Sur les routes de Chartres
Arnaud Basson
À Paris
Samedi 5 mai 2001. Il est 6h30. Nous nous rassemblons par routes devant
Notre Dame. Il y en a douze, qui rassemblent chacune quelques
centaines d'étudiants qui suivront le même chemin. Je partirai avec la
route 1. C'est mon
premier pèlerinage de Chartres. Je ne connais encore personne. On nous
distribue
nos badges, nos carnets et nos foulards. Puis nous avançons sur le parvis.
Je rencontre une connaissance. Pendant que les routes achèvent de se
rassembler, nous écoutons un premier petit topo sur le thème, et chantons
les premiers chants. Le thème: «Avance au large». Comme beaucoup, je
l'avais lu sur les tracts d'inscription, mais sans reéllement y prêter
attention: ça ne voulait pas dire grand chose pour moi. En
particulier, je n'avais pas remarqué
l'allusion à l'Évangile. Justement, on nous lit le passage en question:
« Or il advint, comme la foule le serrait de près et écoutait la parole
de Dieu, tandis que lui se tenait sur le bord du lac de Gennésaret, qu'il
vit deux petites barques arrêtées au bord du lac; les pêcheurs en étaient
descendus et lavaient leurs filets. Il monta dans l'une des barques, qui
étaient à Simon, et pria celui-ci de s'éloigner un peu de la terre; puis,
s'étant assis, de la barque il enseignait la foule.
Quand il eut cessé de parler, il dit à Simon: «Avance au large, et jetez
vos filets pour la pêche». Simon répondit «Maître, nous avons peiné toute
une nuit sans rien prendre, mais sur ta parole, je vais lâcher les
filets.» et l'ayant fait, ils capturèrent une multitude de poissons, et
leurs filets se rompaient. Ils firent signe à leurs associés qui étaient
dans l'autre barque de venir à leur aide. Ils vinrent, et l'on remplit les
deux barques, au point qu'elles s'enfonçaient.
À cette vue, Simon-Pierre se jeta aux genoux de Jésus, en disant:
«Éloigne-toi de moi, Seigneur, car je suis un homme pécheur!» La frayeur
en effet l'avait envahi, lui et tous ceux qui étaient avec lui, à cause du
coup de filet qu'ils venaient de faire; pareillement Jacques et Jean, fils
de Zébédée, les compagnons de Simon. Mais Jésus dit à Simon: «Sois sans
crainte; désormais ce sont des hommes que tu prendras.» Et ramenant les
barques à terre, laissant tout, ils le suivirent.» Lc 5,1-11.
Ce passage donne tout son sens à la phrase «Avance au large», c'est le
thème de la mission: «Désormais ce sont des hommes que tu prendras.»
Pendant deux jours, nous allons nous interroger et réfléchir ensemble
pour mieux comprendre quelle est, en tant que chrétiens, notre mission
dans le monde. Pendant ce temps, nous entrons dans la cathédrale en
chantant Marie: «Marche avec nous Marie». Chacun prend un petit carton
jaune portant une intention de prière particulière, que nous déposerons à
Notre Dame de Chartres. Puis nous nous dirigeons vers les cars, et quittons
Paris.
La mission dans nos vies
Dans le car, nous nous répartissons en chapitres1 en tirant des petits
papiers d'une pochette.
Nous débarquons dans un petit village, où se
rassemblent tous les pèlerins de la routre 1, qui réunit les étudiants de la
Sorbonne, des écoles du quartier et de quelques paroisses parisiennes.
Nous sommes environ deux cent cinquante, à ce qu'il paraît. On commence
par célébrer la messe en plein air. Le vent souffle en bourrasques, les
nappes, hosties et partitions manquent plusieurs fois de s'envoler, les
aubes flottent au vent, tandis que nous entonnons comme chant d'entrée
«Souffle imprévisible, esprit de Dieu»! À la fin de la célébration, les
chapitres se regroupent, on fait connaissance en déjeunant: mon chapitre se
compose d'étudiants de la Sorbonne, d'une élève de l'ESPCI, d'un
pakistanais, et d'un jeune ingénieur qui vient de terminer ses études.
