La personnalité
Réflexions bergsoniennes sur le sens
de la présence de l'homme dans le monde
Jérôme Moreau
Introduction
Qui sommes-nous? D'où venons-nous? Où allons-nous?
L'interrogation n'est
pas neuve, et pourtant toujours aussi présente. Spontanément, nous
savons que nous occupons dans le monde une place particulière, nous voyons
bien que nous ne pouvons nous considérer comme de simples animaux
parmi d'autres, que notre place est autre, absolument singulière.
Mais quelle est cette place? Dès qu'il s'agit de chercher une réponse claire,
d'insurmontables problèmes surgissent. De nombreuses hypothèses
ont pu être avancées, avec plus ou moins de bonheur. Mais une étape décisive a
eu lieu avec la théorie de l'évolution, au XIX\ieme\ siècle, qui est
venue remettre en cause un certain nombre de certitudes établies, semblant
ravaler clairement l'homme au rang de l'animal. Portée par le
triomphe des sciences positives à cette époque, une conception matérialiste de
l'homme s'est effectivement développée, contre une conception
plus spirituelle et finaliste, défendue particulièrement par les chrétiens,
sans conciliation possible. Du moins dans les termes où le débat
était posé. L'apport décisif de Bergson est d'avoir repris des questions
essentielles sans aucun a priori, aucun système préconçu, permettant
ainsi de comprendre vraiment l'évolution, en dépassant l'opposition entre
mécanisme et finalisme, pour comprendre à la fois la dimension
corporelle et la dimension spirituelle de l'homme. Le problème de l'évolution
et de la place de l'homme dans le monde est abordé tout
particulièrement dans L'évolution créatrice, mais ne peut se comprendre sans
le reste de l'oeuvre de Bergson, qui permet d'un côté d'en fonder
les analyses, de l'autre de pouvoir en tirer des conséquences essentielles à
la compréhension de la vocation de l'humanité.
Je vais donc essayer d'exposer ici les grandes conclusions de la
philosophie
bergsonienne, pour souligner ce que nous pouvons y apprendre sur
l'homme, sur sa nature, son origine et sa vocation. Pour cela, je m'appuierai
sur une étude de la personnalité, notion qui me paraît la plus à
même de faire ressaisir à chaque fois les acquis des recherches de Bergson
pour une étude de ce qui fait la spécificité de l'homme. Sans aucune
originalité, mais surtout parce que c'est la seule façon d'apprécier à leur
juste valeur ses conclusions, je suivrai la progression
chronologique de la pensée de Bergson. Trois phases peuvent être dégagées,
répondant chacune à une question, respectivement et fort à propos:
qui sommes-nous, d'où venons-nous, et où allons-nous...
L'homme
Lycéen très bon en maths puis normalien préoccupé de philosophie des sciences,
Henri Bergson, jeune professeur, découvre un jour dans le cadre
de ses cours de philosophie une réalité qui échappe aux sciences: la durée.
Sa thèse, Essai sur les données immédiates de la conscience (1889),
lui donne l'occasion d'approfondir la notion et d'en dégager d'importantes
conséquences.
Bergson oppose en effet temps et durée, le premier relevant des sciences, et
surtout de ce qui fonde les sciences comme telles, les
mathématiques, la durée concernant elle la conscience. Les sciences, et au
plus haut point les mathématiques, raisonnent sur des milieux clos où
«rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme», où l'on retrouve à
la fin de l'opération la même quantité qu'au début, même si la
répartition est différente. Le temps n'est qu'un indicateur, pour marquer un
nouvel arrangement du système, une nouvelle forme de l'égalité. Son
écoulement n'importe pas, et les intervalles qu'il détermine pourraient être
deux fois plus courts ou deux fois plus longs, le temps pourrait
s'écouler à n'importe quelle vitesse sans que cela change quoi que ce soit au
raisonnement. De fait, les sciences permettent de prévoir à
l'avance des résultats, sans avoir à tenir du compte de l'écoulement tel que
le perçoit notre conscience. Pour celle-ci en effet la durée est
une donnée fondamentale: au contraire du temps mathématique, elle marque un
perpétuel changement, une création continue de nouveauté. Chaque
nouvelle sensation est perçue comme pleinement différente de la précédente:
même deux notes de musique de hauteur différente, dont le rapport
est quantifiable, ne seront pas perçues par la conscience comme une même
sensation plus ou moins accrue, et même un stimulus qui ne fait que se
prolonger change de nature pour la conscience, devenant par exemple douleur
après avoir été gêne. C'est que les sciences raisonnent sur un mode
quantitatif, dans un espace où tout peut être comparé, ramené à un même
rapport, sans que rien de nouveau n'intervienne au cours de l'opération,
alors que pour la conscience, tout étant de l'ordre d'une qualité, il n'y a
que nouveauté. Par ailleurs, les sciences raisonnant dans l'espace,
chaque objet est distinct des autres, tandis que pour la conscience cette
multiplicité distincte n'existe pas: il n'y a pas un temps homogène
où nos états seraient extérieurs les uns aux autres, au contraire ils se
mêlent profondément.
