La personnalité

Réflexions bergsoniennes sur le sens

de la présence de l'homme dans le monde

Jérôme Moreau


Introduction

Qui sommes-nous? D'où venons-nous? Où allons-nous?
L'interrogation n'est pas neuve, et pourtant toujours aussi présente. Spontanément, nous savons que nous occupons dans le monde une place particulière, nous voyons bien que nous ne pouvons nous considérer comme de simples animaux parmi d'autres, que notre place est autre, absolument singulière.
Mais quelle est cette place? Dès qu'il s'agit de chercher une réponse claire, d'insurmontables problèmes surgissent. De nombreuses hypothèses ont pu être avancées, avec plus ou moins de bonheur. Mais une étape décisive a eu lieu avec la théorie de l'évolution, au XIX\ieme\ siècle, qui est venue remettre en cause un certain nombre de certitudes établies, semblant ravaler clairement l'homme au rang de l'animal. Portée par le triomphe des sciences positives à cette époque, une conception matérialiste de l'homme s'est effectivement développée, contre une conception plus spirituelle et finaliste, défendue particulièrement par les chrétiens, sans conciliation possible. Du moins dans les termes où le débat était posé. L'apport décisif de Bergson est d'avoir repris des questions essentielles sans aucun a priori, aucun système préconçu, permettant ainsi de comprendre vraiment l'évolution, en dépassant l'opposition entre mécanisme et finalisme, pour comprendre à la fois la dimension corporelle et la dimension spirituelle de l'homme. Le problème de l'évolution et de la place de l'homme dans le monde est abordé tout particulièrement dans L'évolution créatrice, mais ne peut se comprendre sans le reste de l'oeuvre de Bergson, qui permet d'un côté d'en fonder les analyses, de l'autre de pouvoir en tirer des conséquences essentielles à la compréhension de la vocation de l'humanité.
Je vais donc essayer d'exposer ici les grandes conclusions de la philosophie bergsonienne, pour souligner ce que nous pouvons y apprendre sur l'homme, sur sa nature, son origine et sa vocation. Pour cela, je m'appuierai sur une étude de la personnalité, notion qui me paraît la plus à même de faire ressaisir à chaque fois les acquis des recherches de Bergson pour une étude de ce qui fait la spécificité de l'homme. Sans aucune originalité, mais surtout parce que c'est la seule façon d'apprécier à leur juste valeur ses conclusions, je suivrai la progression chronologique de la pensée de Bergson. Trois phases peuvent être dégagées, répondant chacune à une question, respectivement et fort à propos: qui sommes-nous, d'où venons-nous, et où allons-nous...

L'homme

Lycéen très bon en maths puis normalien préoccupé de philosophie des sciences, Henri Bergson, jeune professeur, découvre un jour dans le cadre de ses cours de philosophie une réalité qui échappe aux sciences: la durée. Sa thèse, Essai sur les données immédiates de la conscience (1889), lui donne l'occasion d'approfondir la notion et d'en dégager d'importantes conséquences.
Bergson oppose en effet temps et durée, le premier relevant des sciences, et surtout de ce qui fonde les sciences comme telles, les mathématiques, la durée concernant elle la conscience. Les sciences, et au plus haut point les mathématiques, raisonnent sur des milieux clos où «rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme», où l'on retrouve à la fin de l'opération la même quantité qu'au début, même si la répartition est différente. Le temps n'est qu'un indicateur, pour marquer un nouvel arrangement du système, une nouvelle forme de l'égalité. Son écoulement n'importe pas, et les intervalles qu'il détermine pourraient être deux fois plus courts ou deux fois plus longs, le temps pourrait s'écouler à n'importe quelle vitesse sans que cela change quoi que ce soit au raisonnement. De fait, les sciences permettent de prévoir à l'avance des résultats, sans avoir à tenir du compte de l'écoulement tel que le perçoit notre conscience. Pour celle-ci en effet la durée est une donnée fondamentale: au contraire du temps mathématique, elle marque un perpétuel changement, une création continue de nouveauté. Chaque nouvelle sensation est perçue comme pleinement différente de la précédente: même deux notes de musique de hauteur différente, dont le rapport est quantifiable, ne seront pas perçues par la conscience comme une même sensation plus ou moins accrue, et même un stimulus qui ne fait que se prolonger change de nature pour la conscience, devenant par exemple douleur après avoir été gêne. C'est que les sciences raisonnent sur un mode quantitatif, dans un espace où tout peut être comparé, ramené à un même rapport, sans que rien de nouveau n'intervienne au cours de l'opération, alors que pour la conscience, tout étant de l'ordre d'une qualité, il n'y a que nouveauté. Par ailleurs, les sciences raisonnant dans l'espace, chaque objet est distinct des autres, tandis que pour la conscience cette multiplicité distincte n'existe pas: il n'y a pas un temps homogène où nos états seraient extérieurs les uns aux autres, au contraire ils se mêlent profondément.

