Tirés du monde

Guillaume Dutournier



Tout le monde n'a pas, loin s'en faut, la capacité d'émerveillement de Saint François d'Assise en face de la Nature. Ceux qui végètent toute leur vie dans la jungle urbaine ont certes des excuses ; mais même ceux qui gravissent les pitons rocheux (ou ceux qui, comme le Père Armogathe, aiment à fréquenter les alligators de la forêt Amazonienne) n'ont pas, il me semble, eux non plus forcément envie de lire dans leur «sentiment de la Nature» la marque de l'Amour de Dieu. Il ne paraît donc pas immédiatement naturel, du moins à notre époque, de saluer dans le soleil son semblable, son frère, et dans le minuscule brin d'herbe la créature du Très-Haut. Évidemment, toutes ces richesses sont l'oeuvre et le don de Dieu, et doivent être chantées et préservées comme telles par les hommes de la Terre, mais je cherche seulement à mesurer (très imparfaitement faute de temps et de science) la place que doit occuper le monde, sa chair, son rythme, dans une vie chrétienne ---\, ou plus modestement dans la mienne.
D'abord je crois qu'il faut se méfier de nos émois devant la splendeur «naturelle» des paysages, du moins dans leur éventuelle capacité à nous faire induire l'existence de Dieu: nous savons que notre perception de ce qu'il est convenu d'appeler «l'environnement» est largement orientée par des schèmes hérités de notre culture: la haute montagne, avant de recueillir la méditation des promeneurs solitaires et d'éveiller en eux des pensées sublimes, a effrayé, comme un monstre inassimilable à la mesure humaine; les premiers chrétiens ne pouvaient donc pas même avoir le sentiment d'apercevoir, au coeur de ces hauteurs que nous pouvons trouver grandioses et propices au mysticisme, des clins d'yeux de la Sainte Face. Et puis je trouverais dommage que Yahvé ait choisi le mont Sinaï pour la beauté du site, que Jésus ait choisi le Golgotha pour le panorama. La montagne dans la Bible n'a pas de valeur en soi; elle ne vaut que comme promontoire de la geste divine ---\, où éventuellement comme brouillage de celle-ci: Tout le peuple voyant ces coups de tonnerre, ces lueurs, ce son de trompe et la montagne fumante, eut peur et se tint à distance... et, plus loin, la nuée couvrit la montagne. La gloire de Yahvé s'établit sur le mont Sinaï et la couvrit pendant six jours (Ex 20, 18; 21, 16); et, lors de la Transfiguration, qui s'effectue, à l'écart, au sommet d'une montagne, comme il parlait encore, voici qu'une nuée lumineuse les prit sous son ombre (...)les disciples tombèrent sur leurs faces tout effrayés (Mt 17, 5).
La religion païenne voyait du divin dans toute chose. Mais ce n'est pas Dieu que Pascal rencontre dans le «silence éternel de ses espaces infinis», mais bien l'angoisse d'être peut-être seul dans l'immensité ---\, Dieu intervient plus tard, lors du pari que constitue la foi, ce qui signifie qu'il paraît bien vouloir déserter les immensités du plein air pour l'abîme de l'âme. De même, l'insistance chez Paul sur la conversion à «l'homme intérieur», par l'abandon du vieil homme, montre que Dieu semble préférer la révélation intérieure à la manifestation de sa Gloire dans le spectacle du monde.
S'il est vrai que la terre recèle bien des beautés pour les sens, et que les «cieux chantent la gloire de Dieu» (l'Ancien Testament paraît beaucoup plus «terrien» que le nouveau, ne serait-ce que par l'enjeu que représente la Terre Promise pour Israël, et aussi par le fait que Dieu se révèle dans, ou plutôt au-dessus de la magnificence de sa Création, parfois même pour humilier l'homme1) n'est-ce pas pourtant le Seigneur lui-même qui, tout Incarné qu'il est, se met aux prises avec le «Prince de ce monde», signe de ce que ce monde-ci, malgré la joie que nous procurent les sourires du soleil, ne doit pas être pris comme un miroir de Sa Grâce? Le fait est que Jésus parle rarement de la beauté du monde, sinon dans des paraboles qui ont précisément vocation à nous élever (au dessus de leur sens premier comme de nous-mêmes): quand l'eau est changée en vin, les hôtes des noces de Cana s'en pourlèchent les babines, mais c'est qu'ils ne voient pas que ce vin-là est la préfiguration d'un autre, celui du sacrifice; quand Jésus parle de la «pierre» de l'Église, ce n'est pas la rocaille qu'il désigne mais le visage d'un disciple. Et son rapport à l'eau? Là encore, il est tout symbole: la tempête n'est d'aucun d'effet sur lui, d'ailleurs il la foule du pied quand il l'entend ---\, l'important étant, pour lui et pour ses disciples, que nous sommes, de faire entrer l'élément liquide dans le rituel du baptême.