Mais le plus souvent nous ne nous en apercevons pas, car nous sommes orientés
vers l'action (au sens le plus large du terme, ce qui englobe la
vie sociale), c'est-à-dire que nous sommes tournés vers l'extérieur, vers la
matière, et que nous adoptons un point de vue pratique,
c'est-à-dire scientifique. Il n'y a rien là d'anormal, c'est ce qui nous rend
capables d'agir. Mais un problème se pose lorsque nous étendons ce
regard à l'examen de notre esprit, à la psychologie donc, et que nous
appréhendons les phénomènes de notre conscience comme des objets,
distincts les uns des autres, s'enchaînant selon le principe d'une rigoureuse
causalité. Nous abordons alors l'intériorité avec des cadres qui
sont faits pour l'extériorité, pour l'action, qui sont pris sur la matière,
inerte. Cette distinction entre extériorité et intériorité paraît
anodine, mais elle est en fait essentielle, et se retrouvera d'ailleurs, sous
d'autres formes et étendue à d'autres sujets, à travers toute
l'oeuvre de Bergson. Elle lui permet ici de montrer que notre liberté est un
fait, dès lors que nous parvenons à nous replacer vraiment dans
l'intériorité. En effet, si l'on prend conscience de ce que nos états
psychologiques, nos sentiments, ne sont que qualité, si l'on considère que
la conscience en tant qu'elle est durée est création continue de nouveauté,
alors il n'est plus possible de prétendre soumettre notre esprit à
des explications déterministes qui voudraient faire de nos états des objets
nettement distincts et mesurables, extérieurs les uns aux autres et
soumis à la causalité de la matière telle que les sciences la révèlent.
Une psychologie qui voudra rendre compte des phénomènes de notre conscience
devra donc reconnaître cette différence fondamentale entre
l'extériorité, qui est le domaine de notre action, pour laquelle nous avons
besoin de découper, distinguer, mesurer, spatialiser en somme, et
l'intériorité qui fondamentalement ne peut être découpée en états distincts
sans procéder à un travail d'abstraction et de généralisation qui
rend précisément impossible la connaissance d'un état singulier. C'est
pourtant ce que nous faisons pour les besoins de la vie courante, si bien
que se crée un deuxième moi, au contact de l'extériorité et qui de ce fait en
prend la forme, un moi superficiel. Du point de vue de ce moi,
tout est distinct, tout s'exprime par des mots, si bien que les théories
déterministes s'appliquent bien à ce moi. Mais ce moi superficiel
procède d'un moi profond qui est tout autre, et vis-à-vis duquel seul il y a
liberté. Qu'est-ce donc que la liberté? Bergson ne définit pas la
liberté de façon générale ou abstraite, ce qui ne lui semble pas possible,
mais l'acte libre: «nous sommes libres quand nos actes émanent de
notre personnalité entière, quand ils l'expriment, quand ils ont avec elle
cette indéfinissable ressemblance qu'on trouve parfois entre l'oeuvre
et l'artiste» (p. 129). Et cette personnalité entière ne peut donc être
ressaisie qu'au niveau du moi profond, puisqu'à ce niveau-là tous nos
sentiments forment un tout. Il n'est pas anodin par ailleurs que Bergson
emploie une comparaison qui parle de création, la plaçant d'emblée au
coeur d'une définition de l'homme. Mais cette définition pose un problème, à
première vue: si c'est notre moi superficiel qui est au contact de
la matière, si c'est lui par lequel nous agissons, tandis que notre
personnalité dans sa pleine dimension ne peut s'appréhender que dans notre
moi profond, comment pouvons-nous agir en exprimant notre personnalité tout
entière? Quel est le lien entre notre moi profond et nos actions?
En somme, comment notre personnalité, qui est durée, rencontre-t-elle la
matière? Répondre à la question, c'est étudier les rapports de
l'esprit et du corps, et en particulier du cerveau, pour chercher à déterminer
à quelles conditions nous pouvons effectivement agir librement.
L'enjeu de la deuxième oeuvre de Bergson, Matière et mémoire (1896), est de
comprendre la nature de l'interaction entre corps et esprit, et de
chercher à voir dans le même temps s'il n'est pas possible de se prononcer sur
la question de l'existence de l'âme. Accessoirement, cela doit
permettre de préciser la nature de notre personnalité.
Bergson centre son étude sur le problème de la mémoire: le souvenir est en
effet à l'intersection de l'esprit et de la matière. Où vont nos
souvenirs, et surtout d'où et comment reviennent-ils à la conscience ?
Sont-ils stockés dans le cerveau ou sont-ils immatériels, et alors il
faut poser l'existence de l'âme? La réponse de Bergson, qui s'appuie sur
l'étude et l'analyse de nombreux compte-rendus d'expériences publiés à
son époque, est claire: les souvenirs ne peuvent être conservés dans le
cerveau, puisque lors même que des lésions les empêchent de revenir à
la conscience directement, on est forcé de constater par d'autres biais qu'ils
existent toujours. Bergson va même jusqu'à affirmer que la
totalité de nos souvenirs se conserve, au fur et à mesure que nous vivons,
même si tous ne nous reviennent pas à l'esprit. Il plaide donc
clairement pour l'existence de l'âme, laquelle conserverait tout notre passé.
