Lorsqu'Éric Rohmer est venu nous parler de ses films à l'École, il l'a fait avec son élégance habituelle: disert sur les mille et uns aspects de son art, de cet artisanat de l'image et du son auquel ils'adonne avec une fidélité sans faille depuis tant d'années, mais plutôt discret sur les questions spirituelles, dont ses films nous semblent pourtant être d'éblouissants témoins. Cela a conditionné le caractère parfois un peu technique de notre échange.Mais quelle richesse au sein même de cette technique! On sent que chaque option de l'artiste engage une vision du monde, que par exemple le choix du support sonore est de première importance pour définir la place de l'homme dans le monde, que le refus de certains artifices s'enracine au plus profond de l'artiste, dans des convictions tacites, bridées, mais qui, murmurées dans les salles obscures, sont plus éloquentes que tout discours.
Parfois, il est vrai, nous avons un peu eu l'impresion d'outrepasser
le seuil, d'effaroucher sa réserve, par une question trop directement
«aumônière». Mais nos menus assauts ont fait long feu, et nul ne s'en
plaindra. Nous demandions une théologie de l'image, nous avons eu la
ferveur d'un maître-artisan.C'était le plus beau présent qu'il pouvait
nous faire. Qu'il soit ici remercié pour le temps et l'attention qu'il
nous a accordés.
Et tous au cinéma pour son prochain film!
Sénevé: Vous dites souvent dans vos articles1 que
c'est avec de la mauvaise littérature qu'on fait du bon cinéma, qu'on
ne peut adapter que des oeuvres imparfaites, auxquelles le cinéma
apportera quelque chose. Nous avons vu votre Perceval le Gallois
récemment: que pensiez-vous pouvoir apporter au roman?
Éric Rohmer: L'adaptation est une facilité apparente, mais une difficulté profonde. Le cinéma n'est pas comme le théatre la mise en scène d'un texte écrit, fixé, établi, susceptible d'une pluralité de mises en scène. En ce qui concerne le cinéma, quand des cinéastes mettent en scène des chefs-d'oeuvre (Notre-Dame de Paris, les Misérables, le Père Goriot), eh bien c'est extrêmement décevant. Je ne sais pas s'il y a de très grandes oeuvres cinématographiques qui sont tirées de romans....
S.: le Journal d'un curé de campagne de Bresson, quand même...
É. R.: Oui, mais je parlais en référence aux adaptations de très
grands auteurs (et le Madame Bovary de Renoir est lui aussi une
grande réussite); ce sont tout de même aussi des trahisons très
grandes. Je ne trouve pas que l'esprit de Bernanos soit dans Bresson,
il y a autre chose: il y a Bresson, et il n'y a plus Bernanos. De même
Mme Bovary de Renoir, Flaubert c'est tout à fait autre chose.
même s'il y avait une très grande fidélité, cette fidélité n'est pas
ce que recherche le cinéma. Le théatre actuel ne cherche pas non plus
la fidélité, mais le texte tout de même a une existence. Au cinéma le
texte est en relation étroite avec la mise en scène. Vous me direz que
j'ai publié mes scénarios2, et que d'autres auteurs
cinématographiques l'ont fait. Je ne pense pas que les scénarios
soient vraiment des oeuvres, ce sont des esquisses, canevas,
schémas. L'oeuvre c'est le film.