Mais le plus souvent nous ne nous en apercevons pas, car nous sommes orientés vers l'action (au sens le plus large du terme, ce qui englobe la vie sociale), c'est-à-dire que nous sommes tournés vers l'extérieur, vers la matière, et que nous adoptons un point de vue pratique, c'est-à-dire scientifique. Il n'y a rien là d'anormal, c'est ce qui nous rend capables d'agir. Mais un problème se pose lorsque nous étendons ce regard à l'examen de notre esprit, à la psychologie donc, et que nous appréhendons les phénomènes de notre conscience comme des objets, distincts les uns des autres, s'enchaînant selon le principe d'une rigoureuse causalité. Nous abordons alors l'intériorité avec des cadres qui sont faits pour l'extériorité, pour l'action, qui sont pris sur la matière, inerte. Cette distinction entre extériorité et intériorité paraît anodine, mais elle est en fait essentielle, et se retrouvera d'ailleurs, sous d'autres formes et étendue à d'autres sujets, à travers toute l'oeuvre de Bergson. Elle lui permet ici de montrer que notre liberté est un fait, dès lors que nous parvenons à nous replacer vraiment dans l'intériorité. En effet, si l'on prend conscience de ce que nos états psychologiques, nos sentiments, ne sont que qualité, si l'on considère que la conscience en tant qu'elle est durée est création continue de nouveauté, alors il n'est plus possible de prétendre soumettre notre esprit à des explications déterministes qui voudraient faire de nos états des objets nettement distincts et mesurables, extérieurs les uns aux autres et soumis à la causalité de la matière telle que les sciences la révèlent.
Une psychologie qui voudra rendre compte des phénomènes de notre conscience devra donc reconnaître cette différence fondamentale entre l'extériorité, qui est le domaine de notre action, pour laquelle nous avons besoin de découper, distinguer, mesurer, spatialiser en somme, et l'intériorité qui fondamentalement ne peut être découpée en états distincts sans procéder à un travail d'abstraction et de généralisation qui rend précisément impossible la connaissance d'un état singulier. C'est pourtant ce que nous faisons pour les besoins de la vie courante, si bien que se crée un deuxième moi, au contact de l'extériorité et qui de ce fait en prend la forme, un moi superficiel. Du point de vue de ce moi, tout est distinct, tout s'exprime par des mots, si bien que les théories déterministes s'appliquent bien à ce moi. Mais ce moi superficiel procède d'un moi profond qui est tout autre, et vis-à-vis duquel seul il y a liberté. Qu'est-ce donc que la liberté? Bergson ne définit pas la liberté de façon générale ou abstraite, ce qui ne lui semble pas possible, mais l'acte libre: «nous sommes libres quand nos actes émanent de notre personnalité entière, quand ils l'expriment, quand ils ont avec elle cette indéfinissable ressemblance qu'on trouve parfois entre l'oeuvre et l'artiste» (p. 129). Et cette personnalité entière ne peut donc être ressaisie qu'au niveau du moi profond, puisqu'à ce niveau-là tous nos sentiments forment un tout. Il n'est pas anodin par ailleurs que Bergson emploie une comparaison qui parle de création, la plaçant d'emblée au coeur d'une définition de l'homme. Mais cette définition pose un problème, à première vue: si c'est notre moi superficiel qui est au contact de la matière, si c'est lui par lequel nous agissons, tandis que notre personnalité dans sa pleine dimension ne peut s'appréhender que dans notre moi profond, comment pouvons-nous agir en exprimant notre personnalité tout entière? Quel est le lien entre notre moi profond et nos actions? En somme, comment notre personnalité, qui est durée, rencontre-t-elle la matière? Répondre à la question, c'est étudier les rapports de l'esprit et du corps, et en particulier du cerveau, pour chercher à déterminer à quelles conditions nous pouvons effectivement agir librement.