Nous sommes huit en tout. Nous faisons ensuite notre premier temps de
chapitre. Pour lancer la discussion, la chef de chapitre nous demande
pourquoi nous sommes venus au pélé, qu'est-ce qui nous a attiré? le
thème? et qu'en attendons-nous? Ce pélé, c'est tout d'abord un moment
idéal
pour faire le point sur sa foi; c'est aussi l'occasion de rencontres et de
dialogues très enrichissants avec d'autres étudiants qui partagent la même
foi que nous. Pour B., c'est un temps fort en Église, et lui qui vit dans
un milieu non chrétien a besoin de ressourcer périodiquement sa foi, de
passer du temps avec d'autres croyants comme ce week-end. Pour la plupart
d'entre-nous,si nous ne sommes pas venus avec un but précis en tête, nous
espérons néanmoins que ce pélé sera une étape forte dans notre vie de
chrétiens, un moment de réflexion qui approfondira notre foi. Mais parlons
de la mission puisque c'est le thème. Nous commençons par faire en quelque
sorte l'état des lieu de ce que nous pensons être la mission dans nos
vies. La mission, ça peut être parler de la foi avec des non croyants
---\, certains d'entre nous viennent de familles non chrétiennes; dans nos
écoles respectives nous sommes tous concernés par cela. Remarquons que
c'est déjà
simplement le fait de vivre en chrétien, d'essayer de mener une vie
exemplaire, pour montrer ce que nous apporte notre foi, voire même donner
envie aux autres d'être chrétiens. Ce n'est pas simple, car la foi n'est
pas seulement une question de désir, c'est avant tout une grâce de Dieu,
mais cependant nous avons notre rôle à jouer dans sa transmission.
Au moins pouvons-nous par nos actes, notre attitude dans la vie susciter
une interrogation, une curiosité chez les non croyants. C'est parfois tout
ce qu'on peut faire quand on rencontre des gens qui pensent
catégoriquement que Dieu n'existe pas, que la religion c'est complètement
irrationnel. Pour d'autres, la religion c'est un truc ringard et très
contraignant, et en plus il y a les questions de morale, sur la sexualité
en particulier: trop de gens rejettent la foi en se focalisant
sur ce genre de points secondaires sans apercevoir
l'essentiel. Notre rôle est alors de montrer que la foi
c'est autre chose, que l'essentiel c'est un merveilleux message d'amour de
Dieu pour les hommes, et que ce qui caractérise ---\, ou devrait caractériser\,
--- le chrétien, ce n'est pas du tout la contrainte mais la joie, la joie de
la résurrection de Christ. Quand on dit mission, missionnaire, on
pense spontanément à ces gens qui partent à l'autre bout du monde
annoncer l'Évangile. Et les autres alors, ceux qui restent chez eux? Nous
nous disons que pour la majeure partie des chrétiens, c'est là où nous
sommes que nous avons à être missionnaires, au jour le jour. Et il y a
vraiment, pour qui le veut, de multiples
occasions de s'engager là où l'on vit. La mission comporte aussi des
risques. Avons-vous déjà pris des risques pour notre foi? Oui,
certainement, ne serait-ce qu'en s'affirmant comme chrétiens, ce qui
peut être un
risque dans certains milieux hostiles à la religion. Ainsi, B. nous dit
qu'il n'ira peut être pas crier sur les toits qu'il était à Chartres ce
week-end; J. a perdu des amis lorsqu'elle est devenue croyante. Elle nous
raconte sa conversion: sa famille était chrétienne, mais elle-même avait
rejeté la foi. Et puis un jour, dans un moment de déprime, «ça m'est tombé
dessus» dit-elle, ça a été comme une révélation, et c'est devenu
clair que Dieu
l'appelait elle aussi. Ses amis ont pris cela pour une lubie qui lui
passerait vite, et ça n'a pas passé, et elle est maintenant profondément
enracinée dans la foi.
