Le chrétien et le neurobiologiste : un dialogue à deux voix?

Aurélie Lebel


«Faisons l'homme à notre image, comme notre ressemblance» (Gn 1,26)


Un scientisme triomphant?
Qu'est-ce qu'un homme? Qu'avons-nous de plus, de différent parmi la multitude des espèces qui peuplent la Terre? Ce fossé que tout le monde placait entre l'Homme et les reste de la Création: que devient-il après plus d'un siècle d'évolutionnisme et ces derniéres décennies d'avènement d'une neurobiologie triomphante? Longtemps, la pensée humaine, s'appuyant sur les seules Écritures pour forger sa vision du monde a placé l'Homme au «sommet de la création». La conscience était l'apanage de l'Homme, tout comme l'intelligence et la sentimentalité. La génétique nous a appris que notre génome était à peu de choses près identique à d'un Chimpanzé. L'éthologie et les sciences cognitives ont mis en évidence une intelligence et une certaine forme de conscience animales. L'Homme redevient profondément ancré dans la Nature. Il n'est plus que le dernier fruit d'une lignée évolutive ayant connu un certain succès évolutif. Et moi, biologiste chrétienne, qu'est-ce que je deviens au-milieu de ces voix apparemment si contradictoires? Ne sommes-nous pas crées par Dieu? Ne sommes-nous pas les créatures si particulières décrites dans la Genèse : «Faisons l'Homme à notre image, comme notre ressemblance?» Ne sommes-nous les médias de la présence du Divin dans le monde?


Promenade dans une librairie
Me voici par un bel (?) après-midi de printemps dans une grande librairie parisienne, en quête de quelques réponses, et je tombe sur un livre intitulé Le sentiment même de soi, d'un neurobiologiste: Antonio Damasio (auteur également de l'Erreur de Descartes qui traite de la genèse des émotions et des sentiments). Je lis la quatrième de couverture qui m'annonce: «Qu'est-ce qui fait de nous des hommes? Le privilège d'être dotés d'une conscience? [...] Non la conscience de soi ne tombe pas du ciel. Oui, elle peut s'expliquer, presque se montrer, et nous pouvons la connaître. Nous savons enfin qui nous sommes et pourquoi.» Là, je me sens définitivement promue tas de molécules (particulièrement perfectionné quand même, mais bon...), pur produit des lois physico-chimiques qui régissent ce monde!! Intriguée, je ressors avec ce livre («Une révolution» dixit l'éditeur) et me lance dans une lecture curieuse, craintive et critique. Je vais tenter de résumer dans ses grandes lignes la thèse de l'auteur en retenant quelques passages qui contiennent l'essentiel de son message.


La voix du neurobiologiste

Tout d'abord, selon A. Damasio, la conscience n'est pas une entité monolithique. Au contraire, elle est constituée de plusieurs entités de complexité croissante. «L'espèce la plus simple, que j'appelle la conscience-noyau, dote l'organisme d'un sentiment de soi relativement à un moment, maintenant, et realtivement à un lieu, ici. La portée de la conscience-noyau est le ici et maintenant. La conscience-noyau n'illumine pas le futur, et le seul passé qu'elle nous laisse vaguement entrevoir est celui qui s'est produit à l'instant juste avant. Il n'y a ni ailleurs, ni avant, ni après. A l'inverse, l'espèce de conscience que j'appelle conscience-étendue, et dont il existe plusieurs niveaux et degrés, dote l'organisme d'un sentiment élaboré de soi ---\, une identité et une personne, vous ou moi, rien de moins\, --- et place cette personne en un point de vue historique individuel, avec unbe riche connaissance immédiate du passé qu'elle à vécu, comme du futur qu'elle a anticipé, et avec une connaissance aiguë du monde qu'elle cotoie» (p26) Cette conscience à plusieurs niveaux correspondrait à plusieurs degrés de complexité apparus au cours de l'Évolution: «En résumé, la conscience-noyau est un phénomène biologique simple; elle a un niveau unique d'organisation, elle est stable tout au long de la vie de l'organisme; elle n'est pas exclusivement humaine; et elle ne dépend pas de la mémoire conventionnelle, de la mémoire de travail. du raisonnement, du langage. A l'inverse, la conscience-étendue est un phénomène biologique complexe; elle a plusieurs niveaux d'organisation; et elle évolue tout au long de la vie de l'organisme. Même si je crois que la conscience-étendue est aussi présente chez certains non-humains, à des niveaux simples, elle n'atteint son stade le plus élevé que chez les humains. Elle dépend de la mémoire conventionnelle et de la mémoire de travail. Quand, chez les hommes, elle atteint son apogée, elle est également mise en valeur par le langage.» (p26)

