Qu'est-ce que vivre?

Laurence Bur



Naître, pour un homme, c'est venir au monde. Si l'homme vient au monde/ >, à la différence des animaux, c'est parce que lui seul a un monde, lui seul peut bâtir un monde, s'entourer d'objets faits de ses mains qui dureront parfois plus longtemps que l'activité productrice elle-même. Lui seul peut créer des liens de sens, tisser des relations entre les choses et les hommes. La nature est donnée par Dieu à l'homme qui à partir d'elle construit un monde. Le monde s'ouvre parce que l'homme est en vie. Il est en quelque sorte la maison humaine édifiée sur terre. Maison qui ne saurait être une demeure définitivement achevée, où il s'agirait de demeurer éternellement. Si le monde est la maison sur terre de l'homme, c'est dire qu'il n'est pas simplement un environnement, qui serait autour de nous, tel un réceptacle, en nous restant indifférent. Vivre c'est donc construire un monde habitable, être du monde, et pas seulement être au monde. Apparaît ainsi une des caractéristiques de la vie proprement humaine, la distinguant de la simple vie des animaux : contrairement aux animaux qui sont seulement en vie et occupent la nature, vivre pour l'homme c'est toujours avoir un monde. Mais c'est là une définition insuffisante, car si elle énonce ce qu'est le lieu de la vie de l'homme, elle ne dit rien quant à la teneur de cette vie proprement humaine. C'est donc cette articulation entre homme, vie et monde, qu'il faut essayer de comprendre pour, à partir de là, tracer l'esquisse d'une réponse chrétienne à la question «Qu'est-ce que vivre?».



L'articulation qui existe entre homme, vie et monde dans l'optique moderne marquée par le christianisme est radicalement différente de celle qui s'impose dans l'Antiquité grecque. C'est du moins ce que tente de montrer Hannah Arendt dans son ouvrage intitulée la Condition de l'homme moderne. C'est selon Arendt l'idée de mortalité, ou d'immortalité, qui permet de saisir la manière dont le monde antique et le monde moderne pensent différemment l'articulation entre homme et monde. Dans l'optique grecque, le monde, qui est défini avant tout comme cosmos et non pas comme monde construit par l'homme, est conçu comme immortel, tandis que l'homme, lui, apparaît comme mortel. C'est donc le critère de la mortalité qui établit une hiérarchie entre l'homme et le monde. L'idée stoïcienne selon laquelle l'homme est une sorte de verrue venant troubler par sa présence l'harmonie universelle illustre bien l'idée d'une telle hiétarchie. Le christianisme opère selon Arendt un renversement radical dans cette hiérarchie, puisqu'avec lui l'homme est élevé à l'immortalité. A l'éternité de la vie individuelle s'oppose désormais une condamnation du monde à la mortalité, une idée du monde (qui est vu maintenant comme monde construit par l'homme) comme allant vers sa fin. Ainsi, dans le monde antique, plus spécifiquement grec, l'homme ne peut aspirer à l'immortalité que dans ce monde. Tel est bien le sens proprement grec de l'excellence : l'homme est d'autant plus excellent qu'il parvient à se rendre immortel par ses oeuvres, ses exploits ou encore ses paroles au sein de la cité. Les mortels doivent donc chercher à exceller aux yeux de leurs semblables pour se hisser à une sorte d' immortalité dans ce monde. Toute autre est donc la vision chrétienne, qui oppose vie terrestre et vie éternelle, et où à une immortalité du monde, de l'homme dans le monde, se substitue en quelque sorte une immortalité réelle de la «personne». Dès lors toute gloire conférée par le monde devient en quelque sorte illusion. Le monde apparaît comme plus périssable encore que l'homme. Il n'y a aucun sens à chercher l'immortalité en ce monde puisque l'homme est considéré comme promis à la vie éternelle, en tant qu'élu par la grâce de Dieu. Autrement dit, si dans le monde antique, plus précisément grec, il faut dans la mesure du possible s'immortaliser dans ce monde, dans le monde moderne, marqué par le christianisme, l'immortalité devient éternité et elle ne peut se réaliser qu'en dehors de ce monde périssable.