La conservation des souvenirs est ainsi une donnée métaphysique,
en lien avec notre durée, et non une faculté psychologique. C'est au contraire
l'oubli qui est une faculté psychologique, mise en oeuvre par le
cerveau, qui nous sert à agir, impliquant pour cela d'écarter de la conscience
tout ce qui n'est pas nécessaire à l'action.
C'est que la perception, et à sa suite l'action, ne se font qu'en invoquant
des souvenirs: la perception n'est jamais pure, nous n'identifions
le donné de nos sens qu'en tant qu'à la perception pure vient s'ajouter un
souvenir rappelé par le cerveau, qui donne à ce souvenir la forme
adéquate pour s'adapter à la perception, c'est-à-dire qu'il en rappelle une
forme plus ou moins précise, ou plus ou moins générale selon le cas.
Nos souvenirs peuvent en effet être rappelés à différents niveaux par le
cerveau, selon la nécessité: plus l'action à effectuer est générale,
plus la forme du souvenir rappelé le sera: le cerveau permet ainsi
l'acquisition de réflexes, en ne retenant d'un événement que sa dimension
mécanique par exemple. Tandis que l'âme conserve le détail de tous les gestes
que nous avons effectués, en même temps que du cadre et du moment
où nous les avons faits, le cerveau n'en conserve lui que ce qui rend tous ces
souvenirs identiques, que ce qui lui est utile.
Le cerveau permet donc à nos souvenirs d'être réutilisés en vue de l'action,
et ainsi il constitue essentiellement un organe d'attention à la
vie: sans lui (s'il est possible de se l'imaginer), notre conscience ne
serait que le rêve de tous nos souvenirs, tandis que le cerveau permet
de rappeler nos souvenirs de façon de plus en plus générale, abstraite, ce qui
nous permet d'agir. Il y a ainsi une échelle, qui va de
l'immatériel pur, l'âme, où nous pourrions retrouver tous nos souvenirs, tels
que nous les avons vécus, jusqu'à la matière pure, c'est-à-dire la
perception pure, et cette échelle existe grâce au cerveau. Ce qui permet à
Bergson de parler de notre personne à chaque moment comme d'un cône:
le sommet de ce cône figure l'insertion dans le présent, tandis que la base du
cône est constituée de la totalité de nos souvenirs,
intégralement conservés. Le présent étant, explique Bergson, sensori-moteur,
c'est-à-dire lié à notre perception et notre action, le sommet de
ce cône représente l'insertion de notre personnalité dans l'action.
Dès lors on comprend comment l'esprit peut agir sur la matière, grâce à son
insertion et son interaction étroites avec le cerveau, qui est comme
le crochet qui permet d'accrocher le manteau que constitue l'âme. Mais si
Bergson cherche à comprendre la relation de l'âme et du corps, à
travers le problème de la mémoire, il note cependant que cette insertion de
l'âme dans le corps apparaît comme relativement réduite par rapport
à l'ensemble des activités spirituelles, ce que le conduit à penser que l'âme
doit pouvoir survivre au corps, puisqu'elle n'en dépend que pour
l'action, et pas pour toutes ses autres activités. C'est en tout cas une plus
grande probabilité que l'hypothèse inverse, que l'âme puisse
disparaître avec le corps.
Quoi qu'il en soit, on voit comment notre personnalité, au sens de ce qui fait
notre individualité, peut s'exprimer dans nos actions, en quoi
c'est bien nous-mêmes qui agissons, puisque tous nos souvenirs se conservent
et restent virtuellement présents à la conscience. On comprend
également comment l'action libre est possible, comment toute notre
personnalité peut être présente dans nos actions: puisqu'elle forme un tout,
et que ce tout s'insère dans le cerveau, nous pouvons l'exprimer dans nos
actions. Mais il est vrai que nous agissons rarement librement, comme
Bergson le notait déjà dans son Essai: c'est que le plus souvent, dans la
plupart des situations nous pouvons nous contenter de réponses au
moins partiellement conditionnées par nos réflexes et nos habitudes, inscrits
dans le cerveau, ou que nous nous laissons parfois conduire par
ces habitudes qui agissent comme des obstacles au retour de nos souvenirs, et
donc à une action libre. C'est alors le moi superficiel qui a le
dessus. L'effort par lequel nous ressaisissons notre personnalité dans sa
totalité est possible, nous pouvons l'exprimer par des actes (c'est ce
que font les artistes de manière plus fréquente que la moyenne d'entre nous),
mais il faut avoir des raisons de le faire, et c'est pourquoi nous
n'agissons le plus souvent de façon libre que dans des situations importantes
où nous devons prendre une décision spontanée et où nous nous
prononçons de façon apparemment irréfléchie, ou lorsque que nous prenons sur
nous de faire cet effort.