Prenons maintenant les exceptions qu'il y a chez moi. Il y en a deux
(il y en aura trois avec le film que je viens de finir3):
la Marquise d'O et Perceval. La marquise d'O n'est pas une
adaptation, c'est vraiment une mise en scène: j'ai pris la nouvelle
comme j'aurais pris une pèce de théatre. On peut à la rigueur faire
des films intéressants avec des pièces de théatre. Bien que le théatre
et le cinéma soient des choses très éloignées l'une de l'autre, et que
le cinéma soit très proche du roman, paradoxalement il est plus
facile de faire de bons films avec des pièces de théatre, qui appellent
une mise en scène de toute façon qu'avec des romans qui forment un
tout complet et qui n'ont besoin d'aucun ajout. L'autre problème est
que le roman est en général une oeuvre longue, et un scénario de
cinéma ce n'est pas l'équivalent d'un roman mais celui d'une
nouvelle. La Marquise d'O de Kleist convenait donc parfaitement
puisque d'une part c'est une nouvelle brève (à laquelle je n'ai ni
enlevé ni rajouté) et d'autre part c'était une histoire qui était
dialoguée, en style direct ou indirect. Je n'ai donc pas inventé de
dialogue. Et Kleist est un homme de théatre. Ça a ainsi été une mise
en scène au sens propre du terme.
Je peux presque dire la même chose de Perceval qui est pourtant
extrêmement long, même si la dernière partie est apocryphe. La partie
la plus intéressante c'est de toute façon le début, le reste se perd un
peu dans les sables. De sorte que j'ai gardé un nombre relativement
court de pages, et dans toute cette partie il y a énormément de
dialogues. J'ai fait une mise en scène qui s'inspirait de la mise en
scène théatrale au Moyen Âge. Je n'ai pas cheché le réalisme. Enfin il
est très gênant de prétendre ajouter quelque chose aux oeuvres très
connues, ça a quelque chose d'indécent. Ainsi j'ai pris des oeuvres
moins connues, comme c'était le cas pour la Marquise d'O (du moins
en France), et Perceval, qui sont en plus des oeuvres
difficilement accessibles au public. Certes le public auquel je
m'adressais n'était pas très vaste; cependant le film a été vu par
beaucoup d'enfants parce qu'on l'a passé à l'école4 et les
enfants ont très bien réagi, surtout les très jeunes. On leur a demandé
s'ils comprenaient tous les mots et ils ont répondu: «Mais oui, c'est
expliqué!» Effectivement il y a dans le film un moment op le chevalier
explique à Perceval ce qu'est une lance, un heaume, etc. Donc ça ne les
gênait pas du tout. Et puis c'est l'âge op on a envie d'apprendre des
mots nouveaux, donc un mot nouveau ne gêne pas. C'est pourquoi je n'ai
pas eu de scrupule à utiliser une oeuvre littéraire. Pour le film
que je viens de faire ce n'est pas une oeuvre proprement littéraire
que j'ai adaptée, ce sont les mémoires d'une personne qui n'est pas
écrivain (même si elle écrit très bien), je n'étais donc pas gêné non
plus.
Il reste que pour moi Perceval est une très grande oeuvre, le
premier des grands romans, et d'ailleurs inégalée. Ce n'est pas une oe
uvre à laquelle il faille ajouter quoi que ce soit, mais il faut
l'expliquer, il faut rendre le spectateur sensible, donc il y a un
travail à faire, travail qu'il n'y a pas à faire pour Bazac,
Flaubert, etc.
S.: Donc cela rejoint un peu le travail que vous faisiez pour l'école à la télévision, les films sur des auteurs...
É. R.: Oui je faisais des recherches sur des oeuvres
littéraires... Sur Perceval j'avais bien fait une heure pour la
télévision scolaire que j'avais illustrée d'ailleurs avec des
miniatures tirées de manuscrits, mais elles étaient postérieures à
l'écriture de Percval. En fait c'était un cycle sur tous les
romans de la Table Ronde, parce qu'il n'existe pas d'illustrations
contemporaines de Perceval, qui a été écrit en 1170-1190, et on
n'a pas de cette époque de miniatures profanes. Mais au siècle suivant
quand on en trouve on ne lit plus Perceval de Chrétien de Troyes
parce que la langue a évolué, on en lit une version en prose.
M'intéressait également de restituer la musique des vers de Perceval.
J'ai traduit mot à mot, ce qui est très facile, et là j'ai été inspiré par un professeur de langues anciennes, Gustave Cohen, qui dans une collection de classiques avait lui aussi traduit Perceval mot à mot. Je trouve que les traductions en prose de Perceval trahissent énormément le texte.
