Tout le monde n'a pas, loin s'en faut, la capacité d'émerveillement de
Saint François d'Assise en face de la Nature. Ceux qui végètent toute
leur vie dans la jungle urbaine ont certes des excuses ; mais même
ceux qui gravissent les pitons rocheux (ou ceux qui, comme le Père
Armogathe, aiment à fréquenter les alligators de la forêt Amazonienne)
n'ont pas, il me semble, eux non plus forcément envie de lire dans
leur «sentiment de la Nature» la marque de l'Amour de Dieu. Il ne
paraît donc pas immédiatement naturel, du moins à notre époque, de
saluer dans le soleil son semblable, son frère, et dans le minuscule
brin d'herbe la créature du Très-Haut. Évidemment, toutes ces
richesses sont l'oeuvre et le don de Dieu, et doivent être chantées
et préservées comme telles par les hommes de la Terre, mais je cherche
seulement à mesurer (très imparfaitement faute de temps et de science)
la place que doit occuper le monde, sa chair, son rythme, dans une vie
chrétienne ---\, ou plus modestement dans la mienne.
D'abord je crois qu'il faut se méfier de nos émois devant la splendeur
«naturelle» des paysages, du moins dans leur éventuelle capacité à
nous faire induire l'existence de Dieu: nous savons que notre
perception de ce qu'il est convenu d'appeler «l'environnement» est
largement orientée par des schèmes hérités de notre culture: la haute
montagne, avant de recueillir la méditation des promeneurs solitaires
et d'éveiller en eux des pensées sublimes, a effrayé, comme un monstre
inassimilable à la mesure humaine; les premiers chrétiens ne pouvaient
donc pas même avoir le sentiment d'apercevoir, au coeur de ces hauteurs
que nous pouvons trouver grandioses et propices au mysticisme, des
clins d'yeux de la Sainte Face. Et puis je trouverais dommage que
Yahvé ait choisi le mont Sinaï pour la beauté du site, que Jésus ait
choisi le Golgotha pour le panorama. La montagne dans la Bible n'a pas
de valeur en soi; elle ne vaut que comme promontoire de la geste
divine ---\, où éventuellement comme brouillage de celle-ci: Tout le
peuple voyant ces coups de tonnerre, ces lueurs, ce son de trompe et
la montagne fumante, eut peur et se tint à distance... et, plus
loin, la nuée couvrit la montagne. La gloire de Yahvé s'établit sur
le mont Sinaï et la couvrit pendant six jours (Ex 20, 18; 21, 16);
et, lors de la Transfiguration, qui s'effectue, à l'écart, au
sommet d'une montagne, comme il parlait encore, voici qu'une nuée
lumineuse les prit sous son ombre (...)les disciples tombèrent sur
leurs faces tout effrayés (Mt 17, 5).
La religion païenne voyait du divin dans toute chose. Mais ce n'est
pas Dieu que Pascal rencontre dans le «silence éternel de ses espaces
infinis», mais bien l'angoisse d'être peut-être seul dans l'immensité
---\, Dieu intervient plus tard, lors du pari que constitue la foi, ce
qui signifie qu'il paraît bien vouloir déserter les immensités du
plein air pour l'abîme de l'âme. De même, l'insistance chez Paul sur
la conversion à «l'homme intérieur», par l'abandon du vieil homme,
montre que Dieu semble préférer la révélation intérieure à la
manifestation de sa Gloire dans le spectacle du monde.