Ces concepts étant posés, l'auteur propose ensuite des mécanismes pour la conscience-noyau puis la conscience étendue. La conscience-noyau serait biologiquement fondée autour de la relation de l'organisme à l'objet. Par objet, il faut entendre objet ou ensemble d'objets physiques (notre environnement immédiat), ou émotion(s). Il faut savoir qu'à des niveaux d'intégration supérieurs des fonctions sensorielles, objet ou souvenir d'objet sont identiquement identifiés. Revenons à la conscience. Elle résulterait de la confrontation entre les représentations de l'objet et les représentations des modifications de l'organisme en train de se représenter l'objet. «La conscience-noyau dépend d'une image sans cesse engendrée dans l'acte de connaître, s'exprimant d'abord comme un sentiment de savoir relatif aux images mentales de l'objet à connaître». Ainsi nous sentons-nous sentir, nous connaissons-nous connaissants... L'auteur propose que la consience-noyau reposerait fondamentalement sur des «cartes de second ordre» intégrant les représentations de l'organisme et de l'objet. «[...] la conscience-noyau se produit lorsque le cerveau forme un compte-rendu en images, non verbal, et de second ordre de la manière dont l'organisme est causalement affecté par le traitement d'un objet. Le compte-rendu en images repose sur des configurations neuronales de second ordre, engendrées à partir de structures capables de recevoir des signaux provenant d'autres cartes, lesquelles représentent à la fois l'organisme (le proto-soi) et l'objet.» (p196) Différentes structures sont proposées comme support de ces cartes de second ordre. Il semble en tout cas certain que la conscience-noyau repose sur plusieurs structures: il n'existe pas un «centre de la conscience». De cette conscience-noyau émergerait un «Soi central»: «une référence transitoire mais consciente à l'organisme individuel au sein duquel des événements se produisent». Ce modèle de conscience-noyau mentionne un nouveau-venu: le Proto-soi. Par proto-soi, A. Damasio désigne ce que finalement en biologie on nomme plus couramment la proprioception, à savoir la perception que le corps a de lui-même. Ce proto-soi, présent chez tous les animaux constituerait comme un ancêtre de la conscience. «J'en suis venu à la conclusion que l'organisme, tel qu'il est représenté à l'intérieur de son propre cerveau, est un précurseur biologiquement vraisemblable de ce qui finit par devenir le mystérieux sentiment de soi. Les racines profondes du Soi, y compris le Soi élaboré qui recouvre l'identité et la personnalité, devraient se trouver dans l'ensemble des dispositifs du cerveau qui, de facon continue et non consciente, maintiennent l'état du corps dans les limites étroites et la relative stabilité nécessaires à la survie. Ces dispositifs représentent continuellement, de facon non consciente, l'état du corps vivant, ainsi que nombre de ses dimensions. J'ai appelé l'état d'activité inhérent à l'ensemble de ces dispositifs, le proto-Soi, le précurseur non conscients des niveaux de Soi [...]» (p18)