S.: Est-ce que vous imaginiez Perceval comme du théatre filmé, comme un mystère médiéval?
É. R.: Oui c'est un peu du théatre filmé, mais c'est un théatre
très lointain, ce n'est plus du théatre. On sait mal ce qu'était le
théatre au Moyen Âge, les reconstitutions sont parfois très
improbables. Le film n'a pas été tourné dans un théatre mais dans un
espace qui ressemble d'une part au théatre du Moyen Âge et d'autre
part à l'espace de la sculpture et de la peinture du Moyen Âge; en
particulier l'idée des espaces ronds m'a été dictée par les tympans
des cathédrales, op l'on voit les personnages déformés par les bords,
et op il n'y a pas de hors-champ. Donc pour éviter d'avoir du
hors-champ j'ai fait un espace rond, dans lequel les personnages, quand
ils circulent, reviennent toujours au même point. Ça ressemble un peu
aussi à l'espace d'une église, comme un déambulatoire tout autour du
choeur.
Je suis très attaché à cette idée, l'idée de déambulation sur un
chemin de ronde, q'on peut retrouver dans d'autre film op je l'ai
utilisée de manière délibérée, par exemple dans Conte d'été avec
le chemin des douaniers, au bord de la côte bretonne.
S.: les Contes moraux: une étrange idée de la moralité s'en dégae, on a l'impression que le geste moral est fait presque par hasard par ces personnages, ou à regret.
É. R.: Effectivement l'acte moral est en sa nature même paradoxal. Ainsi dans Perceval, le héros devrait parler le moins possible il n'est pas digne d'un chevalier de poser des questions, et il passe pourtant son temps à poser des questions sur la chevalerie pour s'instruire. Or il est finalement puni pour n'avoir pas parlé, pas posé de questions quand le Graal passe devant lui chez le Roi pécheur. Gauvain aussi doit refuser de se battre, ce qu'aurait fait tout chevalier, parce qu'il se réserve pour un autre combat. Ce sont ces paradoxes qui m'ont plu, et qu'on retrouve dans mes films en général.
S.: Dans la Collectionneuse, à la toute fin du film, un concours de circonstances semble avoir permis à Adrien de se séparer d'Haydée, et commente en voix off: «c'était le premier geste libre de ces vacances» et il part retrouver sa fiancée à Londres... Est-ce que cea décrit l'alchimie incompréhensible qui nous porte au geste moral, ou peut-on y voir du merveilleux, une intervention du surnaturel?
É. R.: Pour moi le surnaturel est naturel; il y a toujours deux explications possibles, on peut toujors expliquer par une cause naturelle ce qui est de l'ordre du surnaturel. Je ne fais que poser la question dans mes films, je ne donne pas de réponse. Il est certain que dans la vie tout a une cause, mais en même temps on peut penser que tout a une fin.
S.: Pourriez-vous nous parler de l'optimisme dans vos films? Dans un de vos articles vous disiez qu'un des avantages du cinéma sur la littérature c'était d'être encore suffisamment jeune pour ne pas avoir à sacrifier à la mode de l'échec comme thème littéraire. Pensez-vous que cela soit toujours vrai pour le cinéma d'aujourd'hui? Et d'autre part, refusez-vous le pessimisme par respect pour le public, pour ne pas choquer, ou bien parce que l'optimisme vous semble fournir des situation plus rentables au plan esthétique?
É. R.: Il y a un peu des deux. L'optimisme est un point majeur de
ma vision des choses, un optimisme qui n'est pas naïf, qui est une
conquête, mais j'y suis fidèle. Je n'aime pas les histoires qui
se terminent mal!
Il y a effectivement un pessimisme attaché à la littérature, qui a
transmis ses thèmes au cinéma, surtout à partir de la guerre (mais
déjà avec l'expressionisme allemand, Fritz Lang); mais si je comprends
cette vision du monde, je n'ai pas envie d'y entrer.