S'il est vrai que la terre recèle bien des beautés pour les sens, et
que les «cieux chantent la gloire de Dieu» (l'Ancien Testament paraît
beaucoup plus «terrien» que le nouveau, ne serait-ce que par l'enjeu
que représente la Terre Promise pour Israël, et aussi par le fait que
Dieu se révèle dans, ou plutôt au-dessus de la magnificence de sa
Création, parfois même pour humilier l'homme1) n'est-ce pas
pourtant le Seigneur lui-même qui, tout Incarné qu'il est, se met aux
prises avec le «Prince de ce monde», signe de ce que ce monde-ci,
malgré la joie que nous procurent les sourires du soleil, ne doit pas
être pris comme un miroir de Sa Grâce? Le fait est que Jésus parle
rarement de la beauté du monde, sinon dans des paraboles qui ont
précisément vocation à nous élever (au dessus de leur sens premier
comme de nous-mêmes): quand l'eau est changée en vin, les hôtes des
noces de Cana s'en pourlèchent les babines, mais c'est qu'ils ne
voient pas que ce vin-là est la préfiguration d'un autre, celui du
sacrifice; quand Jésus parle de la «pierre» de l'Église, ce n'est pas
la rocaille qu'il désigne mais le visage d'un disciple. Et son rapport
à l'eau? Là encore, il est tout symbole: la tempête n'est d'aucun
d'effet sur lui, d'ailleurs il la foule du pied quand il l'entend
---\, l'important étant, pour lui et pour ses disciples, que nous
sommes, de faire entrer l'élément liquide dans le rituel du baptême.
Ailleurs, quand Jésus est confronté à un paysage, c'est pour éprouver
les séductions du Malin: la Tentation que lui inflige Satan est avant
tout tentation de la main mise sur le monde, de régenter le «pain» des
hommes dont il est dit qu'ils ne doivent pas vivre que de pain , de
troquer la Toute-Puissance du Très-Haut ---\, qui sait demeurer
puissance dans l'attente que nous passions à l'acte\, --- contre
l'universelle domination d'ici-bas ---\, immédiate, terrestre,
tyrannique\, ---: l'emmenant plus haut, le diable lui montra en un
instant tous les royaumes de l'univers et lui di : «je te donnerai
tout ce pouvoir et la gloire de ces royaumes car elle m'a été livrée,
et je la donne à qui je veux2.». Jésus, qui du haut du
temple s'arrime aux Commandements pour ne pas vaciller dans le trône
des puissants, accomplit ici un acte de renoncement inouï: ce qui lui
vaudra les reproches du Grand Inquisiteur, dans les Frères
Karamazov, de Dostoievski, pour avoir témoigné ainsi une trop grande
confiance dans la capacité de l'humanité à se commander à lui-même, et
de n'avoir pas vu qu'il lui fallait un chef à poigne de fer, et non
pas le guide aimant qu'il a voulu être (c'est du moins l'avis du Grand
Inquisiteur, qui n'engage que lui!)
En outre et pour finir sur le chapitre des «griefs au monde», les
paroles de Jésus lui-même: au moment d'être livré, Jésus insiste sur
l'idée que son passage sur terre a tiré hors du monde ses
disciples. Désormais, l'Église est une nef de Grâce dans un vieux
monde immergé sous l'océan du péché: vous n'êtes pas du monde,
puisque mon choix vous a tiré du monde; pour cette raison, le monde
vous hait3 (...) C'est pour eux que je prie; je ne prie pas
pour le monde, mais pour ceux que tu m'as donné, car ils sont à
toi. Les citations sont peut-être un peu, elles, tirées par les
cheveux, mais je veux seulement montrer que le spectacle du monde ne
semble pas avoir pour Jésus les charmes que nous lui trouvons.
