La mission de Sainte Thérèse de l'Enfant Jésus

Xavier Moralès


"Je sens que ma mission va commencer"1. Voilà peut-être les paroles de la petite Thérèse les plus connues. Prononcées en face de la mort, elles ne sont pas seulement quelques mots rassurants à ses soeurs qui voient son agonie; Thérèse ne se contente pas de leur rappeler que la mort ne signifiera pas son absence, mais au contraire une présence plus active dans leur coeurs, dans le coeur de l'Église. Elle parle aussi pour elle: elle se réjouit en elle-même de pouvoir enfin réaliser ses "rêves", ses "désirs", sa "vocation", pour employer ses propres termes. Enfin, la mort, la fin de son "exil", de sa vie limitée au cloître et à la Règle du Carmel, va lui offrir l'extension absolue des dimensions de son existence: les murs vont s'ouvrir, son amour va déborder, et elle va commencer sa "mission". Thérèse devient enfin complètement et personnellement missionnaire.

Thérèse de Lisieux et la mission: voilà un thème qui tient aussi bien du paradoxe (solitude, oraison et clôture contre multitudes, action et voyages) que de l'évidence (Thérèse patronne des missions, le pouvoir de la prière, le charisme même du Carmel). Un thème apparemment facile, traitable en trois antithèses et quelques mystérieux tours de passe-passe syllogistiques mis sur le compte du prétendu mystère de la communion des Saints? Et maintenant que l'Église a reconnu, à ses risques et périls, en la petite Thérèse un docteur pour l'Église, comment ne pas lui demander de justifier son compte, de nous enseigner son pari, de scruter la vérité de sa doctrine?

On pourrait faire une thèse là-dessus, et je ne le dis pas rhétoriquement, mais pour signifier que cela n'est pas aussi simple que cela en a l'air. Cela ne suffit pas de dire que ce mystère est "profond", on ne s'en tirera pas comme cela, car il faut rendre témoignage à la vérité. Thérèse savait ce qu'elle avançait - le Seigneur lui a donné les moyens de comprendre ce qui se passait en elle, la valeur exacte de ce que son exemple enseignerait au monde: c'est le premier sens que l'on peut donner à sa conscience d'une "mission" posthume. Mais le mot "mission" n'est pas choisi par hasard, comme mes premiers mots l'on suggéré. Je vais essayer, dans les lignes qui suivent, de justifier, succintement, ma conviction qu'en prononçant le mot "mission", Thérèse savait exactement ce qu'elle voulait dire. Et que l'Église a eu raison de la choisir pour patronne des missions (aux côtés de Saint François Xavier), parmi toutes les saintes religieuses, que ce titre n'est pas dû à la simple anecdote de sa correspondance avec deux ou trois missionnaires, selon la tradition du Carmel thérésien (l'autre Thérèse). Pour cela, il faut entrer sérieusement dans le "système Thérèse", et c'est pour cela que je déplore le caractère succinct de cette ébauche. En effet, il ne faut pas raisonner à l'envers: il ne faut pas partir de sa souffrance offerte pour les missionnaires, sa souffrance missionnaire, pour faire d'elle après tout seulement une missionnaire frustrée; il faut partir du centre de sa doctrine, de son offrande à l'amour, et de la compréhension que Thérèse reçoit de sa vocation particulière, pour comprendre ensuite comment cette vocation s'ouvre sur la mission. Je pense que cette correction de l'ordre logique est précisément une des expériences les plus importantes que Thérèse ait faites de la signification de sa vocation, depuis le dilemme de la vocation missionnaire ressentie, apparemment contradictoire avec son état de carmélite, jusqu'à la "paix" trouvée dans le fondement de l'amour . Je vais donc relire cette "offrande à l'amour", l'un des grands actes de la vie de Thérèse, et à mon avis l'un des grands actes de l'histoire de l'Église; relire l'explication que donne Thérèse de sa vocation; et me servir de ces fondements pour comprendre ses "désirs" d'être missionnaire, et la réalité de leur réalisation.