Voyons maintenant comment fonctionnerait l'étage supérieur de la conscience: la conscience-étendue. La conscience étendue naîtrait de la mise en relation du Soi central avec notre mémoire autobiographique pour constituer un Soi autobiographique intégrant notre histoire personnelle, nos goûts, nos idées, nos valeurs... «Le Soi-autobiographique se constitue à partir de la réactivation et de la présentation sous une forme cohérente d'ensembles choisis de souvenirs autobiographiques. Le sentiment de soi naît pour la conscience-noyau du sentiment subtil et évanescent de connaître, à chaque instant renouvelé. Dans la conscience étendue en revanche, le sentiment de soi vient de la présentation cohérente et récurrente de certains de nos souvenirs personnels, les objets de notre propre passé qui donnent heure après heure, leur substance à notre identité et à notre personnalité». Voilà quel est le secret de la conscience étendue: les souvenirs autobiographiques sont des objets, et le cerveau les traite comme tels. il leur permet d'entrer en relation avec l'organisme sur le même mode que pour la conscience-noyau; chacun de ces souvenirs peut donc susciter une pulsation de conscience-noyau, le sens que l'on a de se connaître soi-même. En d'autres mots, la conscience-étendue résulte de la convergence de deux aptitudes: la faculté d'apprendre et donc de garder trace d'innombrables expériences ayant initialement été appréhendées au travers de la conscience-noyau, et la faculté de réactiver ces archives de telle manière que ces dernières, comme objets, puissent engendrer «le sens que l'on a de se connaître soi-même», et donc être connues.[...] La conscience-étendue dépend de la mise en oeuvre de deux «astuces». La première consiste à accumuler au fil du temps les souvenirs de nombreuses instances d'une classe particulière d'objets: les «objets» propres à la biographie de l'organisme, à notre propre expérience de vie, tels qu'ils se sont déployés dans notre passé et ont été mis en lumière par la conscience-noyeu. [...] Bien qu'elle ait recours au même mécanisme fondamental que la conscience noyau ---\, l'élaboration de cartes décrivant les relations entre l'organisme et les objets\, ---, la conscience-étendue ne l'applique pas seulement à un objet unique X, distinct du Soi, mais à tout un ensemble d'objets préalablement mémorisés qui ont trait à l'histoire de l'organisme, éclairés chaque fois de nouveau par la conscience-noyau, et dont le rappel incessant constitue le Soi autobiographique. La seconde astuce consiste à maintenir en activité, simultanément et pour une certaine durée, les nombreuses images qui définissent ensemble le Soi autobiographique, ainsi que celles qui définissent l'objet.» (p201-202)