Le Christ missionnaire
Après ce premier temps de réflexion, nous nous mettons en marche, chapitre
par chapitre. Nous passons par des petits chemins, traversant champs et
villages. Au début, nous discutons de nos études, nous échangeons nos
expériences d'aumônerie, etc. Je me souviens notamment que J. aimerait
faire sa thèse sur Nietzsche et sa relation à Dieu: elle est convaincue
qu'il n'était pas athée. Le vent souffle toujours fort; si nous ne
marchions pas nous gèlerions presque sur place. Quelques temps après le
départ de la marche, je me demande comment je vais faire pour pouvoir
marcher pendant tout l'après-midi. Dans quelle galère me suis-je
embarqué? Et puis vient la fatigue, et le poids du sac... Et pourtant
je l'ai fait,
j'ai marché, et ce n'est pas pénible. Nous nous mettons à
chanter. Au milieu de l'après-midi, après deux heure et demie de marche
qui nous ont paru bien moins, nous nous arrêtons pour le deuxième temps de
chapitre. Nous nous installons dans les bois. Le sujet est la mission du
Christ. Trois textes nous sont proposés: Lc 4,16-30: Jésus proclame
sa mission, Mc 12,1-12: Jésus n'est pas accueilli (la parabole des
vignerons homicides) et Mt 15,21-28: Jésus accueille et comprend peu à
peu sa mission. Nous choisissons le premier:
« Jésus vint à Nazareth où il avait été élevé, entra, selon sa coutume le
jour du sabbat, dans la synagogue, et se leva pour faire la lecture. On
lui remit le livre du prophète Isaïe et, déroulant le livre, il trouva le
passage où il était écrit: «L'Esprit du Seigneur est sur moi, parce qu'il
m'a consacré par l'onction, pour porter la bonne nouvelle aux pauvres. Il
m'a envoyé annoncer aux captifs la délivrance et aux aveugles le retour à
la vue, renvoyer en liberté les opprimés, proclamer une année de grâce du
Seigneur.» Il replia le livre, le rendit au servant et s'assit. Tous dans
la synagogue tenaient les yeux fixés sur lui. Alors il se mit à leur
dire: «Aujourd'hui s'accomplit à vos oreilles ce passage de l'Écriture.»
Et tous lui rendaient témoignage et étaient en admiration devant les
paroles pleines de grâce qui sortaient de sa bouche. Et ils disaient:
«N'est-il pas le fils de Joseph, celui-là?» Et il leur dit: «À
coup sûr, vous allez me citer ce dicton: Médecin, guéris-toi toi-même. Tout ce
qu'on nous a dit être arrivé à Capharnaüm, fais-le de même ici dans ta
patrie.» Et il dit: «En vérité, je vous le dis, aucun prophète n'est
bien reçu dans sa patrie. Assurément, je vous le dis, il y avait beaucoup
de veuves en Israël aux jours d'Élie, lorsque le ciel fut fermé pour trois
ans et six mois, quand survint une grande famine sur tout le pays; et ce
n'est à aucune d'elles que fut envoyé Élie, mais bien à une veuve de
Sarepta, au pays de Sidon. Il y avait aussi beaucoup de lépreux en Israël
au temps du prophète Élisée; et aucun d'eux ne fut purifié, mais bien
Naaman, le Syrien.» Entendant cela, tous dans la synagogue furent
remplis de fureur. Et, se levant, ils le poussèrent hors de la ville et
le menèrent jusqu'à un escarpement de la colline sur laquelle leur ville
était bâtie, pour l'en précipiter. Mais lui, passant au milieu d'eux,
allait son chemin... » Lc 4,16-30
Dans ce passage, le Christ définit sa mission. En même temps, nous
sommes frappés par la dureté des ses paroles aux Nazaréens à propos de
la veuve et du lépreux syrien, que nous trouvons un peu
provocantes. Au début, les
Juifs étaient bien disposés envers Jésus, ils sont même «en admiration»,
étonnés de voir le fils de Joseph prononcer ces paroles. Puis la suite du
discours de Jésus déclenche leur hostilité. Pourquoi cette étrange
«provocation» de la part de Jésus? Les Nazaréens veulent voir les
miracles que Jésus a déjà accomplis. Mais ici, la situation est inversée.
Souvent, lorsque Jésus fait un miracle, c'est en réponse à quelqu'un qui a
la foi, comme dans l'épisode du paralytique que nous avons entendu ce
matin à la messe (Lc 5,17-25): «Voyant leur foi, Jésus dit: «tous tes
péchés te sont remis».» et ensuite «Lève-toi, prend ton brancard et
rentre chez toi.» Il en va de même dans le troisième texte qui nous était
proposé, avec la Cananéenne: « ``Femme, ta foi est grande, que tout se
fasse pour toi comme tu le veux.'' Et à l'heure même, sa fille fut guérie.»