L'offrande à l'amour.
Je pense qu'il est maintenant acquis que le grand tournant de l'histoire récente de l'Église qu'a endossé Thérèse comme protagoniste et docteur se réalise dans la substitution de l'Amour à la Justice, dans l'acte traditionnel de réparation où le croyant "s'offre" pour ceux qui refusent le Seigneur. En effet, la "réparation" signifiait traditionnellement qu'un croyant s'offrait à acquitter ici-bas, dans les souffrances quotidiennes et les pénitences volontaires, la sentence de condamnation qui devrait en toute justice tombait sur le pécheur, sur celui qui refuse Dieu (et le croyant inclut ses propres péchés dans ce qu'il faut réparer). Ainsi, dans une certaine mesure, la justice divine serait contentée dès maintenant, et la peine du péché (enfer, purgatoire) allégée. Thérèse opère la substitution définitive: ce n'est plus la justice qu'il faut réparer (le fait que le pécheur n'accomplit pas les devoirs qu'il devrait envers son Dieu), mais l'amour. Dieu nous aime, et il n'est pas aimé: cette conviction, déjà chez Saint François d'Assise, développée par Sainte Marguerite-Marie et Saint Claude La Colombière dans un contexte encore timide, atteint toute sa signification chez la petite Thérèse. Dieu aime les hommes, il y a au-dessus de nos têtes un trop-plein d'amour enmagasiné par tous les refus des hommes d'accepter d'être aimé, et Thérèse s'offre à recevoir sur elle cet amour en réparation. Une compréhension fausse de ce geste: voilà qui est bien facile! elle accepte d'être aimée2 Elle refuse la souffrance et met à la place l'amour. C'est méconnaître la portée de cette offrande. Thérèse, elle, a très bien vu où cela l'entraînait. Elle a vu l'exigence de cet amour qui lui tombe dessus. Elle en est tellement consciente qu'elle répète avec la tradition carmélitaine: l'amour ne se paie que par l'amour; et elle sait que cet amour de remboursement, nul ne le possède, que l'amour dont elle a besoin pour pouvoir recevoir l'amour auquel elle s'est offerte est trop grand et exigent pour venir de l'homme, qu'elle devra l'emprunter à Dieu.

Comment Thérèse comprend-elle cet acte d'offrande? Il lui semble qu'en acceptant enfin, qu'en répondant enfin aux désirs immenses de Dieu de pouvoir déverser son amour sur la créature, elle attire Dieu sur la terre. "Jésus3 a soif de l'amour de ses pauvres créatures. Mais il trouve si peu de coeurs qui se livrent à lui sans réserve, et comprennent toute la tendresse de son amour infini" ; mais Thérèse, elle, s'est livrée, et elle attend de cet abandon que "un jour, Seigneur, tu viendras me chercher et tu remonteras avec moi au foyer de l'Amour. Tu me plongeras dans le brûlant abîme de cet Amour auquel je me suis offerte en victime" . En attendant, elle brûle déjà d'Amour ici-bas, dans les déchirements de l'exil, et elle peut croire fermement que, en vertu de la promesse de Dieu en contrepartie de l'offrande, Jésus descend déjà pour l'attirer à elle. Et cette offrande est réparatrice parce que Thérèse, qui acquiert par son offrande une sorte de pouvoir sur son Aimé, lui fait cette demande: en m'attirant à toi, attire aussi les âmes que j'aime . J'insiste sur cette idée d'un pouvoir de Thérèse sur Dieu, avec tout le côté sacrilège qu'elle semble avoir au premier abord, parce que c'est une conviction intime de Thérèse. Thérèse, en reconnaissant sa misère, sa faiblesse, son "néant", et en adoptant donc le caractère de l'enfant face au Père, s'attire les faveurs de son Époux céleste. Une fois qu'elle se place dans ses bras comme un bébé, elle est convaincue qu'il va réaliser tous les caprices de "la petite Reine" (si tant est qu'on puisse parler de caprices pour une carmélite qui vit dans la pénitence4).Tout à l'heure, il faudra reprendre cet élément pour en faire une donnée primordiale de la "mission" de Thérèse: en s'attirant l'amour de Dieu, elle est attirée à lui et elle attire avec elle tous ceux pour qui elle prie, à commencer par les pécheurs.

J'ai dit qu'il fallait comprendre que cette offrande était un acte exigeant: ce n'est pas pour rien que Thérèse parle de "brûler d'amour", de "brûlant abîme de cet Amour": chez elle, l'amour est toujours "ardent", il "embrase", comme le bûcher de Jeanne, à laquelle elle a consacrée une récréation pieuse. Thérèse voit l'exigence de l'amour, elle voit l'amour comme un bûcher, comme un martyre: "Oh ! quel doux martyre/ Je brûle d'amour" . L'amour contient en soi l'exigence de renoncer à soi-même, c'est-à-dire l'exigence de la souffrance et, au bout du compte, de la mort: "D'amour je veux mourir5" . C'est une autre idée qu'il ne faudra pas oublier tout à l'heure, quand nous verrons le lien que fait toujours Thérèse entre mission et martyre.