S.: Vous dites vouloir ancrer vos films dans la réalité; or dans la réalité, nous le constatons tous les jours, le mal tient une grande place...
É.R.: Oui, mais je ne suis pas du tout manichéen. Comme Aristote pour la tragédie grecque je pense que les personnages ne doivent être ni tout à fait coupables ni tout à fait innocents. C'est un principe auquel je n'ai jamais fait aucune entorse. Le mal existe, oui, mais op est-il, je ne sais pas. Il ne peut être que dans l'intériorité de la conscience. Dans des oeuvres comme Perceval, la Marquise d'O, l' Anglaise et le Duc, il n' y a pas des bons et des méchants. Je suis ainsi fidèle à un certain courant littéraire, aux auteurs que j'aime comme Balzac, Stevenson par exemple, que j'ai toujours admiré pour cela.
S.: L' Émile de Rousseau n'est pas loin non plus, avec l'éducation, non close, et donc pleine d'optimisme. Dans vos films il y a toujours quelqu'un qui reçoit une leçon, qu'il en ait conscience ou pas.
É. R.: J'ai fait ma maåtrise sur la Nouvelle Héloïse, et Rousseau est un auteur que j'ai beaucoup pratiqué.
S.: Ce qui est très original chez vous aussi c'est la grande beauté des personnages féminins, quelque chose qu'on retrouve peu dans le reste du cinéma; alors que les personnages masculins sont toujours un peu nigauds, ce sont eux qui apprennent.
É. R.: Le personnage masculin est celui qui a mauvase conscience et le féminin est plus sûr de lui, c'est effectivement comme ça dans la plupart de mes films.
S.: Dans Conte d'hiver d'ailleurs on peut être choqué de la part qui est faite à Loïc, obligé de sacrifier son amour pour Félicie à celui de Félicie pour Charles, c'est lui le héros finalement.
É. R.: Mon optimisme passe par l'injustice du monde et va au-delà de cela. Effectivement celui qu'elle préfère la décevra peut-être...
S.: En critique, vous vous êtes plutôt engagé dans la veine réaliste. Pensez-vous que vos films puissent avoir une efficacité au-delà de leur visionnage, est-ce qu'on pourra par exemple reconnaître des éléments spécifiquement rohmériens dans la réalité? Que le cinéma peut changer notre regard sur cette réalité?
É. R.: Il y a toujours une influence, bonne ou mauvaise, des oe uvres de fiction. La dernière fois que j'ai vu un film plein d'excitation, de violence, quand à la sortie j'ai retrouvé la foule du métro parisien j'ai trouvé que c'était idyllique, un vrai champ de fleurs... On peut retrouver le film dans la réalité, mais aussi son contraire.
S.: Y a-t-il des objets sur lesquels vous cherchez particulièrement à attirer l'attention du spectateur?
É. R.: Je suis très attentif aux réactions des spectateurs, et moi-même je me considère comme un spectateur. Je reprocherais à beaucoup de films d'être ennuyeux, ce que je cherche à ne pas être. Tout m'intéresse donc, l'homme, la nature... Ainsi je tiens à montrer l'homme à l'intérieur de son cadre naturel, je ne veux pas l'isoler: je n'aime pas les gros plans. Mes personnages sont toujours situés dans un lieu qu'ils ressentent profondément. Dans beaucoup de mes films, l'histoire est construite sur des changements de lieux, on aime un lieu puis on ne l'aime plus. Il est important que le spectateur ressente ces éléments. En tant que spectateur je suis frustré quand je vois des films qui ont un cadre très serré, op on ne comprend pas op est le personnage et quelles sont ces relations avec le monde dans lequel il est.
S.: Vous àtes très attentif à filmer les trajets, notamment en voiture...