Au contraire, les Nazaréens sont incrédules: on imagine aisément qu'ayant
vu grandir Jésus et connaissant ses parents, ils aient du mal à croire
qu'il est le fils de Dieu. D'ailleurs ils interprètent la prophétie
d'Isaïe au sens littéral: guérir les aveugles, libérer les prisonniers,
alors que ce sont davantage des métaphores de la mission de Jésus:
apporter une guérison, une libération spirituelles. Ainsi Jésus refuse de
faire des miracles devant eux car ils n'ont pas la foi et ne voient pas le
sens profond de son message. Nous remarquons que malgré tout, Jésus
a essayé de les convertir, puisqu'il est venu à la synagogue, a fait la
lecture et l'a commentée. Son message s'adresse à tous les hommes, mêmes
ceux qui ne veulent pas le recevoir. Cela nous dit quelque chose pour
nous et notre mission: il faut essayer sans relâche, ne jamais baisser
les bras en se disant que ça ne sert à rien. Nous sommes impressionnés par
la dernière phrase: «Lui, passant au milieu d'eux, allait son chemin.»,
par le calme de Jésus qui est entouré d'une foule qui cherche à le tuer!
Il semble fendre la foule, et personne ne porte la main sur lui:
peut-être sont-ils frappés par son calme et sa résolution à ne pas se
laisser arrêter par les obstacles. Nous nous penchons quelques instants
sur le troisième texte qui nous paraît bien obscur au premier abord (Mt
15,21-28). La Cananéenne implore la pitié de Jésus qui commence par
refuser. Mais elle insiste et finalement Jésus guérit sa fille. Pourquoi
ce refus initial? L'interprétation que nous suggèrent les carnets est
qu'au début, Jésus ne réalisait pas que sa mission s'adressait non
seulement au «petits enfants», ---\, les Juifs\. ---, mais aussi aux
«petits chiens» i.e. les paiens, et qu'il le comprend en voyant la foi de
cette femme.
Missionnaires en chemin
Cela fait déjà une heure que nous parlons. Il est temps de
repartir. Nous chantons le chapelet. Pas d'autre groupe en vue.
Serions-nous les derniers? Nous arrivons à un carrefour sans flèche pour
nous indiquer la direction, puis un deuxième... Nous sommes perdus. Nous
prenons une direction au hasard. Heureusement, c'est la bonne. Pendant que
nous marchons, je réfléchis, et la question qui devait se poser tôt ou
tard me vient à l'esprit: pourquoi suis-je en train de marcher? A quoi
cela sert-il? Je vois bien l'intérêt des temps de réflexion en chapitre,
mais ne pourrait-on pas en faire autant chez soi, bien au chaud? Est-ce
que marcher ainsi aide à progresser dans la foi? La foi ne se mesure
poutant pas en kilomètre! Je ne trouve pas vraiment de réponse
satisfaisante sur le moment. La première idée qui me vient est que notre
pérégrination est l'image du chemin spirituel que nous devons effectuer:
avancer au large dans la foi et la mission. Mais un symbole est une
justification bien insuffisante. Avec le recul, je me rends bien compte
que ça ne ferait pas le même effet de se contenter de quelques temps de
réflexion bien au chaud chez soi, on a vraiment besoin de se retirer
pendant deux jours complets pour s'y consacrer entièrement. Même deux
jours de retraite dans un monastère ne produiraient pas le même
effet, bien que ça ait l'air de présenter les mêmes avantages, les
inconvénients en moins (marche fatigante). Comme si l'épreuve physique,
nous avons marché vingt kilomètres le samedi, l'inconfort physique
aidaient à se libérer l'esprit, à mieux réfléchir sur le sens de notre
mission, mieux comprendre ce à quoi on est appelés, et comment le vivre
concrètement. Être physiquement dans des conditions un peu
extrêmes2 aide l'esprit à se mettre dans des
conditions un peu extrêmes aussi et faire une réflexion vraiment profonde.
