Naître, pour un homme, c'est venir au monde. Si l'homme vient au monde/
>, à la différence des animaux, c'est parce que lui seul a un monde, lui
seul peut bâtir un monde, s'entourer d'objets faits de ses mains qui
dureront parfois plus longtemps que l'activité productrice elle-même. Lui
seul peut créer des liens de sens, tisser des relations entre les choses
et les hommes. La nature est donnée par Dieu à l'homme qui à partir d'elle
construit un monde. Le monde s'ouvre parce que l'homme est en vie. Il est
en quelque sorte la maison humaine édifiée sur terre. Maison qui ne
saurait être une demeure définitivement achevée, où il s'agirait de
demeurer éternellement. Si le monde est la maison sur terre de
l'homme, c'est dire qu'il n'est pas simplement un environnement, qui
serait autour de nous, tel un réceptacle, en nous restant indifférent.
Vivre c'est donc construire un monde habitable, être du monde, et pas
seulement être au monde. Apparaît ainsi une des caractéristiques de la
vie proprement
humaine, la distinguant de la simple vie des animaux : contrairement aux
animaux qui sont seulement en vie et occupent la nature, vivre
pour
l'homme c'est toujours avoir un monde. Mais c'est là une
définition insuffisante, car si elle énonce ce qu'est le lieu de la
vie de l'homme, elle ne dit rien quant à la teneur de cette vie proprement
humaine. C'est donc cette articulation entre homme, vie et monde, qu'il
faut essayer de comprendre pour, à partir de là, tracer l'esquisse d'une
réponse chrétienne à la question «Qu'est-ce que vivre?».
L'articulation qui existe entre homme, vie et monde dans l'optique
moderne
marquée par le christianisme est radicalement différente de celle qui
s'impose dans l'Antiquité grecque. C'est du moins ce que tente de montrer
Hannah Arendt dans son ouvrage intitulée la Condition de l'homme
moderne. C'est selon Arendt l'idée de mortalité, ou d'immortalité, qui
permet de saisir la manière dont le monde antique et le monde moderne
pensent différemment l'articulation entre homme et monde. Dans l'optique
grecque, le monde, qui est défini avant tout comme cosmos et non pas comme
monde construit par l'homme, est conçu comme immortel, tandis que l'homme,
lui, apparaît comme mortel. C'est donc le critère de la mortalité qui
établit une hiérarchie entre l'homme et le monde. L'idée stoïcienne
selon laquelle l'homme est une sorte de verrue venant troubler par sa
présence l'harmonie universelle illustre bien l'idée d'une telle
hiétarchie. Le christianisme opère selon Arendt un renversement radical
dans cette hiérarchie, puisqu'avec lui l'homme est élevé à l'immortalité.
A l'éternité de la vie individuelle s'oppose désormais une condamnation du
monde à la mortalité, une idée du monde (qui est vu maintenant comme monde
construit par l'homme) comme allant vers sa fin. Ainsi, dans le monde
antique, plus spécifiquement grec, l'homme ne peut aspirer à l'immortalité
que dans ce monde. Tel est bien le sens proprement grec de l'excellence :
l'homme est d'autant plus excellent qu'il parvient à se rendre immortel
par ses oeuvres, ses exploits ou encore ses paroles au sein de la cité.
Les mortels doivent donc chercher à exceller aux yeux de leurs semblables
pour se hisser à une sorte d' immortalité dans ce monde. Toute autre
est donc la vision chrétienne, qui oppose vie terrestre et vie éternelle,
et où à une immortalité du monde, de l'homme dans le monde, se
substitue en quelque sorte une immortalité réelle de la «personne». Dès
lors toute gloire conférée par le monde devient en quelque sorte illusion.
Le monde apparaît comme plus périssable encore que l'homme. Il n'y a aucun
sens à chercher l'immortalité en ce monde puisque l'homme est considéré
comme promis à la vie éternelle, en tant qu'élu par la grâce de Dieu.
Autrement dit, si dans le monde antique, plus précisément grec, il faut
dans la mesure du possible s'immortaliser dans ce monde, dans le monde
moderne, marqué par le christianisme, l'immortalité devient éternité et
elle ne peut se réaliser qu'en dehors de ce monde périssable.
Surgit alors la question de savoir ce qu'est vivre pour l'homme du monde
moderne. Si pour un Grec, comme on l'a vu, vivre «pleinement», c'est se
rendre immortel, qu'est ce que vivre pour un chrétien?