En fait je me demande l'importance qu'il peut y avoir pour un chrétien
à éprouver la présence de Dieu dans un lieu plutôt que dans un
autre. Il ne devrait pas y avoir de différence entre prier assis à
l'ombre des forêts, dans les embouteillages d'un boulevard de
ceinture, ou au fin fond de la fosse des Mariannes ---\, puisque nous
sommes catholiques. Précisément, c'est ce qui fait que nous ne sommes
pas «païens», que le pagus (pays) nous intéresse moins que les
hommes qui le peuplent. Dans le christianisme, dites-moi si je me
trompe, il n'y a pas de lieu saint qui ne soit «domestique», autrement
dit qui ne soit intérieur, alors que la religion des grecs par
exemple, exalte les hauts et beaux lieux de plein air, qui sont autant
de loci amoeni où point le sourire de la divinité. Ainsi pour
Péguy par exemple, traverser la «lourde nappe» de la Beauce pour
rejoindre «l'étoile de la mer» qu'est la cathédrale de Chartes, ce
n'est pas fouler un sol sacré, car seul est consacré le pavé de
l'Église, ainsi que le coeur des hommes ---\, et si quelques objets
sont déclarés saints, c'est uniquement en tant qu'ils ont appartenu à
des saints, ou qu'ils sont sanctifiés par la liturgie, c'est-à-dire,
dans tous les cas, par l'oeuvre sanctifiante des hommes.
Par ces réflexions un peu abruptes, je veux seulement dire que la
chance inouïe du chrétien, c'est de n'être pas au monde: par quoi
seulement le monde peut être à lui. Vous rendez-vous compte: non
seulement l'espace s'abolit dans la communion en Esprit, car la prière
nous fait prononcer les mots que l'on profère aux antipodes, mais les
aléas du temps eux-mêmes semble se pulvériser dans l'éclaircie de la
révélation: Je vous le dis dès à présent, avant que la chose
n'arrive, pour qu'une fois celle-ci arrivée, vous croyiez que JE
SUIS4. Dans cette curieuse rupture de la cohérence
temporelle, dans ce télescopage de la «concordance des temps», je vois
la marque du paradoxe de l'ubiquité de la personnalité du Christ. Car
si l'Incarnation lui a donné un «ici», un être-là, comme à tout un
chacun, la Résurrection, en le retirant du monde, l'a étendu à tous
les «là-bas» de la terre et d'ailleurs, pour qu'il soit en tous et que
nous soyons Un en lui.
En un sens, et cela est assez drôle, l'Amour selon Dieu est le
rigoureux opposé de l'amour selon Proust. Pour ce dernier, «l'amour,
c'est l'espace et le temps rendus sensibles au coeur» ---\, autant dire
douloureusement sensibles. Or on pourrait dire que Dieu, idéalement,
nous anesthésie de l'un et de l'autre. Le chrétien ne vieillit pas, il
vit constamment dans la Jouvence de l'Amour que lui témoignent, jour
après jour et à chaque fois avec la force du premier jour, la présence
du Prochain et les Sacrements ; de plus, ô Espace, où est ta victoire,
si le moine nourrit sa prière de la prière des autres (de la prière du
monde), et si lorsque nous prions, nous nous croyons non seulement sur
le seuil de Sa Demeure, mais sur les carrefours de la communion de
tous les orants?
Une des choses qui m'interrogent le plus sur notre rapport au «monde
comme il va», c'est la contradiction ressentie entre la perspective
théologique et téléologique de notre Église, nécessairement orientée
dans la perspective du retour du Seigneur (autrement dit vers la fin
de l'Histoire), et le rythme de la liturgie, qui ne peut que
s'associer à l'antique cycle des saisons (et à leur Éternel
Retour). Le temps de l'Église se greffe sur le temps du monde, et plus
précisément sur le calendrier du monde. Or comment expliquer que
chaque hiver nous célébrions la naissance du Christ, que chaque
printemps nous chantions sa Résurrection? Ne devrions-nous pas être
troublés par l'insistance de ces retours?
Cela m'a frappé lors du dernier temps pascal: après la messe de Pâques
il était entendu que cela n'avait pas été une simple commémoration de
la Résurrection, pas un simple anniversaire, mais que la Christ était
vraiment ressuscité dans la prière des fidèles et dans l'Eucharistie
---\, avec joie, joie, pleurs de joie.