L'enjeu de la deuxième oeuvre de Bergson, Matière et mémoire (1896), est de comprendre la nature de l'interaction entre corps et esprit, et de chercher à voir dans le même temps s'il n'est pas possible de se prononcer sur la question de l'existence de l'âme. Accessoirement, cela doit permettre de préciser la nature de notre personnalité.
Bergson centre son étude sur le problème de la mémoire: le souvenir est en effet à l'intersection de l'esprit et de la matière. Où vont nos souvenirs, et surtout d'où et comment reviennent-ils à la conscience ? Sont-ils stockés dans le cerveau ou sont-ils immatériels, et alors il faut poser l'existence de l'âme? La réponse de Bergson, qui s'appuie sur l'étude et l'analyse de nombreux compte-rendus d'expériences publiés à son époque, est claire: les souvenirs ne peuvent être conservés dans le cerveau, puisque lors même que des lésions les empêchent de revenir à la conscience directement, on est forcé de constater par d'autres biais qu'ils existent toujours. Bergson va même jusqu'à affirmer que la totalité de nos souvenirs se conserve, au fur et à mesure que nous vivons, même si tous ne nous reviennent pas à l'esprit. Il plaide donc clairement pour l'existence de l'âme, laquelle conserverait tout notre passé. La conservation des souvenirs est ainsi une donnée métaphysique, en lien avec notre durée, et non une faculté psychologique. C'est au contraire l'oubli qui est une faculté psychologique, mise en oeuvre par le cerveau, qui nous sert à agir, impliquant pour cela d'écarter de la conscience tout ce qui n'est pas nécessaire à l'action.
C'est que la perception, et à sa suite l'action, ne se font qu'en invoquant des souvenirs: la perception n'est jamais pure, nous n'identifions le donné de nos sens qu'en tant qu'à la perception pure vient s'ajouter un souvenir rappelé par le cerveau, qui donne à ce souvenir la forme adéquate pour s'adapter à la perception, c'est-à-dire qu'il en rappelle une forme plus ou moins précise, ou plus ou moins générale selon le cas. Nos souvenirs peuvent en effet être rappelés à différents niveaux par le cerveau, selon la nécessité: plus l'action à effectuer est générale, plus la forme du souvenir rappelé le sera: le cerveau permet ainsi l'acquisition de réflexes, en ne retenant d'un événement que sa dimension mécanique par exemple. Tandis que l'âme conserve le détail de tous les gestes que nous avons effectués, en même temps que du cadre et du moment où nous les avons faits, le cerveau n'en conserve lui que ce qui rend tous ces souvenirs identiques, que ce qui lui est utile.
Le cerveau permet donc à nos souvenirs d'être réutilisés en vue de l'action, et ainsi il constitue essentiellement un organe d'attention à la vie: sans lui (s'il est possible de se l'imaginer), notre conscience ne serait que le rêve de tous nos souvenirs, tandis que le cerveau permet de rappeler nos souvenirs de façon de plus en plus générale, abstraite, ce qui nous permet d'agir. Il y a ainsi une échelle, qui va de l'immatériel pur, l'âme, où nous pourrions retrouver tous nos souvenirs, tels que nous les avons vécus, jusqu'à la matière pure, c'est-à-dire la perception pure, et cette échelle existe grâce au cerveau. Ce qui permet à Bergson de parler de notre personne à chaque moment comme d'un cône: le sommet de ce cône figure l'insertion dans le présent, tandis que la base du cône est constituée de la totalité de nos souvenirs, intégralement conservés. Le présent étant, explique Bergson, sensori-moteur, c'est-à-dire lié à notre perception et notre action, le sommet de ce cône représente l'insertion de notre personnalité dans l'action.
Dès lors on comprend comment l'esprit peut agir sur la matière, grâce à son insertion et son interaction étroites avec le cerveau, qui est comme le crochet qui permet d'accrocher le manteau que constitue l'âme. Mais si Bergson cherche à comprendre la relation de l'âme et du corps, à travers le problème de la mémoire, il note cependant que cette insertion de l'âme dans le corps apparaît comme relativement réduite par rapport à l'ensemble des activités spirituelles, ce que le conduit à penser que l'âme doit pouvoir survivre au corps, puisqu'elle n'en dépend que pour l'action, et pas pour toutes ses autres activités. C'est en tout cas une plus grande probabilité que l'hypothèse inverse, que l'âme puisse disparaître avec le corps.
Quoi qu'il en soit, on voit comment notre personnalité, au sens de ce qui fait notre individualité, peut s'exprimer dans nos actions, en quoi c'est bien nous-mêmes qui agissons, puisque tous nos souvenirs se conservent et restent virtuellement présents à la conscience. On comprend également comment l'action libre est possible, comment toute notre personnalité peut être présente dans nos actions: puisqu'elle forme un tout, et que ce tout s'insère dans le cerveau, nous pouvons l'exprimer dans nos actions. Mais il est vrai que nous agissons rarement librement, comme Bergson le notait déjà dans son Essai: c'est que le plus souvent, dans la plupart des situations nous pouvons nous contenter de réponses au moins partiellement conditionnées par nos réflexes et nos habitudes, inscrits dans le cerveau, ou que nous nous laissons parfois conduire par ces habitudes qui agissent comme des obstacles au retour de nos souvenirs, et donc à une action libre. C'est alors le moi superficiel qui a le dessus. L'effort par lequel nous ressaisissons notre personnalité dans sa totalité est possible, nous pouvons l'exprimer par des actes (c'est ce que font les artistes de manière plus fréquente que la moyenne d'entre nous), mais il faut avoir des raisons de le faire, et c'est pourquoi nous n'agissons le plus souvent de façon libre que dans des situations importantes où nous devons prendre une décision spontanée et où nous nous prononçons de façon apparemment irréfléchie, ou lorsque que nous prenons sur nous de faire cet effort.
La liberté peut donc passer dans la matière, montre Bergson, grâce au cerveau qui nous permet d'agir, le problème de la liberté ne se posant d'ailleurs que dans l'action, c'est-à-dire dans la possibilité que nous avons de nous affranchir des lois de la matière. L'esprit peut agir sur la matière, et c'est cette interaction qui nous définit, qui fait de nous des êtres libres, et ce faisant individuels, puisque c'est en ressaisissant nos propres souvenirs que nous agissons librement. Reste en suspens la question de l'origine de l'âme, de sa présence dans un corps, et éventuellement de sa destination. C'est parce que nous avons une âme que nous sommes des individus et donc des êtres libres. Mais est-ce à dire que les animaux n'ont pas d'âme? D'où viendrait alors l'âme humaine? L'existence d'une personnalité qui nous fait libres est un fait, mais elle n'est pas encore expliquée. Faisant oeuvre de psychologue essentiellement, s'appuyant sur l'expérience, Bergson a déjà pu répondre à des questions d'ordre métaphysique, ou au moins suggérer des réponses. Il lui reste à s'engager plus directement dans des problèmes généraux et à étudier la vie en général, pour tenter de déterminer la place de l'homme dans le monde.