Si la vie peut apparaître comme une sorte de tremplin vers l'autre vie,
comme une sorte de pélérinage sur la terre pour le chrétien, elle n'en est
pas pour autant dévalorisée. C'est ce que souligne Arendt lorsqu'elle dit
: «La vie sur terre n'est sans doute que la première étape, la plus
misérable de la vie éternelle» pour le chrétien, «mais sans cette vie il
ne peut pas y avoir de vie éternelle»1. C'est ce qui la conduit à la
conclusion suivante : «C'est lorsque l'immortalité de la vie individuelle
devient le dogme central de l'Occident que la vie sur terre devient le
souverain bien de l'homme». Dire que la vie devient dans la société
moderne le souverain bien est éminemment discutable. En effet, le
souverain bien est une fin en soi, il est ce vers quoi tout le reste est
orienté. Or, si la vie sur terre est pour le chrétien passage, elle n'est
donc aucunement, contrairenent à ce que dit Arrendt le souverain bien.
Elle serait bien plutôt moyen vers une fin suprême, ce qui assurément
n'entame en rien le caractère sacré de la vie, tel que rester vivant est
un
devoir sacré. C'est peut-être ce caractère sacré qui amène Arendt à parler
de la vie comme souverain bien. Il s'agirait alors par là d'opposer la
conception chrétienne de la vie à des opinions qui ont pu être soutenues
dans le monde antique, selon lesquelles par exemple le suicide serait la
mort la plus noble de toutes, ou mieux vaudrait mourir que
de vivre sans santé.
Si le diagnostic d'Arendt peut ainsi sembler pertinent, son analyse des
causes pose problème. On peut certes soutenir dans une certaine
mesure que la vie est devenue le souverain bien, mais non pas que c'est en
raison de l'apparition de la préoccupation chrétienne pour l'autre monde.
Il faut préciser qu'en plus du passage de la conception antique à la
conception moderne, Arendt voit un troisième changement radical qui réside
dans ce qu'elle appelle le «déclin de la foi». Même si c'est là une
formule contestable, elle permet toutefois de pointer le doigt
vers ceci, que la foi en la vie éternelle propre au monde chrétien a
perdu l'adhésion massive qu'elle a pu connaître.
La vie individuelle redevient alors mortelle, mais le monde, lui, ne
retrouve pas son immortalité. Or, c'est bien ce renversement là, donc
précisément l'éloignement de la vision chrétienne, qui explique que la vie
ait pu être érigée en souverain bien. En perdant la foi dans un monde à
venir l'homme, n'est pas rejeté au monde présent, il est rejeté à
lui-même, à ses
appétits et à ses désirs.
Il faut alors se demander si cette vie qui a perdu tout horizon
d'immortalisation, que ce soit dans ce monde aux yeux des autres hommes,
ou dans un autre monde, auprès de Dieu, ne risque pas d'être
tout simplement réduite
aux processus vitaux. Que devient une vie qui serait considérée
comme le
souverain bien? Et, au regard de cela, qu'est-ce alorsque vivre pour un
chrétien?
Le verbe vivre est ici employé pour désigner cette capacité proprement
humaine qui consiste à pouvoir «faire quelque chose de sa vie», mais
précisément en tant que l'homme est nécessairement aussi conditionné par
des processus boilogiques, et doit se distinguer de l'animal. La question
de savoir comment l'homme construit sa vie (au sens de bios), tout en
ayant une vie (zoe) aussi purement animale, est déjà celle qui hante
Aristote lorsqu'il dit que la différence entre l'homme et l'animal risque
fort de passer au sein du genre humain lui-même, tant que des hommes
«satisfaits des plaisirs que leur offre la nature, vivent et meurent comme
des bêtes.»2
A la question «qu'est-ce que vivre?» on peut commencer par donner une
réponse simplement descriptive. Partons d'une simple constatation.
Il est assez fréquent d'entendre comme réponse à la question «Qu'est-ce que
vous aimez?» : la vie; «qu'est-ce que vous
voulez?» : vivre, profiter de la vie. Que signifie ici «vouloir vivre»?