É. R.: Les trajets sont très intéressants. Ce qui est important au cinéma par rapport au théatre, c'est l'expansion de l'espace. Mais sans tomber dans l'excès qui serait de montrer le trajet dans sa continuité. Von Stroheim, quand il n'a plus pu tourner est devenu acteur, et on raconte de lui qu'il réclamait à son metteur en scène, qui lui disait «Ensuite vous arrivez à l'étage, etc»: «Mais quand fera-t-on les trajets? On ne me voit même pas monter l'escalier!»
S.: Est-ce qu'il y a une morale commune à tous les cinéastes de la Nouvelle Vague, malgré tout ce qui vous oppose (l'optimisme notamment) à Chabrol ou Godard par exemple?
É. R.: Je crois effectivement qu'il y a une morale commune. Notre
point commun c'était de ne pas aimer Aurenche et Bost... À cete
époque-là dans le cinéma on ne jurait que par une école de scénaristes
à laquelle ils appartenaient . C'était une sorte de dogmatisme
libertaire qui ne nous plaisait pas. Cela dit il y a parmi nous
(Godard, Truffaut), un certain anarchisme, mais très différent. Il
faudrait relire cet article de Truffaut5 du numéro 31 des
Cahiers du cinéma dans lequel il attaquait le cinéma de la
«Qualité française», et particulièrement ces deux scénaristes,
Aurenche et Bost, notamment pour l'adaptation qu'ils avaient faite du
Journal d'un curé de campagne de Bernanos, comparée à celle de
Bresson. Truffaut montrait que tous ces scénarios d'Aurenche et Bost
se résumaient à: «il fait telle chose alors qu'il n'en a pas le
droit». Il le disait de manière un pe naïve, mais il voulait montrer
qu'il y avait une sorte de retour de la morale traditionnelle la plus
primaire, c'est à dire «il faut faire ce qui est défendu», ce qui
serait devenir un héros puisqu'on vit dans un pays d'ordre moral.
Nous souscrivions tous à cet article de Truffaut même si nous avons
divergé ensuite, Chabrol vers un pessimisme qu'il n'avait pas à
l'époque, et Godard plus violemment anti-conformiste, caustique, un
peu pessimiste lui aussi.
S.: Ce qui frappe quand on lit vos articles et ceux de la Nouvele Vague c'est la très haute place que vous accordiez au cinéma comme art, alors même que vous étiez très littéraires, et avec la volonté de prendre cet art d'assaut. Et c'est peut-être pour ça que quelqu'un comme Godard est très pessimiste, on a le sentiment chez lui d'une certaine déception.
É. R.: Il est certain qu'on a mis beaucoup d'enthousiasme dans le cinéma, mais on ne s'est pas tout à fait trompé, puisque la littérature, et encore plus les autres arts, n'ont pas eu dans la deuxième partie du siècle le côté brillant qu'ils ont eu dans la première...Quel sera l'avenir du cinéma, je n'en sais rien, c'est à vous de répondre à cette question. Ma génération pouvait avoir un côté (un peu ridiculement, exagérément) prophétique, mais maintenant je ne suis plus d'âge à le faire... Tout ce que je peux faire c'est considérer, juger ce que j'ai pu dire autrefois, ou rester dans le présent.
S.: Ce qui est impressionnant c'est aussi la maîtrise du langage qu'ont les personnages; non qu'on ne puisse la retrouver dans la conversation de tous les jours parfois, mais chez vos personnages le langage est toujours une sorte de prolongement de leur personne, il n'est pas une simple illustration.