Ailleurs, quand Jésus est confronté à un paysage, c'est pour éprouver les séductions du Malin: la Tentation que lui inflige Satan est avant tout tentation de la main mise sur le monde, de régenter le «pain» des hommes dont il est dit qu'ils ne doivent pas vivre que de pain , de troquer la Toute-Puissance du Très-Haut ---\, qui sait demeurer puissance dans l'attente que nous passions à l'acte\, --- contre l'universelle domination d'ici-bas ---\, immédiate, terrestre, tyrannique\, ---: l'emmenant plus haut, le diable lui montra en un instant tous les royaumes de l'univers et lui di : «je te donnerai tout ce pouvoir et la gloire de ces royaumes car elle m'a été livrée, et je la donne à qui je veux2. Jésus, qui du haut du temple s'arrime aux Commandements pour ne pas vaciller dans le trône des puissants, accomplit ici un acte de renoncement inouï: ce qui lui vaudra les reproches du Grand Inquisiteur, dans les Frères Karamazov, de Dostoievski, pour avoir témoigné ainsi une trop grande confiance dans la capacité de l'humanité à se commander à lui-même, et de n'avoir pas vu qu'il lui fallait un chef à poigne de fer, et non pas le guide aimant qu'il a voulu être (c'est du moins l'avis du Grand Inquisiteur, qui n'engage que lui!)

En outre et pour finir sur le chapitre des «griefs au monde», les paroles de Jésus lui-même: au moment d'être livré, Jésus insiste sur l'idée que son passage sur terre a tiré hors du monde ses disciples. Désormais, l'Église est une nef de Grâce dans un vieux monde immergé sous l'océan du péché: vous n'êtes pas du monde, puisque mon choix vous a tiré du monde; pour cette raison, le monde vous hait3 (...) C'est pour eux que je prie; je ne prie pas pour le monde, mais pour ceux que tu m'as donné, car ils sont à toi. Les citations sont peut-être un peu, elles, tirées par les cheveux, mais je veux seulement montrer que le spectacle du monde ne semble pas avoir pour Jésus les charmes que nous lui trouvons.

En fait je me demande l'importance qu'il peut y avoir pour un chrétien à éprouver la présence de Dieu dans un lieu plutôt que dans un autre. Il ne devrait pas y avoir de différence entre prier assis à l'ombre des forêts, dans les embouteillages d'un boulevard de ceinture, ou au fin fond de la fosse des Mariannes ---\, puisque nous sommes catholiques. Précisément, c'est ce qui fait que nous ne sommes pas «païens», que le pagus (pays) nous intéresse moins que les hommes qui le peuplent. Dans le christianisme, dites-moi si je me trompe, il n'y a pas de lieu saint qui ne soit «domestique», autrement dit qui ne soit intérieur, alors que la religion des grecs par exemple, exalte les hauts et beaux lieux de plein air, qui sont autant de loci amoeni où point le sourire de la divinité. Ainsi pour Péguy par exemple, traverser la «lourde nappe» de la Beauce pour rejoindre «l'étoile de la mer» qu'est la cathédrale de Chartes, ce n'est pas fouler un sol sacré, car seul est consacré le pavé de l'Église, ainsi que le coeur des hommes ---\, et si quelques objets sont déclarés saints, c'est uniquement en tant qu'ils ont appartenu à des saints, ou qu'ils sont sanctifiés par la liturgie, c'est-à-dire, dans tous les cas, par l'oeuvre sanctifiante des hommes.


Par ces réflexions un peu abruptes, je veux seulement dire que la chance inouïe du chrétien, c'est de n'être pas au monde: par quoi seulement le monde peut être à lui. Vous rendez-vous compte: non seulement l'espace s'abolit dans la communion en Esprit, car la prière nous fait prononcer les mots que l'on profère aux antipodes, mais les aléas du temps eux-mêmes semble se pulvériser dans l'éclaircie de la révélation: Je vous le dis dès à présent, avant que la chose n'arrive, pour qu'une fois celle-ci arrivée, vous croyiez que JE SUIS4. Dans cette curieuse rupture de la cohérence temporelle, dans ce télescopage de la «concordance des temps», je vois la marque du paradoxe de l'ubiquité de la personnalité du Christ. Car si l'Incarnation lui a donné un «ici», un être-là, comme à tout un chacun, la Résurrection, en le retirant du monde, l'a étendu à tous les «là-bas» de la terre et d'ailleurs, pour qu'il soit en tous et que nous soyons Un en lui.

En un sens, et cela est assez drôle, l'Amour selon Dieu est le rigoureux opposé de l'amour selon Proust. Pour ce dernier, «l'amour, c'est l'espace et le temps rendus sensibles au coeur» ---\, autant dire douloureusement sensibles. Or on pourrait dire que Dieu, idéalement, nous anesthésie de l'un et de l'autre. Le chrétien ne vieillit pas, il vit constamment dans la Jouvence de l'Amour que lui témoignent, jour après jour et à chaque fois avec la force du premier jour, la présence du Prochain et les Sacrements ; de plus, ô Espace, où est ta victoire, si le moine nourrit sa prière de la prière des autres (de la prière du monde), et si lorsque nous prions, nous nous croyons non seulement sur le seuil de Sa Demeure, mais sur les carrefours de la communion de tous les orants?