Le monde

Bergson cherche donc dans L'évolution créatrice (1907) à élargir son domaine de recherche pour tenter de comprendre la signification de la vie, déterminer la place de l'homme dans le monde, et établir ce qui fait que nous sommes différents des animaux. Après examen approfondi, Bergson reconnaît deux choses: la justesse de la théorie de l'évolution, et l'échec de ses prédécesseurs à la penser. Notre intelligence n'est en effet pas apte à comprendre la vie, adaptée qu'elle est à la matière inerte. Bergson commence donc son étude en montrant en quoi les deux systèmes de pensée utilisés jusque là, mécanisme et finalisme, ne permettent ni l'un ni l'autre de rendre compte de l'évolution. Le mécanisme affirme que tout ce qui se produit au cours de l'évolution le fait selon des lois nécessaires, un enchaînement rigoureux et sans faille de causalité. Le finalisme quant à lui affirme que tout ce qui se produit le fait en fonction d'une fin, que tout a donc un sens qu'il s'agit d'élucider. Pour reprendre l'exemple que Bergson développe longuement, l'oeil, et en schématisant beaucoup, le mécanisme aura tendance à affirmer que l'oeil s'est développé sous l'effet de la lumière, tandis que le finalisme dira que l'oeil est apparu pour capter la lumière. Bergson rejette l'un et l'autre point de vue, montrant qu'ils n'ont de sens que là où il y a assemblage d'éléments préexistants et distincts, et non création. Ni l'un ni l'autre ne permettent de penser le nouveau, le créé, et raisonnent toujours en se donnant le début et la fin, cherchant ensuite à aller de l'un à l'autre, l'un en partant du début en enchaînant a posteriori les causes pour arriver à un terme qu'il s'était déjà donné, l'autre en descendant de la fin et organisant tous les éléments précédents en fonction d'elle. Selon Bergson, l'évolution ne peut s'expliquer que par l'action d'une énergie qui passerait à travers la matière, à laquelle il donne le nom d'élan vital. Il récupère donc une sorte de finalisme, en affirmant l'idée d'un sens, avec cette différence que l'élan vital joue l'effet d'une vis a tergo, d'une force qui pousse dans le dos. Certes, l'élan vital s'exerce sur la matière et donc est bien forcé de se plier à ses lois, de sorte que le mécanisme peut reconstituer l'évolution extérieure du mouvement; mais le mécanisme ne peut expliquer l'origine du mouvement de création. Bergson prend l'exemple éclairant d'une main invisible qui plongerait dans un seau plein de limaille de fer, la main étant l'élan vital et la limaille la matière: le mécanisme pourra bien décrire la forme nouvelle que prend la limaille dans le seau, il ne pourra pas voir la main et donc donner le sens de ce qui se passe.
Pour comprendre ce mouvement de création, il ne faut donc pas recourir à l'intelligence, qui agit sur l'inerte, mais à une autre forme de connaissance, à laquelle Bergson faute de mieux a donné quelques années plus tôt le nom d'intuition («Introduction à la métaphysique», 1903), et qui est une connaissance par «sympathie» à l'égard de l'objet étudié, une connaissance de l'objet en lui-même, intérieure, et non une connaissance de surface qui n'implique l'objet que dans des relations à d'autres objets, comme le fait l'intelligence. Comme pour la personnalité humaine, la vie qui est incessante création ne peut être connue, comprise que par un effort d'intuition qui permette d'en épouser le mouvement.