Surgit alors la question de savoir ce qu'est vivre pour l'homme du monde moderne. Si pour un Grec, comme on l'a vu, vivre «pleinement», c'est se rendre immortel, qu'est ce que vivre pour un chrétien? Si la vie peut apparaître comme une sorte de tremplin vers l'autre vie, comme une sorte de pélérinage sur la terre pour le chrétien, elle n'en est pas pour autant dévalorisée. C'est ce que souligne Arendt lorsqu'elle dit : «La vie sur terre n'est sans doute que la première étape, la plus misérable de la vie éternelle» pour le chrétien, «mais sans cette vie il ne peut pas y avoir de vie éternelle»1. C'est ce qui la conduit à la conclusion suivante : «C'est lorsque l'immortalité de la vie individuelle devient le dogme central de l'Occident que la vie sur terre devient le souverain bien de l'homme». Dire que la vie devient dans la société moderne le souverain bien est éminemment discutable. En effet, le souverain bien est une fin en soi, il est ce vers quoi tout le reste est orienté. Or, si la vie sur terre est pour le chrétien passage, elle n'est donc aucunement, contrairenent à ce que dit Arrendt le souverain bien. Elle serait bien plutôt moyen vers une fin suprême, ce qui assurément n'entame en rien le caractère sacré de la vie, tel que rester vivant est un devoir sacré. C'est peut-être ce caractère sacré qui amène Arendt à parler de la vie comme souverain bien. Il s'agirait alors par là d'opposer la conception chrétienne de la vie à des opinions qui ont pu être soutenues dans le monde antique, selon lesquelles par exemple le suicide serait la mort la plus noble de toutes, ou mieux vaudrait mourir que de vivre sans santé. Si le diagnostic d'Arendt peut ainsi sembler pertinent, son analyse des causes pose problème. On peut certes soutenir dans une certaine mesure que la vie est devenue le souverain bien, mais non pas que c'est en raison de l'apparition de la préoccupation chrétienne pour l'autre monde. Il faut préciser qu'en plus du passage de la conception antique à la conception moderne, Arendt voit un troisième changement radical qui réside dans ce qu'elle appelle le «déclin de la foi». Même si c'est là une formule contestable, elle permet toutefois de pointer le doigt vers ceci, que la foi en la vie éternelle propre au monde chrétien a perdu l'adhésion massive qu'elle a pu connaître. La vie individuelle redevient alors mortelle, mais le monde, lui, ne retrouve pas son immortalité. Or, c'est bien ce renversement là, donc précisément l'éloignement de la vision chrétienne, qui explique que la vie ait pu être érigée en souverain bien. En perdant la foi dans un monde à venir l'homme, n'est pas rejeté au monde présent, il est rejeté à lui-même, à ses appétits et à ses désirs.



Il faut alors se demander si cette vie qui a perdu tout horizon d'immortalisation, que ce soit dans ce monde aux yeux des autres hommes, ou dans un autre monde, auprès de Dieu, ne risque pas d'être tout simplement réduite aux processus vitaux. Que devient une vie qui serait considérée comme le souverain bien? Et, au regard de cela, qu'est-ce alorsque vivre pour un chrétien? Le verbe vivre est ici employé pour désigner cette capacité proprement humaine qui consiste à pouvoir «faire quelque chose de sa vie», mais précisément en tant que l'homme est nécessairement aussi conditionné par des processus boilogiques, et doit se distinguer de l'animal. La question de savoir comment l'homme construit sa vie (au sens de bios), tout en ayant une vie (zoe) aussi purement animale, est déjà celle qui hante Aristote lorsqu'il dit que la différence entre l'homme et l'animal risque fort de passer au sein du genre humain lui-même, tant que des hommes «satisfaits des plaisirs que leur offre la nature, vivent et meurent comme des bêtes.»2 A la question «qu'est-ce que vivre?» on peut commencer par donner une réponse simplement descriptive. Partons d'une simple constatation. Il est assez fréquent d'entendre comme réponse à la question «Qu'est-ce que vous aimez?» : la vie; «qu'est-ce que vous voulez?» : vivre, profiter de la vie. Que signifie ici «vouloir vivre»? Assurément, ce n'est pas simplement vouloir rester en vie. Comment est pensée la vie dans ce type de discours? Que veut-on faire de sa vie? Il est d'autant plus difficile de comprendre cette inflation du mot vie dans notre vocabulaire quotidien, que bien souvent dans nos sociétés il est fait bien peu de cas de cette fameuse vie; que l'on songe par exemple au problème de la fin de la vie que l'on se donne parfois le droit de raccourcir. Pour comprendre cette contradiction et savoir quelle est précisément cette vie qui est devenue le souverain bien, on peut se référer à ce que dit Arendt au sujet de l'utilitarisme et de l'importance qu'il prend dans nos sociétés modernes. L'utilitarisme tel qu'il a été théorisé par Bentham, pose comme principe fondamental de la vie humaine la recherche d'un optimum entre peine et plaisir, donnant dès lors à l'homme une fonction de calculateur. Or, c'est bien une telle conception utilitariste qui sous-tend la vision moderne prédominante de la vie. L a vie devient exactement ce que Kierkegaard dénonce lorsqu'il dit à propos de ce qu'il appelle la vie du païen : «sa vie et son histoire se déroulent comme autrefois l'écriture sur le papier, lorsqu'ignorant les intervalles, on enchevêtrait les mots et les phrases.»3 Plus de pauses, plus de moment de bilan et de retour sur soi. A pousser jusqu'au bout la logique utilitariste, la vie semble réduite à un misérable petit tas de plaisirs, de sorte que nous risquons fort de n'être plus que des animaux dotés d'une faculté de computation. Vivre, c'est calculer. Additionner des plus et des moins pour en retirer le plus de plaisir possible. Ce que les hommes ont en commun n'est dès lors plus le monde, c'est plutôt l'identité de leurs natures d'animaux calculateurs. Tous calculent et tous sont affectés par le plaisir et la douleur, voilà ce que devient l'homme dans une telle conception.