Faits et arguments

Sur quoi repose cette théorie? En premier lieu sur des données d'imagerie fonctionnelle, ensemble de techniques permettant de visualiser les régions activées du cerveau d'un sujet mis dans une situation expérimentale précise. Dans le cadre d'étude sur la conscience, cette approche classique est toutefois difficile à mettre en oeuvre et la plupart des données sont fournies par l'approche anatomo-clinique. Ce terme désigne l'approche consistant à étudier les symptômes associées à des lésions précisément localisées au préalable. Ceci permet de déterminer dans quels processu intervient telle ou telle région du cerveau. Certaines lésions étant très circonscrites, ces données peuvent fournir un modèle assez précis de cartographie fonctonnelle du cerveau. La limite est l'existence de lésions «intéressantes» pour le neurobiologiste. Ces données expérimentales permettent de dégager des structures candidates comme support de la conscience-noyau et comme support de la conscience-étendue.


La voix d'une biologiste chrétienne

Que penser de tout cela? Je n'aurai certainement pas la prétention de répondre à une telle question. Je vais simplement tenter de vous faire part de mon regard, de mes réactions.
Tout d'abord, je suis assez convaincue par la structuration proposée par l'auteur. Elle répond à une logique et est corroborée par un certain nokbre de données. Je n'avais jamais réfléchi concrètement à la conscience et l'idée de sa naissance à partir de la rencontre entre données de perception de notre organisme percevant l'objet m'a séduite. C'est tout à fait réaliste : il existe des centres pour ces deux types de perception, il suffit d'imaginer des structures de connexion entre ces centres. De plus, la mise en place de différent niveaux de conscience permet de rendre compte de l'intuition que nous pouvons avoir d'une «forme de conscience» présente chez d'autres espèces que l'Homme. Une conscience-noyau serait vraisemblablement assez répnadue. Néanmoins, il faut reconnaître que cette théorie est une construction intellectuelle fragile plus qu'un solide modèle. Elle ne pourra qu'être modifiée et évoluer. Elle est construite à partir de données fragmentaires et largement indirectes (cf. supra) Autant chercher à reconstruire un meuble en kit sans toutes les pièces et sans la notice!
De plus, de nombreux problhmes restent en suspens. La conscience-étendue demeure floue pour ainsi dire. En disant qu'elle intègre à la conscience immédiate les réminiscences d'événements dont la trace est soigneusement gardée en mémoire, on n'a pas encore épuisé les interrogations. Comment se construit réellement un Soi autobiographique? Car ce dernier va bien au-delà du souvenir de notre ressenti passé. Comment se forge en nous un système de valeurs à partie de notre éducation, de nos expérinces de vie, de nos expériences culturelles et intellectuelles? D'où vient notre personnalité, qui nous est propre? Notre intimité n'est pas encore atteinte par les neurobiologistes.
Le mécanisme proposé pour la conscience-noyau mat nécessairement en jauu un objet extérieur. Pourtant, nous avons tous fait l'expérince du vide intérieur dans la prière et la méditation. Dans ces moments précis où se fait en nous un «silence sensoriel» (ni objet percu, ni émotion, ni souvenir...) nous nous sentons pourtant terriblement exister! Peut-être même est-ce là que nous nous sentons dans toute notre plénitude. Il doit bien y aovir autre chose. Ce qui est d'autant plus troublant que la présence de Dieu se fait alors même la plus évidente... Puisque nous en arrivons à ce point, quand bien mjme on uarit décortiqué tous les mécanismes de la conscience, pouvons-nous prétendre: «Nous savons qui nous sommes et pourquoi»? La conscience n'est probablement pas l'apanage de l'Homme, une sentimentalité non plus. Non, notre nature d'homme doit profondément résider dans l'existence d'un lien entre Dieu et nous, lien établi par Dieu en nous créant «à son image» et qui nous invite à nous tourner vers lui pour reconnaître sa présence. Lien établi par Dieu en mettant la capacité unique d'aimer jusqu'àl'oubli de soi. Lien établi par Dieu qui ouvre notre regard au-delà de ce monde, dans l'Espérance du Salut. Alors oui, quand on aura pu démonter un à un tous les circuits de neurones qui permettent à tout cela de me faire vivre en plénitude on pourra vraiment prétendre me dire qui je suis. Quant à dire pourquoi... Dans l'ouvrage, l'Évolution constituait la réponse au pourquoi. L'auteur s'appuie fortement sur les notions de nécessité et d'avantage silectif pour rendre compte de l'apparition de la conscience dans le règne animal. Les chemins de l'Evolution auraient sous ces facteurs cosntruit graduellement les structures permettant une conscience. J'en suis tout à fait convaincue. Mais l'Evolution est-elle un pourquoi? Elle est un comment. Pourquoi l'Evolution suit-elle les principes qui sont les siens? Et si Dieu était le principe d'évolution du monde? Et si la Création n'était pas achevée mais toujours actuelle? Alors Dieu aurait quand même créé cet Homme «qui descend du singe»... Alors, l'Homme dans sa nature la plus profonde, celle que je viens d'évoquer, était dans le dessein de Dieu, quoiqu'on puisse expliquer, disséquer, par delà tous les comments.

A.L.

Article paru dans Sénevé


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