La liberté peut donc passer dans la matière, montre Bergson, grâce au cerveau
qui nous permet d'agir, le problème de la liberté ne se posant
d'ailleurs que dans l'action, c'est-à-dire dans la possibilité que nous avons
de nous affranchir des lois de la matière. L'esprit peut agir sur
la matière, et c'est cette interaction qui nous définit, qui fait de nous des
êtres libres, et ce faisant individuels, puisque c'est en
ressaisissant nos propres souvenirs que nous agissons librement. Reste en
suspens la question de l'origine de l'âme, de sa présence dans un
corps, et éventuellement de sa destination. C'est parce que nous avons une âme
que nous sommes des individus et donc des êtres libres. Mais
est-ce à dire que les animaux n'ont pas d'âme? D'où viendrait alors l'âme
humaine? L'existence d'une personnalité qui nous fait libres est un
fait, mais elle n'est pas encore expliquée. Faisant oeuvre de psychologue
essentiellement, s'appuyant sur l'expérience, Bergson a déjà pu
répondre à des questions d'ordre métaphysique, ou au moins suggérer des
réponses. Il lui reste à s'engager plus directement dans des problèmes
généraux et à étudier la vie en général, pour tenter de déterminer la place de
l'homme dans le monde.
Le monde
Bergson cherche donc dans L'évolution créatrice (1907) à élargir son domaine
de recherche pour tenter de comprendre la signification de la vie,
déterminer la place de l'homme dans le monde, et établir ce qui fait que nous
sommes différents des animaux. Après examen approfondi, Bergson
reconnaît deux choses: la justesse de la théorie de l'évolution, et l'échec
de ses prédécesseurs à la penser.
Notre intelligence n'est en effet pas apte à comprendre la vie, adaptée
qu'elle est à la matière inerte. Bergson commence donc son étude en
montrant en quoi les deux systèmes de pensée utilisés jusque là, mécanisme et
finalisme, ne permettent ni l'un ni l'autre de rendre compte de
l'évolution. Le mécanisme affirme que tout ce qui se produit au cours de
l'évolution le fait selon des lois nécessaires, un enchaînement
rigoureux et sans faille de causalité. Le finalisme quant à lui affirme que
tout ce qui se produit le fait en fonction d'une fin, que tout a
donc un sens qu'il s'agit d'élucider. Pour reprendre l'exemple que Bergson
développe longuement, l'oeil, et en schématisant beaucoup, le
mécanisme aura tendance à affirmer que l'oeil s'est développé sous l'effet de
la lumière, tandis que le finalisme dira que l'oeil est apparu
pour capter la lumière. Bergson rejette l'un et l'autre point de vue, montrant
qu'ils n'ont de sens que là où il y a assemblage d'éléments
préexistants et distincts, et non création. Ni l'un ni l'autre ne permettent
de penser le nouveau, le créé, et raisonnent toujours en se donnant
le début et la fin, cherchant ensuite à aller de l'un à l'autre, l'un en
partant du début en enchaînant a posteriori les causes pour arriver à
un terme qu'il s'était déjà donné, l'autre en descendant de la fin et
organisant tous les éléments précédents en fonction d'elle. Selon Bergson,
l'évolution ne peut s'expliquer que par l'action d'une énergie qui passerait à
travers la matière, à laquelle il donne le nom d'élan vital. Il
récupère donc une sorte de finalisme, en affirmant l'idée d'un sens, avec
cette différence que l'élan vital joue l'effet d'une vis a tergo,
d'une force qui pousse dans le dos. Certes, l'élan vital s'exerce sur la
matière et donc est bien forcé de se plier à ses lois, de sorte que le
mécanisme peut reconstituer l'évolution extérieure du mouvement; mais le
mécanisme ne peut expliquer l'origine du mouvement de création.
Bergson prend l'exemple éclairant d'une main invisible qui plongerait dans un
seau plein de limaille de fer, la main étant l'élan vital et la
limaille la matière: le mécanisme pourra bien décrire la forme nouvelle que
prend la limaille dans le seau, il ne pourra pas voir la main et
donc donner le sens de ce qui se passe.
Pour comprendre ce mouvement de création, il ne faut donc pas recourir à
l'intelligence, qui agit sur l'inerte, mais à une autre forme de
connaissance, à laquelle Bergson faute de mieux a donné quelques années plus
tôt le nom d'intuition («Introduction à la métaphysique», 1903),
et qui est une connaissance par «sympathie» à l'égard de l'objet étudié, une
connaissance de l'objet en lui-même, intérieure, et non une
connaissance de surface qui n'implique l'objet que dans des relations à
d'autres objets, comme le fait l'intelligence. Comme pour la
personnalité humaine, la vie qui est incessante création ne peut être connue,
comprise que par un effort d'intuition qui permette d'en épouser
le mouvement.
À partir de là, Bergson peut expliquer l'évolution, en y montrant la
manifestation d'une énergie d'ordre spirituel dans la matière, et qui tente
de s'en libérer. La vie est donc d'essence spirituelle, et l'évolution une
marche par étapes jusqu'à la libération de l'esprit de la matière.