Arendt qualifie le devenir de l'homme correspondant à la théorie utilitariste par la formule du «triomphe de l'animal laborans». Elle veut souligner par là que dans la société moderne l'homme risque de n'être plus qu'un animal alternant travail (douleur) et consommation (plaisir), dominé par un fonctionnement purement automatique. Le comportement humain type devient hébété, tranquilisé et la vie de l'homme ne réside plus que dans le mouvement cyclique de ses fonctions corporelles, telles qu'elles interviennent dans la travail et la consommation. Or, cette conception de la vie se répercute sur le monde lui-même. C'est ce que montre Arendt lorsqu'elle souligne le risque que «nous soyions simplement poussés par un processus dont les cycles perpétuels feraient paraître et disparaître des objets qui se manifesteraient pour s'évanouir, sans jamais assez durer pour environner le processus vital»4, bref sans jamais assez durer pour constituer un monde construit par l'homme. Si tout passe, si tout objet se consomme et donc se consume, si se perd la possibilité d'habiter au milieu d'objets qui durent, c'est peut-être le monde lui-même, dans sa qualité de maison humaine, qui est véritablement menacé. Ainsi notre époque moderne, celle de la «mondialisation», est peut-être d'une certaine façon celle de la fin du monde comme patrie terrestre, ce qui est assurément inséparable de la vision proprement utilitariste de la vie perçue comme une somme algébrique de plaisirs et de peines.



Si on a ainsi tenté de répondre descriptivement à la question « qu'est-ce que vivre», reste maintenant à esquisser un autre type de réponse. Comment le chrétien est-il appelé à transformer cette vie purement computative? Assurément, la définition que l'on donne du vivre dépend de celle que l'on donne de l'homme. Reste alors à se demander ce qu'est l'homme pour le chrétien. Dans le psaume 87 qui renvoie au texte de la Genèse, il est dit:



«A peine le fis-tu moindre qu'un dieu;
Tu le couronnes de gloire et de beauté
Pour qu'il domine sur l'oeuvre de tes mains;
Tout fut mis par toi sous ses pieds.»



Ainsi se trouve exprimé tout le problème de la nature de l'homme, nature indéterminée. Si l'homme a été créé «à l'image de Dieu», comme le dit le texte de la Genèse, il a aussi été modelé à partir de la glaise du sol. Tous les animaux, toutes les plantes sont créés «selon leur espèce»5. Cela n'est justement pas précisé pour l'homme, qui se tient en quelque sorrte entre la boue et la dvinité, «milieu entre rien et tout», comme le dira Pascal. L'homme n'est pas un animal, mais il ne peut pas non plus s'élever immédiatement jusqu'à Dieu. Il a ainsi une position proprement atopique (en aucun lieu) dans la création. Mais l'homme occupe aussi d'emblée un statut de possesseur de la nature. En effet, d'après le texte de la Genèse, Dieu dit : «Qu'ils dominent sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux, toutes les bêtes sauvages et toutes les bestioles qui rampent sur la terre», et encore, à l'homme : «Soyez féconds, multipliez-vous, emplissez la terre et soumettez-là». Toute la création est ainsi mise sous les pieds de l'homme. Cette suprématie de l'homme peut être comprise rétrospectivement, à la lumière du Nouveau Testament, et mise en parallèle avec la suprématie du Christ. C'est ce que suggère ce passage de l'Epître aux Ephésiens, où il est dit à propos du Christ : «Il a tout mis sous ses pieds, et l'a constitué au sommet de tout, tête pour l'Eglise, laquelle est son corps».6 La primauté de l'homme dans la création devient ainsi celle du Christ. L'homme, portant en lui la possibilité du péché, est appelé à se reconaître dans le Christ, qui est Dieu. Le premier homme, pétri de boue et créé à l'image de Dieu, doit donc être dépassé par l'Homme-Dieu, qu'est le Christ.