À partir de là, Bergson peut expliquer l'évolution, en y montrant la manifestation d'une énergie d'ordre spirituel dans la matière, et qui tente de s'en libérer. La vie est donc d'essence spirituelle, et l'évolution une marche par étapes jusqu'à la libération de l'esprit de la matière. Mais la matière ralentit ce mouvement ascendant de l'élan vital, le force même sans cesse à s'arrêter: ces arrêts sont autant de formes différentes d'espèces vivantes. Diverses tendances présentes au sein de l'élan vital font qu'il se sépare à plusieurs reprises, d'abord entre végétaux et animaux, puis entre deux tendances dont l'une aboutit à une forme d'instinct parfaitement efficace, chez les insectes comme les fourmis, où le mouvement de l'élan vital est non pas arrêté mais comme annulé, dans une sorte de somnambulisme de l'instinct, tandis que l'autre mène à l'intelligence, par les mammifères. Chez eux en effet la conscience, entendue au sens restreint, chez l'animal, comme capacité à faire des choix, se développe de plus en plus, ce qui signifie qu'à chaque nouvelle étape la part de liberté face à une situation donnée augmente. Avec l'homme se produit une rupture, car l'élan vital parvient à se libérer, même s'il est encore ralenti. En ce sens, on peut dire que l'homme représente le terme de l'évolution, qu'il lui donne sens, non par ce qu'il est, comme «forme», espèce, car l'élan vital aurait pu percer plus loin, mais par ce qu'il représente. En ce sens, l'homme a bien une place tout à fait particulière dans le monde, un statut exceptionnel. L'homme en effet est capable de prolonger l'élan vital, de le laisser passer librement: en chaque homme, l'évolution peut se poursuivre, alors que chaque espèce animale marquait un arrêt. De sorte qu'avec l'homme la notion d'espèce même cesse d'avoir un sens: en tant que créateur, d'être libre, il peut prolonger de lui-même l'élan vital. La personnalité remplace l'espèce, comme mouvement par rapport à un arrêt. Ressaisir notre personnalité, dans un acte libre, dans les conditions définies dans l'Essai et dans Matière et mémoire, c'est donc en fait ressaisir l'élan vital. Ressaisir ce qui fait de nous profondément un individu nous fait entrer en contact avec l'élan vital même, avec ce qui fait de nous plus qu'un animal, c'est toucher notre essence même.
Un autre point essentiel est de pouvoir comprendre désormais l'imbrication de l'âme et du corps, de comprendre du moins d'où vient l'âme: il ne faut pas partir de l'existence d'une âme indépendante pour se demander ensuite comment elle vient dans un corps, mais partir de l'existence dès l'origine d'un élan vital de nature spirituelle au sein de la matière. C'est ce qui permet de comprendre la personnalité: l'élan vital est conscience, mais doit se diviser à cause de la matière en individualités distinctes, d'où l'apparition d'âmes, qui en un sens préexistaient. Bergson peut ainsi conclure que la conscience est indépendante du corps, et essentiellement libre.
Sur le plan de la connaissance, d'un point de vue métaphysique, la portée de ces affirmations est grande, en tant que la frontière entre inanimé et animé se trouve réduite par le fait que la matière même doit être considérée comme un flux plus qu'une chose. C'est, explique Bergson, ce que doit montrer une philosophie qui part de l'intuition et non de l'intelligence, une philosophie qui part de l'expérience concrète, capable dès lors de comprendre la vie de l'intérieur. C'est l'ensemble du monde qui est alors connaissable, même la matière, par l'intuition. Dès lors que la matière est reconnue comme un flux, que la réalité fondamentale du monde n'est pas d'être un ensemble de choses mais d'être action, alors la création de tout et principalement du monde ne pose plus problème, nous pouvons appréhender ce qu'est la création en nous-mêmes. «Dieu, ainsi défini, n'a rien de tout fait; il est vie incessante, action, liberté». Voilà ce que Bergson, au niveau de L'évolution créatrice, peut dire de Dieu. La particularité de sa démarche est de donner à comprendre ce que l'on appelle Dieu à partir de ce qui a été reconnu en l'homme de façon immédiate: action et liberté, création. Le monde peut être compris, même dans sa création.