Mais la matière ralentit ce mouvement ascendant de l'élan vital, le force même
sans cesse à s'arrêter: ces arrêts sont autant de formes
différentes d'espèces vivantes. Diverses tendances présentes au sein de l'élan
vital font qu'il se sépare à plusieurs reprises, d'abord entre
végétaux et animaux, puis entre deux tendances dont l'une aboutit à une forme
d'instinct parfaitement efficace, chez les insectes comme les
fourmis, où le mouvement de l'élan vital est non pas arrêté mais comme annulé,
dans une sorte de somnambulisme de l'instinct, tandis que l'autre
mène à l'intelligence, par les mammifères. Chez eux en effet la conscience,
entendue au sens restreint, chez l'animal, comme capacité à faire
des choix, se développe de plus en plus, ce qui signifie qu'à chaque nouvelle
étape la part de liberté face à une situation donnée augmente.
Avec l'homme se produit une rupture, car l'élan vital parvient à se libérer,
même s'il est encore ralenti. En ce sens, on peut dire que l'homme
représente le terme de l'évolution, qu'il lui donne sens, non par ce qu'il
est, comme «forme», espèce, car l'élan vital aurait pu percer plus
loin, mais par ce qu'il représente. En ce sens, l'homme a bien une place tout
à fait particulière dans le monde, un statut exceptionnel. L'homme
en effet est capable de prolonger l'élan vital, de le laisser passer librement: en chaque homme, l'évolution peut se poursuivre, alors que
chaque espèce animale marquait un arrêt. De sorte qu'avec l'homme la notion
d'espèce même cesse d'avoir un sens: en tant que créateur, d'être
libre, il peut prolonger de lui-même l'élan vital. La personnalité remplace
l'espèce, comme mouvement par rapport à un arrêt. Ressaisir notre
personnalité, dans un acte libre, dans les conditions définies dans
l'Essai et
dans Matière et mémoire, c'est donc en fait ressaisir l'élan
vital. Ressaisir ce qui fait de nous profondément un individu nous fait entrer
en contact avec l'élan vital même, avec ce qui fait de nous plus
qu'un animal, c'est toucher notre essence même.
Un autre point essentiel est de pouvoir comprendre désormais l'imbrication de
l'âme et du corps, de comprendre du moins d'où vient l'âme: il ne
faut pas partir de l'existence d'une âme indépendante pour se demander ensuite
comment elle vient dans un corps, mais partir de l'existence dès
l'origine d'un élan vital de nature spirituelle au sein de la matière. C'est
ce qui permet de comprendre la personnalité: l'élan vital est
conscience, mais doit se diviser à cause de la matière en individualités
distinctes, d'où l'apparition d'âmes, qui en un sens préexistaient.
Bergson peut ainsi conclure que la conscience est indépendante du corps, et
essentiellement libre.
Sur le plan de la connaissance, d'un point de vue métaphysique, la portée de
ces affirmations est grande, en tant que la frontière entre inanimé
et animé se trouve réduite par le fait que la matière même doit être
considérée comme un flux plus qu'une chose. C'est, explique Bergson, ce que
doit montrer une philosophie qui part de l'intuition et non de l'intelligence,
une philosophie qui part de l'expérience concrète, capable dès
lors de comprendre la vie de l'intérieur. C'est l'ensemble du monde qui est
alors connaissable, même la matière, par l'intuition. Dès lors que
la matière est reconnue comme un flux, que la réalité fondamentale du monde
n'est pas d'être un ensemble de choses mais d'être action, alors la
création de tout et principalement du monde ne pose plus problème, nous
pouvons appréhender ce qu'est la création en nous-mêmes. «Dieu, ainsi
défini, n'a rien de tout fait; il est vie incessante, action, liberté».
Voilà ce que Bergson, au niveau de L'évolution créatrice, peut dire de
Dieu. La particularité de sa démarche est de donner à comprendre ce que l'on
appelle Dieu à partir de ce qui a été reconnu en l'homme de façon
immédiate: action et liberté, création. Le monde peut être compris, même dans
sa création.
D'un point de vue chrétien, on notera que l'on peut déjà partiellement
comprendre que l'homme soit créé à l'image de Dieu, même si le
bergsonisme doit encore préciser la signification de cette correspondance
entre un créateur tout puissant et le créateur bien plus humble qu'est
l'homme. On comprend aussi le statut particulier que l'homme a d'emblée dans
le texte de la Genèse, pourquoi il se voit attribuer le pouvoir sur
le reste de la Création: il la dépasse, et peut la prolonger à son échelle.
Notons enfin, le reproche ayant été fait à Bergson, qu'il ne s'agit pas dans
L'évolution créatrice de développer d'une conception moniste, qui
assimilerait Dieu et l'élan vital, ferait de Dieu la vie: Bergson dit
clairement que l'élan vital est le produit d'un acte créateur, que l'élan
a été donné une fois pour toutes et se distingue de son créateur.
Reste à penser le sens de notre existence, à comprendre la vocation de
l'humanité, ou plutôt de chacun de nous: comment prolongerons-nous
l'évolution, vers quoi diriger notre action? C'est une question de morale qui
se pose désormais. Le mode peut être expliqué, reste à le
comprendre profondément, à l'interpréter. Comment accomplir à travers nous le
sens de l'évolution, quel est le terme de l'évolution?