Nous sommes presque arrivés. On aperçoit au delà des villages les deux
flèches de Notre Dame de Chartres. Je pense alors au mot de Charles Péguy
qui était inscrit sur les tracts du pélé: «On voit le clocher de Chartres
à dix-sept kilomètres sur la plaine. De temps en temps, il disparaît
derrière une ondulation, une ligne de bois. Dès que je l'ai vu, ç'a été
une extase. Toutes mes impuretés sont tombées d'un coup. J'étais un autre
homme. J'ai prié, j'ai prié, mon vieux, comme jamais je n'avais prié.»
Nous arrivons au lieu de rendez-vous. Il est presque 7h30, et une soupe
chaude nous attend pour le dîner. Ensuite a lieu une veillée dans la
petite église du village. L'équipe veillée nous joue quatre petits
sketchs très humoristiques sur le thème «Avance au large», le tout
assaisonné de nombreux chants. Puis ---\, et c'est une bonne surprise
pour moi\, ---
la deuxième partie de la veillée est une préparation au sacrement de la
réconciliation, sous forme d'une méditation sur la vie de St. Pierre, avec
projection de quelques oeuvres d'art représentant sa vie. D'abord l'appel de
Pierre après la pêche miraculeuse, puis la profession de foi de Pierre «Pour
vous, qui suis-je? -- Tu es le Christ.», c'est la première conversion
de Pierre qui reconnaît en Jésus le Messie. Ensuite la première annonce de la
passion à laquelle Pierre répond «Dieu t'en préserve, Seigneur! Non, cela
ne t'arrivera point!», et Jésus lui dit «Passe derrière moi, Satan! Tu
me fais obstacle, car tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais des
hommes!»>, puis le lavement des pieds. C'est la deuxième conversion de
Pierre: il
faut agir selon la volonté de Dieu, non selon celle des hommes. Les reniements,
troisième conversion de Pierre: tout seul je ne suis rien, ce n'est pas
moi qui suis fort, c'est Dieu qui me rend fort contre le péché. Enfin
l'annonce de l'Évangile (au début des Actes), quatrième conversion: la
foi est faite pour être annoncée. Les confessions ont lieu à l'extérieur
de l'église, où plus de vingt prêtres nous attendent dans un froid glacial
(il est plus de 10h).
Envoyés en Église
Nous dormons dans l'église. Dimanche matin, réveil tôt. Après un petit
déjeuner très convivial, nous prions tous ensemble. Au cours de la pière,
nopus écoutons plusieurs témoignages dont celui très émouvant d'une jeune
fille dont la famille n'est pas chrétienne, et qui doit aller à la messe
plus ou moins en cachette: au moment de la paix du Christ, c'est très
dur, dit-elle, elle en pleure presque, de ne pouvoir la donner à ceux
qu'on aime le plus. À un
moment, elle compare le peuple de Dieu à un champ de fleurs. Dans ce
champ, il y a toutes sortes de fleurs, y compris des chardons, même si ça
pique et que ça a l'air de ne servir à rien. Le soleil c'est Dieu; il
y a
des fleurs qui refusent de s'ouvrir, mais quand on arrive à faire s'ouvrir
une fleur, alors c'est très beau. Nous nous remettons en marche, en
silence cette fois, pour un temps d'intériorisation de tout ce que nous avons
vécu jusque là. Après quelques kilomètres, nous nous arrêtons pour le
troisième et dernier temps de chapitre, pour parler de notre mission,
vécue en Église. Quelle mission avons-nous déjà accomplie? Notre vie de
chrétiens est déjà un témoignage qu'on pourrait qualifier d'automatique,
on n'y pense même pas, et il s'adresse à tous ceux que nous cotoyons, même
ceux avec qui on ne peut discuter de foi. Nous remarquons que la mission
peut prendre des formes extrêmement variées, comme en témoignent les
vocations très différentes des deux saints patrons de la mission, Ste.
Thérèse de Lisieux et St. François-Xavier. La mission commence dans la
prière qui est, pour les moines par exemple, une mission à part
entière. En effet, bien qu'ils ne soient pas envoyés vers les non-chrétiens, on
ne peut pas dire qu'ils n'ont pas de mission! Au
contraire, ils ont déjà pris un engagement très fort en consacrant leur
vie à la prière, et ils en font bénéficier les autres.