D'un point de vue chrétien, on notera que l'on peut déjà partiellement comprendre que l'homme soit créé à l'image de Dieu, même si le bergsonisme doit encore préciser la signification de cette correspondance entre un créateur tout puissant et le créateur bien plus humble qu'est l'homme. On comprend aussi le statut particulier que l'homme a d'emblée dans le texte de la Genèse, pourquoi il se voit attribuer le pouvoir sur le reste de la Création: il la dépasse, et peut la prolonger à son échelle. Notons enfin, le reproche ayant été fait à Bergson, qu'il ne s'agit pas dans L'évolution créatrice de développer d'une conception moniste, qui assimilerait Dieu et l'élan vital, ferait de Dieu la vie: Bergson dit clairement que l'élan vital est le produit d'un acte créateur, que l'élan a été donné une fois pour toutes et se distingue de son créateur.

Reste à penser le sens de notre existence, à comprendre la vocation de l'humanité, ou plutôt de chacun de nous: comment prolongerons-nous l'évolution, vers quoi diriger notre action? C'est une question de morale qui se pose désormais. Le mode peut être expliqué, reste à le comprendre profondément, à l'interpréter. Comment accomplir à travers nous le sens de l'évolution, quel est le terme de l'évolution?


Dieu

Dans son dernier grand ouvrage, Les deux sources de la morale et de la religion (1932), Bergson en vient donc enfin à l'étude des questions morales, après avoir cherché aussi du côté de l'esthétique, de l'art, où semble se manifester de façon éminente la puissance créatrice de l'homme. Mais c'est bien dans le domaine moral qu'il voit à l'oeuvre le plus pleinement cette puissance de création, c'est là où elle prend toute son ampleur aux yeux de Bergson: en effet la plus grande création que l'homme puisse faire est de se construire lui-même, de construire sa propre personnalité, de l'accroître indéfiniment. Reste à voir comment. Bergson commence par une étude de la morale et de la religion comme formes établies, et constate que pour l'une comme pour l'autre deux types s'opposent: pour la morale, il y a d'un côté les morales closes, de l'autre une morale ouverte; pour la religion, il y a d'un côté religions statiques et de l'autre une religion dite dynamique. Une morale close est une morale construite par l'intelligence, le raisonnement: mais elle échouera toujours à dépasser la limite d'un groupe social, comme la famille au sens restreint ou la patrie au sens large. Elle tient au fait que naturellement les hommes sont organisés en sociétés. Mais de loin apparaissent des âmes privilégiées qui se portent vers l'humanité tout entière, dans un élan d'amour. Bergson note que «l'apparition de chacune d'elle était comme la création d'une espèce nouvelle composée d'un individu unique», et que «chacune d'elles manifestait sous une forme originale un amour qui paraît être l'essence même de l'effort créateur». Surtout, ces personnes suscitent un élan autour d'elles, un appel à les suivre par leur seule action. Certes la morale close est naturelle, et nécessaire, elle permet même de conserver en un sens la nature de l'appel d'un de ces héros, mais si l'on veut comprendre ce à quoi l'humanité est appelée à travers chacun de nous, c'est vers ces héros qu'il faut se tourner, pour essayer à son tour de retrouver en nous cet élan créateur. La religion présente le même type d'opposition. Il y a tout d'abord, naturellement, des religions de type statique, apparues pour contrebalancer les inquiétudes suscitées par l'intelligence humaine (inquiétude face à la mort et tentation d'un pur égoïsme, contre la nécessité d'agir dans le présent et de vivre en société), et dont l'essence même est d'être avant tout superstition, magie. De l'autre il y a des religions qui s'appuient sur une expérience mystique, sur l'appréhension de l'élan créateur qui passe à travers nous: en remontant ainsi cet élan, il est possible d'en trouver la direction et de le prolonger. Bergson montre que plusieurs types de mystiques doivent cependant être distingués, selon la profondeur de leur expérience. Ce que l'étude de la morale et de ses héros laissait voir se trouve confirmé dans l'étude des seuls mystiques complets, que sont les mystiques chrétiens. Seuls eux parviennent à toucher pleinement l'élan vital. Que nous apprennent-ils? Ils ressentent quand ils ont atteint le stade final de l'extase une surabondance de vie, qui permet les plus grandes entreprises, les obstacles disparaissent au profit d'une simplicité parfaite de regard sur le monde. L'effort reste indispensable mais vient tout seul. Le mystique est désormais l'instrument de la volonté divine, c'est Dieu qui agit à travers lui. Surtout, le mystique se sent porté par un amour divin pour toute l'humanité, et même pour l'ensemble des formes vivantes. Cet amour «voudrait, avec l'aide de Dieu, parachever la création de l'espèce humaine et faire de l'humanité ce qu'elle eût été tout de suite si elle avait pu se constituer définitivement sans l'aide de l'homme de lui-même.» Il s'agit de «convertir en effort créateur cette chose créée qu'est une espèce, faire un mouvement de ce qui est par définition un arrêt». Ressaisir l'élan vital c'est donc rencontrer un amour divin, rencontrer Dieu c'est éprouver son amour pour l'humanité entière. «Dieu est amour, et il est objet d'amour: tout l'apport du mysticisme est là.» De plus, «par le fait, les mystiques sont unanimes à témoigner que Dieu a besoin de nous, comme nous avons besoin de Dieu. Pourquoi aurait-il besoin de nous, sinon pour nous aimer? Telle sera bien la conclusion du philosophe qui s'attache à l'expérience mystique. La Création lui apparaîtra comme une entreprise de Dieu pour créer des créateurs, pour s'adjoindre des êtres dignes de son amour.»
D'où la confusion possible entre élan vital et Dieu, qu'il faut pourtant distinguer: l'élan vital n'est pas Dieu, mais le ressaisir en soi permet de rencontrer Dieu, ce qui n'a rien de surprenant puisque l'élan vital même est amour: être ouvert pleinement à l'élan vital en nous nous ouvre à l'amour divin.
Revenons aux mystiques chrétiens, et au christianisme. Une religion dynamique, se construit autour d'une intuition mystique. Quelle est la valeur, quelle est la nature de l'expérience mystique qui est à l'origine du christianisme? Bergson voit dans le Sermon sur la Montagne, pris en lui-même, sans considération sur son auteur, un absolu indépassable, une expérience mystique absolue. Les grands mystiques «se trouvent être des imitateurs et des continuateurs originaux, mais incomplets, de ce que fut le Christ des Évangiles.» Le Christ apparaît comme un Absolu mystique, et Bergson l'appelle par ailleurs, dans des lettres, le Surmystique.
Qu'en conclure? Que le sens de notre vie est dans l'amour que Dieu nous porte. Poursuivre l'évolution, c'est donc retrouver en nous cet amour, être capables d'aimer pour répondre à l'amour de Dieu.