Dieu
Dans son dernier grand ouvrage, Les deux sources de la morale et de la
religion (1932), Bergson en vient donc enfin à l'étude des questions
morales, après avoir cherché aussi du côté de l'esthétique, de l'art, où
semble se manifester de façon éminente la puissance créatrice de
l'homme. Mais c'est bien dans le domaine moral qu'il voit à l'oeuvre le plus
pleinement cette puissance de création, c'est là où elle prend
toute son ampleur aux yeux de Bergson: en effet la plus grande création que
l'homme puisse faire est de se construire lui-même, de construire
sa propre personnalité, de l'accroître indéfiniment. Reste à voir comment.
Bergson commence par une étude de la morale et de la religion comme formes
établies, et constate que pour l'une comme pour l'autre deux types
s'opposent: pour la morale, il y a d'un côté les morales closes, de l'autre
une morale ouverte; pour la religion, il y a d'un côté religions
statiques et de l'autre une religion dite dynamique. Une morale close est une
morale construite par l'intelligence, le raisonnement: mais elle
échouera toujours à dépasser la limite d'un groupe social, comme la famille au
sens restreint ou la patrie au sens large. Elle tient au fait que
naturellement les hommes sont organisés en sociétés. Mais de loin apparaissent
des âmes privilégiées qui se portent vers l'humanité tout
entière, dans un élan d'amour. Bergson note que «l'apparition de chacune
d'elle était comme la création d'une espèce nouvelle composée d'un
individu unique», et que «chacune d'elles manifestait sous une forme
originale un amour qui paraît être l'essence même de l'effort créateur».
Surtout, ces personnes suscitent un élan autour d'elles, un appel à les suivre
par leur seule action. Certes la morale close est naturelle, et
nécessaire, elle permet même de conserver en un sens la nature de l'appel d'un
de ces héros, mais si l'on veut comprendre ce à quoi l'humanité
est appelée à travers chacun de nous, c'est vers ces héros qu'il faut se
tourner, pour essayer à son tour de retrouver en nous cet élan
créateur.
La religion présente le même type d'opposition. Il y a tout d'abord,
naturellement, des religions de type statique, apparues pour contrebalancer
les inquiétudes suscitées par l'intelligence humaine (inquiétude face à la
mort et tentation d'un pur égoïsme, contre la nécessité d'agir dans
le présent et de vivre en société), et dont l'essence même est d'être avant
tout superstition, magie. De l'autre il y a des religions qui
s'appuient sur une expérience mystique, sur l'appréhension de l'élan créateur
qui passe à travers nous: en remontant ainsi cet élan, il est
possible d'en trouver la direction et de le prolonger. Bergson montre que
plusieurs types de mystiques doivent cependant être distingués, selon
la profondeur de leur expérience. Ce que l'étude de la morale et de ses héros
laissait voir se trouve confirmé dans l'étude des seuls mystiques
complets, que sont les mystiques chrétiens. Seuls eux parviennent à toucher
pleinement l'élan vital. Que nous apprennent-ils? Ils ressentent
quand ils ont atteint le stade final de l'extase une surabondance de vie, qui
permet les plus grandes entreprises, les obstacles disparaissent
au profit d'une simplicité parfaite de regard sur le monde. L'effort reste
indispensable mais vient tout seul. Le mystique est désormais
l'instrument de la volonté divine, c'est Dieu qui agit à travers lui. Surtout,
le mystique se sent porté par un amour divin pour toute
l'humanité, et même pour l'ensemble des formes vivantes. Cet amour «voudrait,
avec l'aide de Dieu, parachever la création de l'espèce humaine
et faire de l'humanité ce qu'elle eût été tout de suite si elle avait pu se
constituer définitivement sans l'aide de l'homme de lui-même.» Il
s'agit de «convertir en effort créateur cette chose créée qu'est une espèce,
faire un mouvement de ce qui est par définition un arrêt».
Ressaisir l'élan vital c'est donc rencontrer un amour divin, rencontrer Dieu
c'est éprouver son amour pour l'humanité entière. «Dieu est amour,
et il est objet d'amour: tout l'apport du mysticisme est là.» De plus, «par
le fait, les mystiques sont unanimes à témoigner que Dieu a
besoin de nous, comme nous avons besoin de Dieu. Pourquoi aurait-il besoin de
nous, sinon pour nous aimer? Telle sera bien la conclusion du
philosophe qui s'attache à l'expérience mystique. La Création lui apparaîtra
comme une entreprise de Dieu pour créer des créateurs, pour
s'adjoindre des êtres dignes de son amour.»
D'où la confusion possible entre élan vital et Dieu, qu'il faut pourtant
distinguer: l'élan vital n'est pas Dieu, mais le ressaisir en soi
permet de rencontrer Dieu, ce qui n'a rien de surprenant puisque l'élan vital
même est amour: être ouvert pleinement à l'élan vital en nous
nous ouvre à l'amour divin.
Revenons aux mystiques chrétiens, et au christianisme. Une religion dynamique,
se construit autour d'une intuition mystique. Quelle est la
valeur, quelle est la nature de l'expérience mystique qui est à l'origine du
christianisme? Bergson voit dans le Sermon sur la Montagne, pris
en lui-même, sans considération sur son auteur, un absolu indépassable, une
expérience mystique absolue. Les grands mystiques «se trouvent être
des imitateurs et des continuateurs originaux, mais incomplets, de ce que fut
le Christ des Évangiles.» Le Christ apparaît comme un Absolu
mystique, et Bergson l'appelle par ailleurs, dans des lettres, le Surmystique.