Assurément, ce n'est pas simplement vouloir rester en vie. Comment est
pensée la vie dans ce type de discours? Que veut-on faire de sa vie? Il
est d'autant plus difficile de comprendre cette inflation du
mot
vie dans notre vocabulaire quotidien, que bien souvent dans nos sociétés
il est fait bien peu de cas de cette fameuse vie; que l'on songe par
exemple au problème de la fin de la vie que l'on se donne parfois le droit
de raccourcir. Pour comprendre cette contradiction et savoir quelle est
précisément cette vie qui est devenue le souverain bien, on peut se
référer à
ce que dit Arendt au sujet de l'utilitarisme et de l'importance qu'il
prend dans nos sociétés modernes. L'utilitarisme tel qu'il a été théorisé
par Bentham, pose comme principe fondamental de la vie humaine la
recherche d'un optimum entre peine et plaisir, donnant dès lors à l'homme
une fonction de calculateur. Or, c'est bien une telle conception
utilitariste qui sous-tend la vision moderne prédominante de la vie. L
a vie devient exactement ce que Kierkegaard dénonce lorsqu'il dit à
propos de ce qu'il appelle la vie du païen : «sa vie et son histoire se
déroulent comme autrefois l'écriture sur le papier, lorsqu'ignorant les
intervalles, on enchevêtrait les mots et les phrases.»3 Plus de
pauses, plus de moment de bilan et de retour sur soi. A pousser jusqu'au
bout la logique utilitariste, la vie semble réduite à un misérable petit tas de
plaisirs, de sorte que nous risquons fort de n'être plus que des animaux
dotés d'une faculté de computation. Vivre, c'est calculer. Additionner des
plus et des moins pour en retirer le plus de plaisir possible. Ce que les
hommes ont en commun n'est dès lors plus le monde, c'est plutôt l'identité
de leurs natures d'animaux calculateurs. Tous calculent et tous sont
affectés par le plaisir et la douleur, voilà ce que devient l'homme dans
une telle conception.
Arendt qualifie le devenir de l'homme correspondant à la théorie
utilitariste par la formule
du «triomphe de l'animal laborans». Elle veut souligner par là que
dans la société moderne l'homme risque de n'être plus qu'un animal
alternant travail
(douleur) et consommation (plaisir), dominé par un fonctionnement purement
automatique. Le comportement humain type devient hébété, tranquilisé et
la vie de l'homme ne réside plus que dans le mouvement cyclique de ses
fonctions corporelles, telles qu'elles interviennent dans la travail et la
consommation. Or, cette conception de la vie se répercute sur le monde
lui-même. C'est ce que montre Arendt lorsqu'elle souligne le risque que
«nous soyions simplement poussés par un processus dont les cycles
perpétuels feraient paraître et disparaître des objets qui se
manifesteraient pour s'évanouir, sans jamais assez durer pour environner
le processus vital»4, bref sans jamais assez durer pour
constituer un monde construit par l'homme. Si tout passe, si tout objet se
consomme et donc se consume, si se perd la possibilité d'habiter au milieu
d'objets qui durent, c'est peut-être le monde lui-même, dans sa qualité
de maison humaine, qui est véritablement menacé. Ainsi notre époque
moderne, celle de la «mondialisation», est peut-être d'une certaine façon
celle de la fin du monde comme patrie terrestre, ce qui est assurément
inséparable de la vision proprement utilitariste de la vie perçue comme
une
somme algébrique de plaisirs et de peines.
Si on a ainsi tenté de répondre descriptivement à la question « qu'est-ce
que
vivre», reste maintenant à esquisser un autre type de réponse. Comment le
chrétien est-il appelé à transformer cette vie purement computative?
Assurément, la définition que l'on donne du vivre dépend de celle que l'on
donne de l'homme. Reste alors à se demander ce qu'est l'homme pour le
chrétien. Dans le psaume 87 qui renvoie au texte de la Genèse, il est dit:
«A peine le fis-tu moindre qu'un dieu;
Tu le couronnes de gloire et de beauté
Pour qu'il domine sur l'oeuvre de tes mains;
Tout fut mis par toi sous ses pieds.»
Ainsi se trouve exprimé tout le problème de la nature de l'homme, nature
indéterminée. Si l'homme a été créé «à l'image de Dieu», comme le dit le
texte de la Genèse, il a aussi été modelé à partir de la glaise du sol.
Tous les animaux, toutes les plantes sont créés «selon leur
espèce»5. Cela n'est justement pas précisé pour l'homme, qui se
tient en quelque sorrte entre la boue et la dvinité, «milieu entre rien et
tout», comme le dira Pascal. L'homme n'est pas un animal, mais il ne peut
pas non plus s'élever immédiatement jusqu'à Dieu. Il a ainsi une position
proprement atopique (en aucun lieu) dans la création.
Mais l'homme occupe aussi d'emblée un statut de possesseur de la nature.
En effet,
d'après le texte de la Genèse, Dieu dit : «Qu'ils dominent sur les
poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux, toutes les bêtes
sauvages et toutes les bestioles qui rampent sur la terre», et encore, à
l'homme : «Soyez féconds, multipliez-vous, emplissez la terre et
soumettez-là». Toute la création est ainsi mise sous les pieds de l'homme.
Cette suprématie de l'homme peut être comprise rétrospectivement, à la
lumière du Nouveau Testament, et mise en parallèle avec la suprématie du
Christ. C'est ce que suggère ce passage de l'Epître aux Ephésiens, où il
est
dit à propos du Christ : «Il a tout mis sous ses pieds, et l'a constitué
au sommet de tout, tête pour l'Eglise, laquelle est son corps».6 La
primauté de l'homme dans la création devient ainsi celle du Christ.
