais Chateaubriand n'est guère touché par la tempête. La mer, lorsqu'elle est démontée, devient pour lui un objet littéraire, un prétexte à la poésie : fascination ne signifie pas alors amour. Chateaubriand parle beaucoup de naufrages, de trombes d'eau, de typhon, mais c'est lorsqu'il parle peu de la mer qu'il faut vraiment l'écouter. Ce n'est point dans la peur de finir noyé que l'auteur malouin trouve le Créateur, mais dans l'émerveillement devant les vagues : non devant la grandeur de la mer, mais paradoxalement devant sa modestie répétitive4
Cette humilité de la mer vient du fait qu'elle est un lieu de l'amour divin. Elle en a l'éternité :
"Tout a changé en Bretagne, hors les vagues qui changent toujours." (La Vie de Rancé)
Elle en a la variété et les multiples fruits : des créatures qui la peuplent aux multiples aventures auxquelles sont soumis les marins, elle témoigne des expériences divines, des produits vivants de sa force créatrice : "existence de Dieu prouvée par les merveilles de la nature 1"5.
La mer recueille, comme la terre, la Création, mais, comme le désert, elle montre par là plus intensément la grâce divine : hostile, ce milieu a tout de même été doté de la vie. Cependant ces manifestations de l'amour divin, paradoxalement, ne sont convaincantes aux yeux de Chateaubriand que lorsqu'elles sont petites, douces et modestes. Chateaubriand ne met pas le nom de Dieu sur le grandiloquent, il ne voit son visage que dans les petits fruits de son action.
"Cela me confirme une idée que j'ai depuis longtemps : les très grands sujets, comme les très grands objets, sont peu propres à faire naître les grandes pensées ; leur grandeur étant, pour ainsi dire, en évidence, tout ce qu'on peut ajouter au-delà du fait ne sert qu'à le rapetisser. Le nascitur ridiculus mus est vrai de toutes les montagnes."
( Le voyage en Italie )
Il en est de même pour l'Océan. Trois exemples éclairent dans ce sens les oeuvres du Dieu en qui Chateaubriand met sa foi et son attachement profond pour la mer, le Dieu des petits.
Pourquoi un tel silence ? Sans doute pour au moins deux raisons. La première est que Chateaubriand n'est absolument pas impressionné, ni épouvanté par "la mer et tous ses habitants", même lorsque l'une est profonde et les autres pullulent. Il en est simplement amoureux. Ce sont moins les entrailles de l'eau qui lui plaisent que sa surface. "Des femmes exilées regardent en pleurant l'immensité des flots." C'est pourquoi il évoque en revanche longuement les oiseaux marins 7
Ceux-ci volent et évoluent sur la fleur de l'eau. Ils peuplent la mer, mais qu'ils nagent ou qu'ils planent, ils passent tout de même le plus clair de leur temps dans l'écume des vagues. Ainsi du courlis :
"Lorsqu'au coucher du soleil, le courlis siffle sur la pointe d'un rocher, et que le bruit sourd des vagues l'accompagne, c'est une des harmonies les plus plaintives qu'on puisse entendre ; jamais l'épouse de Céyx n'a rempli de tant de douleurs les rivages témoins de ses infortunes."
Cette affection et cette sensibilité pourraient ne pas être religieuses, mais tout simplement poétique ou psychologique, dans le souvenir de son enfance où il "passait des heures entières, à voir (...) voltiger les hirondelles.". Au contraire, il considère les oiseaux marins très concrètement comme des anges spécialisés dans le sauvetage des marins, des intermédiaires entre la bienveillance divine et les hommes.
"Les uns se placent à quarante ou cinquante lieues d'une terre inconnue, et deviennent un indice certain pour le pilote qui les découvre (...) ; d'autres se cantonnent sur un récif, et, sentinelles vigilantes, élèvent pendant la nuit une voix lugubre, pour écarter les navigateurs ; d'autres encore, par la blancheur de leur plumage, sont de véritables phares sur la noirceur des rochers."
C'est alors que le marin les reconnaît comme les messagers du ciel venus le guider sur la route semée d'embûches et de tempêtes.
"Le matelot leur attribue quelque chose de sacré, et leur donne religieusement l'hospitalité, quand le vent les jette à bord. (...) Ces hommes malheureux (...) ont des amis que leur a préparés la Providence ; ils trouvent dans un être faible le conseil et l'espérance, qu'ils chercheraient souvent en vain chez leurs semblables. Ce commerce de bienfaits entre de petits oiseaux et des hommes infortunés est un de ces traits touchants qui abondent dans les oeuvres de Dieu."