La vie «chrétienne» ne peut par conséquent pas seulement être un mouvement rectiligne, s'opposant simplement au mouvement circulaire de la vie biologique. Le propre de la vie chrétienne est d'être appelée à être une ligne ascendante. C'est entre la figure d'Adam, errant entre l'animalité et la divinité, et la figure du Christ ressuscité que se construit la vie du chrétien. Et c'est en tant qu'il est appelé à surpasser la figure d'Adam que le chrétien ne peut pas se contenter de l'idéal utilitariste d'une vie réduite à une sommation d'instants de plaisir et de peine. Sa vie ne peut pas être sommation, mais plutôt progression ascendante. Le Christ dit : «Qui veut sauver sa vie la perdra, mais qui perdra sa vie à cause de moi, celui-là la sauvera. Que sert donc à l'homme de gagner le monde entier, s'il se perd ou se ruine lui-même?»7, et aussi : «Qui aime sa vie la perd, et qui hait sa vie en ce monde la conservera en vie éternelle»8. Sauver sa vie, veut peut être ici précisément dire vivre en essayant de se rendre immortel en ce monde, au sens de l'excellence grecque. Ne pas chercher à sauver sa vie, c'est ne pas cherher à en faire le souverain bien, savoir que Dieu nous appelle à un bien plus grand. Certains choisissent de tourner toute leur vie vers ce plus grand bien et décident pour cela de se retirer du monde, au sens ici de l'agitation mondaine. Mais cela ne veut pas dire que tous ceux qui ne font pas un tel choix perdent leur vie. Il ne s'agit pas de cultiver une haine de la vie pour elle-même et de renoncer à tous les intérêts que nous pouvons avoir dans le monde. Comment concilier alors cette nécesité de tourner sa vie terrestre vers l'autre Vie avec une vie dans la monde, avec un éventuel amour du monde?



Le chrétien, en particulier celui qui n'est pas retiré du monde, est peut-être appelé à adopter une attitude de mise en suspens, de mise entre parenthèses vis-à-vis de tous ses intérêts, ce qui ne signifie donc pas qu'ils ont disparu. De même qu'un texte qui est mis entre parenthèses dans un autre texte ne disparaît pas, mais se voit attribuer un autre statut. Tout est en quelque sorte une affaire de regard. On ne porte pas le même regard sur un texte qui est mis entre parenthèses. De la même manière, le chrétien converti ne porte plus le même regard, ordinaire et commun, sur ses intérêts pris au monde. Nulle dichotomie dès lors entre activités quotidiennes, professionnelles, de loisir, etc. et la vie de foi du chrétien. Celle-ci surplombe en quelque sorte celle-là. Celle-ci n'est pas séparée de celle-là, mais lui donne un sens et l'illumine. Vivre, pour le chrétien, c'est ainsi se convertir. Et se convertir, c'est convertir son regard. Non plus regarder le simple contenu de tous nos intérêts, comme s'ils avaient une valeur en soi, mais les regarder comme pris avec nous sous le regard de Dieu. Ne plus viser telle ou telle action, parole ou oeuvre pour notre gloire personnelle, mais pour la gloire éternelle de celui qui nous les donne. Vivre, c'est donc se savoir sous le regard de Dieu, et être appelé par ce regard à «revêtir le Seigneur Jésus Christ»9. C'est bien le sens de cette vie nouvelle dans le Christ qui est évoquée par saint Paul lorsqu'il dit : «il vous faut abandonner votre premier genre de vie et dépouiller le vieil homme, qui va se corrompant au fil des convoitises décevantes, pour vous renouveler par une transformation spirituelle de votre jugement et revêtir l'Homme Nouveau, qui a été créé selon Dieu.»10. Il n'est donc pas question ici d'abandonner le monde, de le haïr, mais plutôt de s'efforcer de poser sur lui un autre regard, celui du Christ. Vivre, c'est alors pour le chrétien prendre conscience du regard de Dieu et transformer sa vie et soi-même pour se rendre digne de ce regard.


L.B.

L.B.

Article paru dans Sénevé


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