L'homme, portant en lui la possibilité du péché, est appelé à se
reconaître dans le Christ, qui est Dieu. Le premier homme, pétri de boue
et créé à l'image de Dieu, doit donc être dépassé par l'Homme-Dieu, qu'est
le Christ.
La vie «chrétienne» ne peut par conséquent pas seulement être
un mouvement rectiligne, s'opposant simplement au mouvement circulaire de
la vie biologique. Le propre de la vie chrétienne est d'être appelée à
être une ligne ascendante. C'est entre la figure d'Adam, errant entre
l'animalité et la divinité, et la figure du Christ ressuscité que se
construit la vie du chrétien. Et c'est en tant qu'il est appelé à
surpasser la figure d'Adam que le chrétien ne peut pas se contenter de
l'idéal utilitariste d'une vie réduite à une sommation d'instants de
plaisir et de peine. Sa vie ne peut pas être sommation, mais plutôt
progression ascendante. Le Christ dit : «Qui veut sauver sa vie la perdra,
mais qui perdra sa vie à cause de moi, celui-là la sauvera. Que sert donc
à l'homme de gagner le monde entier, s'il se perd ou se ruine
lui-même?»7, et aussi : «Qui aime sa vie la perd, et qui hait sa
vie
en ce monde la conservera en vie éternelle»8. Sauver sa vie, veut
peut être ici précisément dire vivre en essayant de se rendre immortel en
ce monde, au sens de l'excellence grecque. Ne pas chercher à sauver sa
vie, c'est ne pas cherher à en faire le souverain bien, savoir que Dieu
nous appelle à un bien plus grand. Certains choisissent de tourner toute
leur vie vers ce plus grand bien et décident pour cela de se
retirer du
monde, au sens ici de l'agitation mondaine. Mais cela ne veut pas dire que
tous ceux qui ne font pas un tel choix perdent leur vie. Il ne s'agit pas
de cultiver une haine de la vie pour elle-même et de renoncer à tous les
intérêts que nous pouvons avoir dans le monde. Comment concilier alors
cette nécesité de tourner sa vie terrestre vers l'autre Vie avec une vie
dans la monde, avec un éventuel amour du monde?
Le chrétien, en particulier celui qui n'est pas retiré du monde, est
peut-être appelé à adopter une
attitude de mise en suspens, de mise entre parenthèses vis-à-vis
de tous ses intérêts, ce qui ne signifie donc pas qu'ils ont disparu. De
même qu'un texte qui est mis entre parenthèses dans un autre texte ne
disparaît pas, mais se voit attribuer un autre statut. Tout est en quelque
sorte une affaire de regard. On ne porte pas le même regard sur un texte
qui est mis entre parenthèses. De la même manière, le chrétien converti ne
porte plus le même regard, ordinaire et commun, sur ses intérêts pris au
monde. Nulle dichotomie dès lors entre activités quotidiennes,
professionnelles, de loisir, etc. et la vie de foi du chrétien. Celle-ci
surplombe en quelque sorte celle-là. Celle-ci n'est pas séparée de
celle-là, mais lui donne un sens et l'illumine. Vivre, pour le chrétien,
c'est ainsi se convertir. Et se convertir, c'est convertir son regard. Non
plus regarder le simple contenu de tous nos intérêts, comme s'ils avaient
une valeur en soi, mais les regarder comme pris avec nous sous le regard
de Dieu. Ne plus viser telle ou telle action, parole ou oeuvre pour notre
gloire personnelle, mais pour la gloire éternelle de celui qui nous les
donne. Vivre, c'est donc se savoir sous le regard de Dieu, et être appelé
par ce regard à «revêtir le Seigneur Jésus Christ»9. C'est bien le
sens de cette vie nouvelle dans le Christ qui est évoquée par saint Paul
lorsqu'il dit : «il vous faut abandonner votre premier genre de vie et
dépouiller le vieil homme, qui va se corrompant au fil des convoitises
décevantes, pour vous renouveler par une transformation spirituelle de
votre jugement et revêtir l'Homme Nouveau, qui a été créé selon
Dieu.»10. Il n'est donc pas question ici d'abandonner le monde, de le
haïr, mais plutôt de s'efforcer de poser sur lui un autre regard, celui
du Christ. Vivre, c'est alors pour le chrétien prendre conscience du
regard de Dieu et transformer sa vie et soi-même pour se rendre digne de
ce regard.
L.B.
Article paru dans Sénevé
Retour à la page principale