É. R.: Un auteur de théatre peut considérer que le langage des personnages est aussi son langage, son style; les personnages de Pagnol et Guitry parlent avec le langage de Pagnol et Guitry parce que ce sont des auteurs de théatre. Il est bon que le cinéaste aussi ait un stye mais il ne faut pas qu'il soit au premier plan, et en ce qui me concerne, j'essaye d'emprunter beaucoup au comédien dans le langage de mon personnage. Ma génération a été formée par ce qu'on peut appeler le «cinéma-vérité», qui était pratiqué par Jean Rouch, qui confond les interprètes et les personnages et fait jouer aux interprètes leur propre rôle. Quand on s'est mis à jouer avec des acteurs on a un peu continué comme cela. Rivette l'a fait, et j'ai moi-même plusieurs fois essayé de faire des films d'improvisation, dont le Rayon vert. Je me suis aperçu que les gens ne croyaient pas que c'était de l'improvisation, alors qu'il n'y avait pas de scénario! Et pourtant, je trouve que les acteurs y parlent comme dans mes autres films, ce qui s'explique sans doute par l'influence que j'ai eue sur eux, même si je n'avais rien écrit, mais aussi par l'influence qu'ont les acteurs sur les dialogues. On dit que mes dialogues sont très écrits, et effectivement ils ne sont pas écrits dans le langage complètemet informe qu'est souvent le langage actuel (et c'était aussi le cas autrefois d'ailleurs), mais c'est un langage parlé. Ce que je reprocherais à d'autres films qui se disent pourtant réalistes, et ont un langage truculent, cru, c'est qu'ils me semblent plus écrits que les miens. Mes films emploient des expressions de la langue parlée, même si elle est châtiée, variée et riche en vocabulaire, alors que dans la plupart des films il y a une pauvreté de vocabulaire qui me consterne et qui n'est pas celle de la vie, tout comme il y a une violence qui n'est pas celle de la vie.
S.: Il y a aussi l'élocution de vos acteurs qui est très travaillée...
É. R.: Mon ouïe baisse et je ne comprends pas la plupart des
films, je n'entend pas ce qui est dit. Les acteurs y parlent trop
vite, trop bas, et les ingénieurs du son au lieu de corriger ces
problèmes ne font que les accentuer, on rajoute de la musique,
etc. J'ai toujours tourné dans des lieux bruyants et à la différence
de bien de metteurs en scène je ne post-synchronise jamais rien de ce
que j'ai tourné en extérieur. Je demande donc aux acteurs de bien
articuler. Par exemple dans Conte d'été, j'avais remarqué que le
comédien dans d'autres films parlait d'une voix assez faible or il
devait parler au bord de la mer. Le bruit de la mer est très gênant
parce qu'il est dans des fréquences qui sont à peu près celles de la
voix, et on ne peut pas filtrer. Je l'ai donc fait répéter en ouvrant
la fenêtre et en mettant même de la musiqe très fort. La préoccupation
d'intelligibilité est pour moi plus importante que celle de vérité,
mais en fin de compte c'est la vérité aussi. Des gens qui sont dans
une boîte de nuit par exemple sont bien obligés de crier pour se faire
entendre les uns ds autres, et c'est complètement artificiel de les
faire chuchoter! Si je tourne souvent dans des ambiances fortes c'est
parce qu'il faut alors articuler, on y est souvent plus
compréhensible que si on est dans un intérieur calfeutré dans lequel
on chuchote avec un fond sonore musical...
Dans mon dernier film, qui se passe au XVIII\ieme siècle, je suppose
que les gens parlent de manière plus châtiée, et on ne perd pas un
seul mot.
S.: Vous faites un film sur le XVIII\ieme siècle, et on dit souvent de vous que vous êtes un homme du XVIII\ieme...
É. R.: Oui, je ne sais pas pourquoi, pourquoi XVIII\ieme et pas XVII\ieme ...
S.: Parceque le XVII\ieme est plus tragique, avec l'augustinisme, alors que le VIII\ieme c'est les Lumières, et une conception beaucoup plus globale de l'homme.
É. R.: Effectivement c'est ça qui m'intéresse dans le XVIII\ieme, ce passage de l'ancien monde au nouveau, les débuts du romantisme... Je suis très sensile à cette époque.
S.: Avec ce souci très grand de l'intelligibilité vous vous distinguez de Godard qui lui joue beaucoup sur les surimpressions...