L'oiseau messager, comme le corbeau et la colombe sur l'Arche de Noé, est aussi un garant de la communion des âmes par la contemplation du même paysage, que Marie Pinel appelle "communion des saints" lorsqu'il s'agit des Martyrs, Eudore et Cymodocée : Blanca charge "la mouette plaintive (...) de toutes [s] es paroles d'amour" pour Aben-Hamet.
Une deuxième raison du silence sur les baleines est davantage liée à un choix esthétique, celui de laisser de côté les trop grosses choses, qui n'émeuvent pas Chateaubriand.
"J'ai beau me battre les flancs pour arriver à l'exaltation alpine des écrivains de montagne, j'y perds ma peine."
Au contraire ce sont les petits détails qui le touchent :
"Un petit cours d'eau dans un chemin ; une mousse, une fougère, un capillaire (...) ; toutes ces petites choses, rattachées à quelques souvenirs, s'enchanteront des mystères de mon bonheur ou de la tristesse de mes regrets."
Ainsi Chateaubriand est bien sensible aux deux infinis : le tout grand, ou le tout petit. Il se fond dans l'infini du paysage, de l'horizon marin sans côtes, ou il s'émerveille des petites choses, des détails. Tout ce qui est entre les deux, toutes ces grenouilles gonflées, encombrent le tableau, et le laissent froid.
"Après le feu le bruit d'une brise légère. Dès qu'Élie l'entendit, il se voila le visage avec son manteau, il sortit et se tint à l'entrée de la grotte. Alors une voix lui parvint."
Dieu se manifeste dans la légèreté, dans ce qui est tout autant présent qu'insaisissable. Chateaubriand le ressent bien ainsi. Pour lui, la voix de Dieu est tout autant dans le bruit du vent dans les feuilles des forêts que dans le murmure des vagues sur la plage. Si ces bruits évoquent à l'auteur les cantiques et les prières de son enfance, il s'agit de plus qu'un simple souvenir.
"Là, seul au pied des murs, j'écoutais dans une sainte extase les derniers sons des cantiques, qui se mêlaient sous les voûtes du temple au faible bruissement des flots."
Il s'agit de la vibration interne de toute sa sensibilité, à l'appel de Dieu. Ainsi l'auteur s'exclame dans René :
"Qu'ils sont beaux ces bruits qu'on entend autour des dômes, semblables aux rumeurs des flots dans l'Océan, aux murmures des vents dans les forêts, ou à la voix de Dieu dans son temple !"
De même, dans un des lieux où l'on entend peut-être le mieux la voix du Ciel, le parc de la Trappe, Chateaubriand vieillissant se remémore son enfance :
"Si l'on entendait du bruit, ce n'était que le son des arbres (...) ; on n'était pas bien certain de n'avoir pas ouï la mer. (...) À la Trappe, il me semblait en effet, pendant ces silences, ouïr passer le monde avec le souffle du vent."La vie de Rancé
Et le monde n'est que la création du Seigneur, qui s'y promène comme dans le jardin d'Éden :
"Le bruit des cloches (...) annonce que le Tout-Puissant a franchi le seuil de son temple. Par intervalles, les voix et les instruments se taisent, et un silence aussi majestueux que celui des grandes mers dans un jour de calme, règne parmi cette multitude recueillie : on n'entend plus que ses pas mesurés sur les pavés retentissants."(Le Génie du Christianisme)
De même, Dieu, qui met à l'épreuve les justes pour les faire progresser dans la foi, ne se sert pas toujours des moyens les plus spectaculaires, mais peut utiliser des procédés certes efficaces, mais aussi extrêmement révélateurs de sa bonté, de sa douceur : ainsi dans les Martyrs, lorsque Marie formule sa volonté de sauver le couple choisi, et de le séparer pour mieux le faire se retrouver plus tard :
"- Qu'il en soit fait selon la volonté de l'Étoile des mers, dit en s'inclinant respectueusement l'Ange qui gouverne les tempêtes. (...)
En prononçant ces mots, le puissant esprit choisit les vents doux et parfumés qui caressent les rivages de l'Inde et de l'océan Pacifique ; il les dirige dans les voiles d'Eudore et de Cymodocée, et fait avancer les deux galères, par un même souffle, à deux ports opposés."