Les désirs / la vocation de l'amour.
J'ai déjà anticipé sur la lecture que je veux faire du célèbre texte du Ms B, pp. 224-226 de l'édition des Oeuvres Complètes. Les "désirs" de Thérèse qui la tiraille, elle qui voudrait être tout à la fois, prêtre, martyr, missionnaire, docteur6, sont réinterprétés par elle - elle ne les repousse pas, elle ne les étouffe pas, elle les relie à un fondement qui va permettre de les exposer non plus comme dilemme, mais comme développement (comme un éventail qui s'ouvre). Elle ne les étouffe pas: comme elle le dit elle-même, la réponse qui consiste à dire qu'on ne peut pas être tout à la fois (et donc qu'il fallait renoncer à être tout à la fois) ne la "comblait pas, elle ne [lui] donnait pas la paix". C'est alors qu'elle comprend la "clef de [sa] vocation": le Coeur est l'organe qui infuse sa force dans tous les membres. Voilà pourquoi elle voulait être tous les membres: de fait, en étant l'Amour dans le coeur de l'Église, elle sera tout. Son "rêve" sera réalisé. C'est de cette clef qu'il faut repartir maintenant pour donner tout son développement à la "vocation" de Thérèse, développement dont la conscience s'exprimera en dernier lieu dans ces paroles posthumes sur sa "mission".

Tout d'abord, elle choisit le Coeur: et elle dit aussitôt qu'elle voit que ce Coeur est "brûlant d'amour". Elle ne se contente pas de faire une comparaison: de même que le Corps a un Coeur, qui est son moteur nécessaire, son centre, de même les différents charismes, les différentes vocations ont une vocation moteur, un centre, qui est l'amour. Elle va plus loin: elle identifie ce Coeur comme brûlant d'amour. L'amour devient une action ("brûlant" est le participe présent du verbe d'action "brûler"), et non pas seulement une qualité, ou une note distinctive de l'Église. L'amour est une action de l'Église, au même titre que l'annonce de l'Évangile, ou plus exactement, et c'est ce que veut prouver Thérèse, elle est l'action qui rend possible toutes les autres actions de l'Église. Et cette action a déjà tous les caractères de toutes les actions de l'Église en elle, "l'amour renferm[e] en lui toutes les vocations". L'amour enseigne, l'amour proclame, l'amour fait souffrir: l'amour est docteur, l'amour est apôtre et missionnaire, l'amour est martyr. On est déjà arrivé à ces conclusions plus haut, on a donc une confirmation de cette proposition.


Thérèse missionnaire.
Du coup, Thérèse peut interpréter sa "mission". En tant que l'Amour au Coeur de l'Église, elle va brûler; elle va "pratiquer d'humbles vertus" , elle va "mourir", connaître la Croix, "s'immoler", "dans la souffrance/ Vivre d'Amour" . Par sa vie de pénitence monastique, elle va "prendre d'assaut le Royaume de Dieu" , faire descendre l'Amour de Dieu sur les hommes, en forçant presque sa faveur. En brûlant au brasier de l'amour divin, elle veut faire prendre le feu ici-bas: elle veut que tout soit embrasé, que cet amour se répande comme un grand feu . Comme je viens de le dire, "Vivre d'Amour" est une vocation qui réunit donc en elle deux éléments de la vocation missionnaire: l'expansion de l'Évangile et la vie donnée en témoignage dans le martyre.

Ce sont de fait les deux éléments par lesquels Thérèse interprète systématiquement la vocation du missionnaire, que ce soit Saint Théophane Vénard ou ses correspondants. Elle peut du même coup identifier sa vocation à la vocation missionnaire: comme le missionnaire, elle est vierge, elle est martyre, mais par l'amour, non par le sang, elle a donné sa vie en réparation des pécheurs comme le missionnaire donne sa vie pour la conversion des pécheurs. Ou plus exactement, en réduisant toute l'efficacité du missionnaire à ces deux éléments, la souffrance (du martyre) et l'amour communiqué (et en minimisant ou en oblitérant dans ses descriptions les actions plus proprement extérieures, la prédication, le voyage, etc.), elle peut s'attribuer, dans le tandem qu'elle forme avec ses correspondants missionnaires, toute la réalité de la mission. La complémentarité apparente (je prie pour vous, votre succès, et vous, vous préchez l'Évangile aux petits chinois) devient quasiment une substitution. Thérèse instrumentalise le prêtre missionnaire, dans des expressions de la forme "par lui je veux.":


"Ah ! pour le Conquérant des âmes
Je veux m'immoler au Carmel
Et par Lui répandre les flammes
Que Jésus apporta du Ciel."