Une des choses qui m'interrogent le plus sur notre rapport au «monde comme il va», c'est la contradiction ressentie entre la perspective théologique et téléologique de notre Église, nécessairement orientée dans la perspective du retour du Seigneur (autrement dit vers la fin de l'Histoire), et le rythme de la liturgie, qui ne peut que s'associer à l'antique cycle des saisons (et à leur Éternel Retour). Le temps de l'Église se greffe sur le temps du monde, et plus précisément sur le calendrier du monde. Or comment expliquer que chaque hiver nous célébrions la naissance du Christ, que chaque printemps nous chantions sa Résurrection? Ne devrions-nous pas être troublés par l'insistance de ces retours?
Cela m'a frappé lors du dernier temps pascal: après la messe de Pâques il était entendu que cela n'avait pas été une simple commémoration de la Résurrection, pas un simple anniversaire, mais que la Christ était vraiment ressuscité dans la prière des fidèles et dans l'Eucharistie ---\, avec joie, joie, pleurs de joie.
Mais dans un éclair, je me suis souvenu de l'année précédente: la même époque, la même église ---\, la même joie, les mêmes pleurs. Pareillement alors le Christ était ressuscité, pareillement il nous envoyait sur les routes pour proclamer sa Gloire. Dois-je avouer que ce rappel involontaire a jeté comme une lumière trouble sur notre avril mystique, sur celui-ci et sur ceux d'avant? «Alors comme ça, non seulement Jésus ressuscite, mais en plus il ressuscite annuellement, depuis deux mille ans, pourvu que la liturgie suive son cours, son cycle et, à date fixe, rituellement se remorde la queue!», a grogné sous cape l'avocat du diable.
Je présente cela de manière un peu directe, mais c'est pour faire sentir ce que j'ai éprouvé alors: la crainte soudaine que tout cela, ces trouées de l'Esprit dans le temps et dans l'espace, qui veulent rendre Présence Réelle ce qui est pourtant du passé (la cène de l'Évangile), et constituer la Préfiguration Réelle de ce qui sera (la cène éternelle du banquet céleste), la succession des fêtes religieuses qui racontent la vie du Christ sur terre et au ciel, que toute cette longue patience de la Tradition ne soit pas victime de sa généreuse répétition, à travers les âges et les jours, depuis deux mille ans que Quelque chose est neuf sous le soleil. Je sais bien que la récurrence des fêtes religieuses est la condition de l'implantation de l'Église dans le monde, et de l'Incarnation de Dieu dans l'Église, mais à y bien regarder, il y a quand même quelque chose de bizarre à saluer chaque année, selon un calendrier largement calqué sur le calendrier agraire, la naissance et la renaissance éternelle du Christ. Car après tout, pourquoi tous les ans et pas tous les mois, ou tous les trois ans, ou tous les trente-trois ans (ce qui «historiquement» se justifierait mieux)?
Une discussion récente avec un prince dont je tairai le nom m'a aidé à entrevoir ce que pourrait être une façon apaisée d'envisager ce problème: l'étonnante répétition de ce qui à chaque fois se veut un événement unique, irrévocable, personnel et collectif (un Sacrement), et qui pourtant n'a pas peur de se répéter mille fois au cours de la vie. Cela pourrait se dire rapidement comme suit:
Mettons que j'aie conscience d'avoir, au cours de ma vie de chrétien, jusqu'à présent vingt fois célébré la fête de Pâques ; alors, si je veux persévérer dans cette louable voie, il faut que j'aborde la vingt-et-unième en me disant qu'elle sera, comme toujours ---\, ou plutôt comme jamais\, ---, la première. À mon avis, célébrer en vérité, cela implique une double amnésie, qui est la condition d'une présence authentique à soi, aux autres fidèles, à Dieu qui vient ---\, elle-même condition de la Présence Réelle:


-- Je dois me dire que jusqu'à présent, j'ai tout manqué de l'Eucharistie; si je me présente pour la vingt-et-unième fois à l'office de Pâques, c'est que les vingt premières fois, j'ai été «indigne de Te recevoir», et c'est donc maintenant, et seulement maintenant que Ta parole va être dite, enfin, La vraie, Celle qui va me guérir.
-- Et au même moment je dois penser, pour être pleinement présent à la Présence, qu'il n'y aura plus d'après, que c'est ma dernière chance, mon dernier jour, que déjà l'heure du Retour a sonné. Je ne puis communier en vérité au corps du Christ en songeant qu'il me sera donné de communier à nouveau en vérité au corps du Christ dans une semaine. Je dois me dire : c'est la dernière semaine. C'est la première et la dernière semaine.



Il est vrai, à chaque fois recommencée. Sauf qu'alors, au moment d'accueillir le Christ en Esprit, on ne le sait plus, on ne l'a jamais su. C'est peut-être le sens de la phrase: laissez venir à moi les tout-petits. Ces tous petits pour qui tous les matins du monde (les adultes s'en émerveillent) sembleront toujours une infatigable Genèse.

G.D.

Article paru dans Sénevé


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