J. nous demande ce qui pourrait nous conduire à nous engager
fortement, à devenir des missionnaires (au sens large). Vaste question!
Nous nous disons que ce n'est pas vraiment quelque chose de prévisible,
c'est comme un appel qui nous tombe dessus: dans telles ou telles
circonstances, on se sent appelé à s'engager pour quelque chose, et
bienheureux celui qui a trouvé! Nous nous interrogeons sur la dimension
ecclésiale de notre mission. Il nous paraît évident qu'on ne peut se
contenter chacun de sa mission de son côté, indépendemment des autres,
mais quel est précisément le lien avec l'Église, concrètement? C'est
Dieu, et donc par suite l'Église, qui nous appelle à la mission, et notre
mission est collective: ce n'est pas une juxtaposition de missions
individuelles sans lien entre-elles. Nous devons porter tous ensemble la
Bonne Nouvelle à tous les hommes, et par nous se réalise une partie du
dessein de Dieu. Nous pouvons aussi nous entraider dans notre mission:
c'est précisément ce que nous sommes en train de faire dans les chapitres.
Après ce temps de réflexion, les chapitres se réunissent par cinq ou six
avec un aumônier pour poser les questions qui leur sont venues au cours
des trois chapitres. Il y en a une en particulier sur le rapport entre
notre vocation et notre mission. Pour répondre à nos interrogations,
le prêtre évoque tout d'abord le Christ, le missionnaire par
excellence. Sa mission a duré trente-trois ans: il ne faut pas oublier les
trente premières années de sa vie terrestre pour ne retenir que sa vie
publique. Ils s'agit de deux réalisations différentes de sa mission. On
peut en ajouter une troisième, la passion. Mais aux yeux de Dieu, c'est
une seule et même mission, sous trois aspects différents. Nous aussi, il nous
faut avoir les trois. La comparaison des durées est révélatrice: trente
ans, trois ans, huit jours. Trente ans, c'est le témoignage ordinaire,
celui de tous les jours. A l'opposé, huit jours ce sont les quelques
événements exceptionnels qui ont lieu dans une vie. Il évoque St. Paul
ensuite: lui le persécuteur des chrétiens, il a été appelé par le
Seigneur, et il se demande: «Pourquoi moi qui ne le méritais pas, et pas
les autres Juifs?» C'est une question récurrente chez lui, et il n'a pas
de réponse intellectuelle. C'est un don de Dieu, gratuit et non mérité,
c'est pourquoi Paul considère qu'il n'a pas le droit de le garder pour
lui, il doit le transmettre aux autres, leur en faire profiter. Ainsi la
vocation et la mission sont très liées chez Paul.
Dernière ligne droite
Nous reprenons notre chemin vers Chartres. On aperçoit maintenant nettement la
cathédrale au loin. Vers midi, toutes les routes se rassemblent à la
Visitation, à Chartres, où nous déjeunons. Le soleil se montre enfin, on a
presque chaud. L'ambiance est festive, il y a une animation musicale.
Nous nous rendons ensuite à
la cathédrale. Nous entrons dans
Notre Dame sous terre (la crypte de la cathédrale), en silence, dans une
semi-obscurité, seules les bougies nous éclairent. Nous déposons les
intentions de prière au pied de la statue de la Vierge puis nous faisons le
tour de la crypte, et ressortons dans le bas coté de la cathédrale, nous
sommes passés de l'ombre de la crypte à la lumière de la cathédrale,
comme les pèlerins
d'autrefois. Nous nous asseyons dans la nef qui a été
entièrement vidée de ses bancs. La messe est concélébrée par six évèques
et tous les prêtres qui ont fait le pélé et viennent entourer l'autel au
moment de la consécration. Après la célébration, avec beaucoup d'enthousiasme
nous chantons en battant des mains et agitant nos foulards pendant que les
routes quittent la cathédrale les unes après les autres. Nous nous rendons
à la gare tout en chantant, ce sont presque des hurlements. Le retour
s'effectue en train, nous continuons de chanter pendant tout le trajet,
jusque dans la gare Montparnasse où nous arrivons au crépuscule, peu avant
9h30.
A.B.
Article paru dans Sénevé
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