Reste une interrogation, de taille: que penser, au delà de la vie que nous sommes appelés à vivre, de la nature de notre survie après la mort? Si le sens de la vie est l'amour, si c'est à aimer que nous sommes appelés, en quoi cela peut-il jouer sur la nature de notre vie après la mort?
La conclusion d'une conférence bien antérieure donnée par Bergson en 1911, peu de temps après L'évolution créatrice, donne des indications. Parlant de la probable survie de l'âme au corps, Bergson ajoute: «ne soupçonnerons-nous pas que, dans son passage à travers la matière qu'elle trouve ici-bas, la conscience se trempe comme de l'acier et se prépare à une action plus efficace, pour une vie plus intense?» Cette vie, «chacun de nous y viendrait, par le seul jeu des forces naturelles, prendre place sur celui des plans moraux où le haussaient déjà virtuellement ici-bas la qualité et la quantité de son effort». Si l'on ramène ce passage aux conclusions des Deux sources, notre vie après la mort dépendrait de notre capacité à aimer.
Mais peut-on déjà comprendre ce qui en nous sera conservé? Si l'on reprend l'idée de personnalité, si l'on cherche à ressaisir individuellement ce qui nous définit, que doit-on penser de ce qui nous attend après la mort? Que peut-il rester de notre personnalité après la mort?


Conclusion : l'Au-delà

Pour cela, permettez-moi de sortir du bergsonisme proprement dit pour entrer dans la doctrine chrétienne même, après avoir rappelé les acquis des travaux de Bergson.
Qu'est-ce que la personnalité? La rencontre de l'élan vital et d'un corps, celui-ci forçant celui-là à s'individualiser en une âme, mais un corps tel que l'élan vital a la possibilité de s'y libérer. L'âme peut agir grâce au corps et, si elle se ressaisit elle-même suffisamment, si elle se libère des obstacles divers qu'elle se pose à elle-même ou que le cerveau par les habitudes ou les réflexes lui oppose, elle peut agir librement, en exprimant tout ce qu'elle est profondément, c'est-à-dire en exprimant sa personnalité. Or, ressaisir sa personnalité, c'est atteindre son âme, toucher à son essence spirituelle. C'est donc rencontrer l'élan vital, qui est le principe de notre personnalité. Nous n'agissons librement qu'au contact de cet élan vital. Il nous dépasse, mais en même temps fait que nous sommes des individus et pouvons échapper à l'arrêt que constitue une espèce, pour nous faire créateurs, et créateurs de nous-mêmes. La personnalité, en nous individualisant, fait de nous des foyers de création. Or, les mystiques viennent nous révéler que cet élan que nous retrouvons en nous est amour, un amour divin qui se porte sur l'humanité, pour lui redonner mouvement. Créer, c'est donc aimer, et nous retrouvons d'ailleurs un amour infini à la création du monde par Dieu.
Nous sommes donc appelés à aimer, par le fait que nous sommes à même de retrouver en nous cet élan vital qui s'exprime par notre personnalité, et d'autre part il est hautement probable que notre âme survive à notre corps. Celle-ci a été forcée de se séparer, de s'individualiser du fait de son insertion dans un corps. Reste à savoir si elle demeure distincte après la mort, après s'être séparée du corps.
Deux questions se posent donc, dans la perspective d'une vie après la mort. Aimer, c'est nous créer nous-mêmes, poursuivre en nous le mouvement de l'évolution: quel est alors ce lien entre l'amour et l'accroissement de notre personnalité? D'autre part, que reste-t-il de notre individu après la mort, qu'advient-il de la personnalité? Ces deux questions apparaissent en fait liées, comme nous allons le voir.