Qu'en conclure? Que le sens de notre vie est dans l'amour que Dieu nous
porte. Poursuivre l'évolution, c'est donc retrouver en nous cet amour,
être capables d'aimer pour répondre à l'amour de Dieu.
Reste une interrogation, de taille: que penser, au delà de la vie que nous
sommes appelés à vivre, de la nature de notre survie après la mort?
Si le sens de la vie est l'amour, si c'est à aimer que nous sommes appelés, en
quoi cela peut-il jouer sur la nature de notre vie après la
mort?
La conclusion d'une conférence bien antérieure donnée par Bergson en 1911, peu
de temps après L'évolution créatrice, donne des indications.
Parlant de la probable survie de l'âme au corps, Bergson ajoute: «ne
soupçonnerons-nous pas que, dans son passage à travers la matière qu'elle
trouve ici-bas, la conscience se trempe comme de l'acier et se prépare à une
action plus efficace, pour une vie plus intense?» Cette vie,
«chacun de nous y viendrait, par le seul jeu des forces naturelles, prendre
place sur celui des plans moraux où le haussaient déjà
virtuellement ici-bas la qualité et la quantité de son effort». Si l'on
ramène ce passage aux conclusions des Deux sources, notre vie après la
mort dépendrait de notre capacité à aimer.
Mais peut-on déjà comprendre ce qui en nous sera conservé? Si l'on reprend
l'idée de personnalité, si l'on cherche à ressaisir individuellement
ce qui nous définit, que doit-on penser de ce qui nous attend après la mort?
Que peut-il rester de notre personnalité après la mort?
Conclusion : l'Au-delà
Pour cela, permettez-moi de sortir du bergsonisme proprement dit pour entrer
dans la doctrine chrétienne même, après avoir rappelé les acquis
des travaux de Bergson.
Qu'est-ce que la personnalité? La rencontre de l'élan vital et d'un corps,
celui-ci forçant celui-là à s'individualiser en une âme, mais un
corps tel que l'élan vital a la possibilité de s'y libérer. L'âme peut agir
grâce au corps et, si elle se ressaisit elle-même suffisamment, si
elle se libère des obstacles divers qu'elle se pose à elle-même ou que le
cerveau par les habitudes ou les réflexes lui oppose, elle peut agir
librement, en exprimant tout ce qu'elle est profondément, c'est-à-dire en
exprimant sa personnalité. Or, ressaisir sa personnalité, c'est
atteindre son âme, toucher à son essence spirituelle. C'est donc rencontrer
l'élan vital, qui est le principe de notre personnalité. Nous
n'agissons librement qu'au contact de cet élan vital. Il nous dépasse, mais en
même temps fait que nous sommes des individus et pouvons échapper
à l'arrêt que constitue une espèce, pour nous faire créateurs, et créateurs de
nous-mêmes. La personnalité, en nous individualisant, fait de
nous des foyers de création. Or, les mystiques viennent nous révéler que cet
élan que nous retrouvons en nous est amour, un amour divin qui se
porte sur l'humanité, pour lui redonner mouvement. Créer, c'est donc aimer, et
nous retrouvons d'ailleurs un amour infini à la création du monde
par Dieu.
Nous sommes donc appelés à aimer, par le fait que nous sommes à même de
retrouver en nous cet élan vital qui s'exprime par notre personnalité,
et d'autre part il est hautement probable que notre âme survive à notre corps.
Celle-ci a été forcée de se séparer, de s'individualiser du fait
de son insertion dans un corps. Reste à savoir si elle demeure distincte après
la mort, après s'être séparée du corps.
Deux questions se posent donc, dans la perspective d'une vie après la mort.
Aimer, c'est nous créer nous-mêmes, poursuivre en nous le mouvement
de l'évolution: quel est alors ce lien entre l'amour et l'accroissement de
notre personnalité? D'autre part, que reste-t-il de notre individu
après la mort, qu'advient-il de la personnalité? Ces deux questions
apparaissent en fait liées, comme nous allons le voir.
Je m'appuierai pour tenter d'y répondre sur les réflexions d'Émile Besson, un
contemporain de Bergson (mais cela importe peu), et notamment sur
un texte intitulé «L'Amour et la Connaissance», paru en janvier 1934. Besson
y réfléchit sur cette phrase de l'Évangile: «Si quelqu'un veut
faire la Volonté de Dieu, il connaîtra.» (Jean VII, 17).
La Volonté de Dieu, c'est le Christ qui nous l'a fait connaître, en nous
donnant un commandement nouveau: «Aimez-vous les uns les autres comme
je vous ai aimés». Il nous demande de savoir aimer comme Il nous aime, comme
le Père nous aime. Besson note que le sens de ce commandement
n'est pas mystérieux: si nous en étions tous capables, le Royaume de Dieu
serait instauré sur la Terre. Mais notre faiblesse nous en empêche
encore.