Il devient l'appendice qui permet à sa vocation missionnaire (qui se réalise dans la souffrance, le martyre d'amour qu'elle vit dans la pénitence, et bientôt la maladie et la mort, et dans la contrepartie de la prière d'intercession pour que l'Amour de Dieu attire tous les hommes avec elle) d'atteindre le bout du monde. Par son offrande d'amour, Thérèse peut interpréter sa vie comme missionnaire, comme identique à la vie de ses correspondants missionnaires; et d'autre part, sa définition du missionnaire fait d'elle-même un supermissionnaire, un missionnaire essentiel, bref un coeur de missionnaire. Le Carmel devient le cadre essentiel de la mission, la possibilité exacte de la mission de l'Église:


"Dans ma solitude profonde,
Marie... je veux gagner des coeurs.
Par votre Apôtre, au bout du monde
Je convertirai les pécheurs......"

Et cela grâce à la Règle, au Carmel,


"Par les liens de la prière
De la souffrance et de l'amour".

Dans ce contexte, la mort de Thérèse devient un véritable début pour sa mission, et pour plusieurs raisons. Tout d'abord parce que sa mort réalise complètement son offrande d'amour, en exprimant son parfait don de soi à l'Amour: elle est donc martyre, comme le vrai missionnaire, et par la contrepartie de l'offrande, elle attire l'amour de Dieu sur les hommes, elle propage l'amour, comme le vrai missionnaire. Deuxièmement, sa mort, c'est le franchissement de la clôture du Carmel: maintenant elle est au Ciel où elle aura parfaite liberté d'action, et un pouvoir décuplé parce qu'elle pourra y brûler infiniment plus, dans un "abîme", et d'autre part, sur la terre, il y aura la fiche nécrologique qu'elle prépare, "l'histoire d'une âme", qui va propager sa petite voie. Bref, elle n'aura plus besoin du bras télescopique d'un missionnaire abordant sur les côtes indochinoises. Elle pourra y être elle-même. C'est dans ce sens qu'elle peut vraiment dire que son entrée au ciel inaugurerait la plénitude finale de sa "mission", du moment où elle serait enfin missionnaire à part entière.

Ou plutôt, mais là j'aborde les sables confus de la théologie-fiction, on pourrait interpréter à la lettre ses déclarations sur le brasier qu'elle connaîtrait au Ciel. Peut-être avait-elle l'espérance qu'au Ciel elle continuerait non à souffrir (elle s'en plaint, même!) mais du moins à brûler d'amour, et même infiniment plus: elle continuerait son office commencé au Carmel de Lisieux, de brûler dans l'Amour de Dieu pour s'attirer ses faveurs, et en distribuerait le fruit à Saint François Xavier, le missionnaire!

Je dois ajouter qu'en toute logique, on devrait pouvoir refaire le même raisonnement pour chacune des vocations de l'Église: la vocation de Thérèse la carmélite doit à chaque fois se montrer comme le coeur de ces vocations. Elle a peut-être moins développé ces directions; pour le sacerdoce, on a un remarquable exemple dans le dernier écrit d'une carmélite immédiatement postérieure à Thérèse, et dont le noviciat a été influencé par L'Histoire d'une Âme: Élisabeth de la Trinité du Carmel de Dijon, dans "Laissez-vous aimer plus que ceux-ci", où sa maîtresse des novices (précisément la charge de Thérèse) est identifiée à un prêtre offrant Élisabeth.

J'éprouve une grande joie à terminer ce court article en ce jour du dimanche de prière pour les vocations. J'espère que ces lignes ne trahissent pas trop la vérité de la vocation personnelle de Thérèse, qui, parce qu'elle est une vocation pour l'Église, nous concerne non seulement par les fruits que nous en tirons, mais comme trésor où tirer pour réaliser nos propres vocations particulières.



X.M.

Article paru dans Sénevé


Retour à la page principale