É. R.: Il faut dire qu'actuellement Godard travaille de manière
tout à fait différente de moi. Dans À bout de souffle il avait
écrit des dialogues, très bons, mais actuellement il n'écrit plus de
dialogues, il prend des phrases et fait des collages, et d'ailleurs
très souvent ce n'est pas lui qui les choisit, il demande à un
assistant d'aller lui trouver des phrases, et il prend celles qui lui
plaisent, et même celles qui ne lui plaisent pas (ce sont celles qu'il
doit rendre inaudibles, j'imagine)...
Ce qui est grave c'est quand des moments essentiels sont inaudibles: il
y a des mots qu'il ne faut pas avaler parce que ce sont des mots qui
informent. J'ai eu une petite querelle avec un acteur parce qu'on ne
comprenait pas le nom d'un restaurant dans lequel il donnait un
rendez-vous. Or dans ce restaurant risquaient de s retrouver deux
personnes qui ne doivent pas s'y trouver en même temps... Donc il faut
que le spectateur sache à l'avance, sinon il n'y a plus de suspens!
C'est souvent très difficile de rendre clairs des mots comme ça, ou
des noms propres. Ce sont des petits détails dont on ne parle jamais
mais qui sont tout de même importants, le sens du film peut en être
changé complètement.
S.: C'est surtout par rapport à ces problèmes d'élocution que vous choisissez vos acteurs?
É R.: La voix compte beaucoup. Et des acteurs qui sont peu compréhensibles dans d'autres films le sont dans les miens. Ca vient de mon travail, mais aussi du texte. J'écris mon texte sans élision souvent, et l'acteur, intimidé par le texte, va dire: «Je NE sais pas»...ce qui est exagéré! Et cela vient aussi de ce que j'ai un ingénieur du son remarquable, et de l'absence de musique sur les paroles.
S.: Vous avez dit quelque part que vous trouviez que c'était à la télévision que l'esprt de la Nouvelle Vague avait le mieux été conservé...
É. R.: J'ai dit souvent du bien des téléfilms, il y en a eu de
très bons un moment, avec moins de prétention que certains films. Il y
a un préjugé en faveur des films, et un mépris pur les téléfilms qu'il
faudrait réviser.
La télévision a moins de moyens que le cinéma, ou du moins ce n'est
pas la même chose. Quand on travaille pour la télévision on travaille
avec une équipe nombreuse, alors que moi j'ai une équipe extrêment
réduite et en revanche on va très vite. Mais il y a eu des cinéastes
qui arrivaient à s'en tirer, en faisant des choses meilleures que ce
qu'ils faisaient au cinéma, Nina Campanez par exemple. Il y a un sens
du lieu, des relations du personnage avec le lieu, et contrairement au
principe posé aux débuts de la télévision qui était qu'il fallait y
faire beaucoup de gros plans, il y en avait moins que dans les films
actuels.
Il y a des films actuels qui sont faits avec la caméra à l'épaule et
Dieu sait si j'ai pu dire du bien de la caméra à l'épaule; ils sont
faits en plan très rapproché et pour moi ne méritent pas le nom de
film, il n'y a pas de mise en scène: ce n'est que du reportage, et
mauvais même.
S.: Vous professez aussi une grande admiration pour le sport à la télévision...
É.R.: C'était en 1960, le sport n'était pas encore professionnel... Il y a même un élève de l'École normale qui a été recordman de France du 400m !
S.: Vous y admiriez surtout la juste perception de l'espace et du temps que le direct permettait par l'absence de montage. Et effectivement les retransmissions sportives sont de nos jours polluées par tout un montage, des ralentis, des gros plans...