Mais dans un éclair, je me suis souvenu de l'année précédente: la même
époque, la même église ---\, la même joie, les mêmes
pleurs. Pareillement alors le Christ était ressuscité, pareillement il
nous envoyait sur les routes pour proclamer sa Gloire. Dois-je avouer
que ce rappel involontaire a jeté comme une lumière trouble sur notre
avril mystique, sur celui-ci et sur ceux d'avant? «Alors comme ça, non
seulement Jésus ressuscite, mais en plus il ressuscite annuellement,
depuis deux mille ans, pourvu que la liturgie suive son cours, son
cycle et, à date fixe, rituellement se remorde la queue!», a grogné
sous cape l'avocat du diable.
Je présente cela de manière un peu directe, mais c'est pour faire
sentir ce que j'ai éprouvé alors: la crainte soudaine que tout cela,
ces trouées de l'Esprit dans le temps et dans l'espace, qui veulent
rendre Présence Réelle ce qui est pourtant du passé (la cène de
l'Évangile), et constituer la Préfiguration Réelle de ce qui sera (la
cène éternelle du banquet céleste), la succession des fêtes
religieuses qui racontent la vie du Christ sur terre et au ciel, que
toute cette longue patience de la Tradition ne soit pas victime de sa
généreuse répétition, à travers les âges et les jours, depuis deux
mille ans que Quelque chose est neuf sous le soleil. Je sais bien que
la récurrence des fêtes religieuses est la condition de l'implantation
de l'Église dans le monde, et de l'Incarnation de Dieu dans l'Église,
mais à y bien regarder, il y a quand même quelque chose de bizarre à
saluer chaque année, selon un calendrier largement calqué sur le
calendrier agraire, la naissance et la renaissance éternelle du
Christ. Car après tout, pourquoi tous les ans et pas tous les mois, ou
tous les trois ans, ou tous les trente-trois ans (ce qui
«historiquement» se justifierait mieux)?
Une discussion récente avec un prince dont je tairai le nom m'a aidé à
entrevoir ce que pourrait être une façon apaisée d'envisager ce
problème: l'étonnante répétition de ce qui à chaque fois se veut un
événement unique, irrévocable, personnel et collectif (un Sacrement),
et qui pourtant n'a pas peur de se répéter mille fois au cours de la
vie. Cela pourrait se dire rapidement comme suit:
Mettons que j'aie conscience d'avoir, au cours de ma vie de chrétien,
jusqu'à présent vingt fois célébré la fête de Pâques ; alors, si je
veux persévérer dans cette louable voie, il faut que j'aborde la
vingt-et-unième en me disant qu'elle sera, comme toujours ---\, ou
plutôt comme jamais\, ---, la première. À mon avis, célébrer en
vérité, cela implique une double amnésie, qui est la condition d'une
présence authentique à soi, aux autres fidèles, à Dieu qui vient ---\,
elle-même condition de la Présence Réelle:
-- Je dois me dire que jusqu'à présent, j'ai tout manqué de
l'Eucharistie; si je me présente pour la vingt-et-unième fois à
l'office de Pâques, c'est que les vingt premières fois, j'ai été
«indigne de Te recevoir», et c'est donc maintenant, et seulement
maintenant que Ta parole va être dite, enfin, La vraie, Celle qui va
me guérir.
-- Et au même moment je dois penser, pour être pleinement présent à la
Présence, qu'il n'y aura plus d'après, que c'est ma dernière chance,
mon dernier jour, que déjà l'heure du Retour a sonné. Je ne puis
communier en vérité au corps du Christ en songeant qu'il me sera donné
de communier à nouveau en vérité au corps du Christ dans une
semaine. Je dois me dire : c'est la dernière semaine. C'est la
première et la dernière semaine.
Il est vrai, à chaque fois recommencée. Sauf qu'alors, au moment
d'accueillir le Christ en Esprit, on ne le sait plus, on ne l'a jamais
su. C'est peut-être le sens de la phrase: laissez venir à moi les
tout-petits. Ces tous petits pour qui tous les matins du monde (les
adultes s'en émerveillent) sembleront toujours une infatigable Genèse.
Article paru dans Sénevé
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