Besson remarque pourtant qu'il suffirait de s'ouvrir à la Volonté du Père pour
comprendre. Comment le pouvons-nous? Besson opère une
distinction entre deux modes de connaissance qui ne peut que rappeler celle
opérée par Bergson, l'une venant du coeur, qui est «le fruit de
l'arbre de Vie», l'autre venant du cerveau, qui est le «fruit de l'arbre de
la science du bien et du mal». Le cerveau n'est qu'un instrument,
ce n'est pas par l'intellect que la Vérité éternelle peut entrer en nous.
Donner trop de place à l'intelligence, la déifier, «c'est rompre
l'équilibre au détriment de l'intuition, c'est rétrécir le coeur, c'est voiler
la conscience et cette attitude nous rend inquiets, malades,
impuissants à l'action».
Qu'est-ce que la connaissance par le coeur, que nous apporte-t-elle? «Elle
est une communion intime entre le sujet et l'objet qui se livrent
l'un à l'autre dans leur nudité réelle, se fondent en sorte et ne pourront
plus s'oublier, puisque chacun vivra dans le sentiment permanent de
l'autre.» Ce qui correspond effectivement à l'intuition chez Bergson, qui est
une connaissance de l'intérieur, par sympathie avec son objet.
Dès lors, effectivement, si nous voulons faire la Volonté de Dieu, aimer, nous
connaîtrons. «Autrement dit: Aimons-nous les uns les autres et
nous saurons; si nous voulons comprendre quelqu'un ou quelque chose,
commençons par l'aimer.» Besson ajoute: «Celui qui a réussi à transmuer
son égoïsme en altruisme voit s'ouvrir l'intime de toutes les créatures et
celui qui se sacrifie pour elles devient leur alter ego; il accumule
d'un seul coup toute la connaissance qui s'exprime par elles. Enfin, celui qui
s'efforce à aimer Dieu ---\, et aimer son prochain, c'est aimer Dieu\,
--- apprend à connaître Dieu, c'est-à-dire qu'il tend à réaliser la somme de
toutes les connaissances.»
Aimer, c'est donc étendre notre personnalité à celles de ceux que nous aimons: il y a bien en cela accroissement, enrichissement, et c'est en
cela que nous sommes plus aptes encore à recevoir l'amour de Dieu. Aimer,
c'est retrouver ce qui en nous est essentiel, s'ouvrir à l'amour de
Dieu c'est rejeter ce qui en nous n'est pas nous-mêmes, ce qui nous éloigne de
nous-mêmes, le mal.
Mais qu'en est-il de la vie après la mort? Quel est le sens de notre vie
terrestre par rapport à la vie éternelle? Le Salut est-il
individuel? Est-ce nous en tant que personnes qui sommes sauvés et promis à
la vie éternelle? L'annonce de la résurrection des corps semble
indiquer que c'est bien le cas. Mais on peut aussi partir du fait que Dieu a
créé le monde pour être aimé, pour qu'un amour réponde au sien. Or
nous avons chacun, comme individus, du fait de notre personnalité, une manière
d'aimer Dieu qui nous est particulière, et qui est déterminée par
l'amour que nous portons aux autres. En aimant quelqu'un, et donc en apprenant
à le connaître, notre personnalité s'accroît, nous aimons non pas
plus, mais mieux.. De plus, dès lors que nous aimons quelqu'un, à plus forte
raison si cet amour (au sens large du terme) est réciproque,
l'accroissement convergent de nos deux personnalités se traduit par la
création de liens de plus en plus profonds et riches. Notre personnalité
se définit en somme par l'ensemble des liens que nous avons su créer avec ceux
qui nous entourent, nous rendant capables d'aimer Dieu toujours
plus, mais d'une façon qui reste toujours individuelle, déterminée par ce que
nous sommes à l'origine et par l'accroissement de notre
personnalité que nous avons pu réaliser. Dès lors, on imagine sans peine que
c'est notre personnalité entière, sous cette forme, qui sera
conservée, comme une forme d'amour tout à fait singulière, comme un accord
musical complexe mais harmonieux. Et l'on peut affirmer sans doute
que dans l'au-delà les liens que nous avons noués au cours de notre vie
terrestre seront conservés, puisque ce sont eux qui font que notre
personnalité est plus riche, que notre amour est plus grand envers Dieu, comme
l'estime le Père Pouget (un autre contemporain de Bergson,
considéré par ceux qui le connaissaient comme un saint homme; je le cite car
c'est lui qui quelques jours avant sa propre mort, a levé les
derniers doutes qui empêchaient Bergson de se convertir au catholicisme). Le
Purgatoire aurait alors pour fonction de nous purifier de nos
imperfections, de ce qui nous empêche d'aime pleinement, mais sans changer la
forme, la qualité de cet amour. Il nous prépare à rencontrer Dieu,
et chanter sa louange pour l'éternité.
C'est en effet à chanter la gloire de Dieu pour l'éternité que nous sommes
appelés, nous enseigne l'Église. Or, quel plus beau choeur que celui
d'une multitude d'êtres chantant chacun la gloire de Dieu sur un ton qui leur
est propre mais qui, dans le parfait amour qui y est exprimé,
vient s'accorder en parfaite harmonie à toutes les autres voix?
J.M.
Article paru dans Sénevé
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