"La première chose que j'aie sue par coeur est un cantique de matelot commençant ainsi :
Je mets ma confiance,
Vierge en votre secours ;
Servez-moi de défense ;
Prenez soin de mes jours ;
Et quand ma dernière heure
Viendra finir mon sort,
Obtenez que je meure
De la plus sainte mort.
(...) Je répète encore aujourd'hui ces méchantes rimes avec autant de plaisir que des vers d'Homère."
Ce cantique n'est pas le seul exemple de piété des populations maritimes inspirant l'auteur. Les ex-voto accrochés à Notre Dame de la Garde à Marseille ont par exemple énormément frappé son imagination. L'expression Étoile des Mers, Maris Stella lui est particulièrement chère, c'est souvent le seul chant qu'il met dans la bouche des Chrétiens lorsqu'il les représente en prière8
La dévotion à la Vierge se manifeste particulièrement comme protection contre les tempêtes, du coup plus du tout interprétées comme les fruits de la puissance divine :
"Déjà l'Océan se creuse pour engloutir les matelots ; déjà les vagues, élevant leur triste voix entre les rochers, semblent commencer leur chant funèbre ; tout à coup un trait de lumière perce la tempête : l'Étoile des mers, Marie, patronne des mariniers, paraît au milieu de la nue. Elle tient son enfant dans ses bras, et calme les flots par un sourire : charmante religion qui oppose ce que la nature a de plus terrible, ce que le ciel a de plus doux ! Aux tempêtes de l'Océan, un petit enfant et sa tendre mère !"(Le Génie du Christianisme)
Les prières en mer, qui font partie du rythme de vie marin, qui saluent le lever et le coucher du soleil, qui mettent l'équipage sous la protection de Dieu, sont souvent dédiées à la Vierge. Leur simplicité émeut profondément Chateaubriand, bien davantage que le sacre de Charles X.
"J'entendis la cloche qui appelait l'équipage à la prière ; je me hâtais d'aller mêler mes voeux à ceux de mes compagnons de voyage. (...) Des larmes coulèrent malgré moi de mes paupières, lorsque mes compagnons, ôtant leurs chapeaux goudronnés, vinrent entonner d'une voix rauque leur simple cantique à notre Dame de Bon-Secours, patronne des mariniers. Qu'elle était touchante la prière de ces hommes qui, sur une planche fragile, au milieu de l'Océan, contemplaient le Soleil couchant sur les flots ! Comme elle allait à l'âme, cette invocation du pauvre matelot à la Mère des douleurs !" (Mémoires d'Outre Tome)
C'est à l'occasion de la traversée de l'Atlantique pour rentrer d'Amérique, que se produit un phénomène extraordinaire, que seule la mer, comme lieu de l'amour divin, comme élément vital, comme domaine naturel du Christ, pouvait avoir pour témoin : une grande scène d'oecuménisme autour de la Vierge. Ainsi le bateau de Chateaubriand semblait condamner à sombrer, la tempête était la plus forte.
"Il y avait parmi l'équipage des matelots français ; un d'entre eux, au défaut d'aumônier, entonna ce cantique à notre Dame de Bon-Secours, premier enseignement de mon enfance ; je le répétais à la vue des côtes de la Bretagne, presque sous les yeux de ma mère. Les matelots américains protestants se joignaient de coeur aux chants de leurs camarades français catholiques : le danger apprend aux hommes leur faiblesse et unit leurs voeux."
Marie semble ainsi être la touche de douceur et d'humanité qui rend supportable et approchable la puissance de Dieu, particulièrement manifestée sur la surface de la mer.
"La grandeur du Dieu des Chrétiens effrayait un peu Cymodocée ; elle se réfugiait auprès de Marie, qu'elle paraissait prendre pour sa mère." (Les Martyrs)
Chateaubriand nous donne une leçon de foi, et y reste fidèle tant dans ses écrits de jeunesse que dans son chef-d'oeuvre de vieillesse : s'imprégner de la double nature de Dieu, et surtout ne pas oublier de regarder le petit et l'humble. Allez aux quatre coins de l'horizon ! Et surtout pendant le voyage, sur le pont comme à la surface de l'eau, ne manquez aucune des merveilles de Dieu !
Article paru dans Sénevé
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