Je m'appuierai pour tenter d'y répondre sur les réflexions d'Émile Besson, un contemporain de Bergson (mais cela importe peu), et notamment sur un texte intitulé «L'Amour et la Connaissance», paru en janvier 1934. Besson y réfléchit sur cette phrase de l'Évangile: «Si quelqu'un veut faire la Volonté de Dieu, il connaîtra.» (Jean VII, 17).
La Volonté de Dieu, c'est le Christ qui nous l'a fait connaître, en nous donnant un commandement nouveau: «Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés». Il nous demande de savoir aimer comme Il nous aime, comme le Père nous aime. Besson note que le sens de ce commandement n'est pas mystérieux: si nous en étions tous capables, le Royaume de Dieu serait instauré sur la Terre. Mais notre faiblesse nous en empêche encore.
Besson remarque pourtant qu'il suffirait de s'ouvrir à la Volonté du Père pour comprendre. Comment le pouvons-nous? Besson opère une distinction entre deux modes de connaissance qui ne peut que rappeler celle opérée par Bergson, l'une venant du coeur, qui est «le fruit de l'arbre de Vie», l'autre venant du cerveau, qui est le «fruit de l'arbre de la science du bien et du mal». Le cerveau n'est qu'un instrument, ce n'est pas par l'intellect que la Vérité éternelle peut entrer en nous. Donner trop de place à l'intelligence, la déifier, «c'est rompre l'équilibre au détriment de l'intuition, c'est rétrécir le coeur, c'est voiler la conscience et cette attitude nous rend inquiets, malades, impuissants à l'action».
Qu'est-ce que la connaissance par le coeur, que nous apporte-t-elle? «Elle est une communion intime entre le sujet et l'objet qui se livrent l'un à l'autre dans leur nudité réelle, se fondent en sorte et ne pourront plus s'oublier, puisque chacun vivra dans le sentiment permanent de l'autre.» Ce qui correspond effectivement à l'intuition chez Bergson, qui est une connaissance de l'intérieur, par sympathie avec son objet. Dès lors, effectivement, si nous voulons faire la Volonté de Dieu, aimer, nous connaîtrons. «Autrement dit: Aimons-nous les uns les autres et nous saurons; si nous voulons comprendre quelqu'un ou quelque chose, commençons par l'aimer.» Besson ajoute: «Celui qui a réussi à transmuer son égoïsme en altruisme voit s'ouvrir l'intime de toutes les créatures et celui qui se sacrifie pour elles devient leur alter ego; il accumule d'un seul coup toute la connaissance qui s'exprime par elles. Enfin, celui qui s'efforce à aimer Dieu ---\, et aimer son prochain, c'est aimer Dieu\, --- apprend à connaître Dieu, c'est-à-dire qu'il tend à réaliser la somme de toutes les connaissances.»
Aimer, c'est donc étendre notre personnalité à celles de ceux que nous aimons: il y a bien en cela accroissement, enrichissement, et c'est en cela que nous sommes plus aptes encore à recevoir l'amour de Dieu. Aimer, c'est retrouver ce qui en nous est essentiel, s'ouvrir à l'amour de Dieu c'est rejeter ce qui en nous n'est pas nous-mêmes, ce qui nous éloigne de nous-mêmes, le mal.


Mais qu'en est-il de la vie après la mort? Quel est le sens de notre vie terrestre par rapport à la vie éternelle? Le Salut est-il individuel? Est-ce nous en tant que personnes qui sommes sauvés et promis à la vie éternelle? L'annonce de la résurrection des corps semble indiquer que c'est bien le cas. Mais on peut aussi partir du fait que Dieu a créé le monde pour être aimé, pour qu'un amour réponde au sien. Or nous avons chacun, comme individus, du fait de notre personnalité, une manière d'aimer Dieu qui nous est particulière, et qui est déterminée par l'amour que nous portons aux autres. En aimant quelqu'un, et donc en apprenant à le connaître, notre personnalité s'accroît, nous aimons non pas plus, mais mieux.. De plus, dès lors que nous aimons quelqu'un, à plus forte raison si cet amour (au sens large du terme) est réciproque, l'accroissement convergent de nos deux personnalités se traduit par la création de liens de plus en plus profonds et riches. Notre personnalité se définit en somme par l'ensemble des liens que nous avons su créer avec ceux qui nous entourent, nous rendant capables d'aimer Dieu toujours plus, mais d'une façon qui reste toujours individuelle, déterminée par ce que nous sommes à l'origine et par l'accroissement de notre personnalité que nous avons pu réaliser. Dès lors, on imagine sans peine que c'est notre personnalité entière, sous cette forme, qui sera conservée, comme une forme d'amour tout à fait singulière, comme un accord musical complexe mais harmonieux. Et l'on peut affirmer sans doute que dans l'au-delà les liens que nous avons noués au cours de notre vie terrestre seront conservés, puisque ce sont eux qui font que notre personnalité est plus riche, que notre amour est plus grand envers Dieu, comme l'estime le Père Pouget (un autre contemporain de Bergson, considéré par ceux qui le connaissaient comme un saint homme; je le cite car c'est lui qui quelques jours avant sa propre mort, a levé les derniers doutes qui empêchaient Bergson de se convertir au catholicisme). Le Purgatoire aurait alors pour fonction de nous purifier de nos imperfections, de ce qui nous empêche d'aime pleinement, mais sans changer la forme, la qualité de cet amour. Il nous prépare à rencontrer Dieu, et chanter sa louange pour l'éternité.
C'est en effet à chanter la gloire de Dieu pour l'éternité que nous sommes appelés, nous enseigne l'Église. Or, quel plus beau choeur que celui d'une multitude d'êtres chantant chacun la gloire de Dieu sur un ton qui leur est propre mais qui, dans le parfait amour qui y est exprimé, vient s'accorder en parfaite harmonie à toutes les autres voix?

J.M.

Article paru dans Sénevé


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