É. R.: Je trouve que le sport est bien filmé en France, il y a une école française dans ce domaine, il n'y a qu'à comparer avec la manière de tourner dans d'autres pays... Serge Daney a écrit des choses remarquables sur le tennis. Il est évident que le Tour de France est devenu un événement télévisuel et cinématographique, il y a toute une mise en scène très intéressante et la télévision nous permet de voir des choses qu'on ne voyait pas avant. Pour le stade on gagne d'un côté mais on perd de l'autre, il y a trop d'intervetions. La télévision est un instrument magnifique pour faire du sport un spectacle, mais comme actuellement le sport est un pur spectacle ce bien peut se transformer en mal. Mais maintenant on a un sentiment d'efficacité, c'est trop rôdé, on ne sent plus la recherche qu'il y avait un moment. On perçoit moins l'effort, il n'y a surtout pas assez de temps morts. Pour un film comme pour tout les temps morts sont essentiels. En athlétisme on veut rien rater, on passe sans cesse d'une épreuve à l'autre, alors q'il serait important de montrer les moments de répit, de repos. D'ailleurs pendant un moment dans les années 60 j'avais un sujet de long métrage: le 100 m. des J.O. Ca dure 10 secondes, mais il s'agissait de montrer toute la préparation, les éliminatoires et les temps morts.
S.: Dans Conte d'hiver l'héroïne rentre dans une église. On vous sent très proche des problématiques chrétiennes, mais avec une grande pudeur sur ces questions.
É. R.: Oui, je ne peux rien en dire. Mais à propos de l'influence qu'ont mes acteurs sur le film, je dois dire que l'actrice appartient à une secte, ce qui m'a rendu plus à l'aise pour lui faire jouer ce rôle. En réalité elle m'a inspiré le rôle parce que dans le scénario, avant que je la connaisse, les choses restaient très vagues. La religiosité a été apportée par elle.
S.: Juste avant le miracle final elle demande à Loïc de prier pour elle. Est-ce qu'il y a là une allusion à la communion des saints?
É. R.: Oui, je pense. Elle lui demande de prier pour elle parce qu'il est chrétien, c'est sa manière de prouver qu'il l'aime. Je pense aussi que dans son esprit il y a sinon une communion des saints du moins une relation entre les différentes reliions.
S.: Vous trouviez que ce motif religieux pouvait être efficace du point de vue dramatique?
É. R.: Curieusement non, ce n'est pas venu dans la construction de l'histoire, mais après. Du moins pour ce qui est de l'élément religieux apparent. Dans la nouvelle qui est à la base de Ma nuit chez Maud il n'était pas non plus du tout question de la religion. Ma nuit chez Maud c'est l'histoire d'un homme qui cherche à retrouver une femme qu'il a aperçue, et qui en rencontre une autre. Et finalement, alors qu'il ne sait même pas ce qui va lui arriver avec celle qu'il recherche, il la préfère à celle qui se donne à lui entre temps.
S.: Bresson disait «le surnaturel c'est du réel précis»; il y a chez vous aussi une grande pudeur, vous éviter le démonstratif, et les personnages sont toujours renvoyés à leur énigme. Comment vous a été inspiré le personnage de J-L Trintignant dans Ma nuit chez Maud ?
É. R.: Il y a certains film où je m'inspire peu des acteurs en revanche, qui sont très écrits. J'avais écrit la nouvelle vers 1945, et je l'ai reprise en 1965, ça a mûri pendant ce temps-là. La plupart de mes films ont une période de gestation qui est assez longue. Mais parfois il a peu de changements, juste des transpositions de situation.
S.: Votre description de la passion à la fin de Perceval est-elle due au roman, ou est-ce un ajout?
É. R.: C'est une vision qu'il a, c'est très court dan le texte op
l'ermite lui dit juste: «allez assister à la messe». C'est un peu,
bien que je ne sois pas très wagnérien, l'équivalent de l'enchantement
du Vendredi Saint chez Wagner. Je voulais terminer par un morceau
lyrique, et en même temps j'aimais beaucoup l'organon qu'on entend,
que j'ai fait chanter sur le texte même de l'Évangile.
J'ai pris la version de Chrétien de Troyes qui est une version
chrétienne, même s'il y a d'autres interprétations des chevaliers de
la Table Ronde, celtiques notamment.
S.: Vous avez fait des coupes dans le roman. Pourquoi avoir gardé l'histoire inachevée de Gauvain?
É. R.: Parce que Gauvain c'est d'une certaine façon une autre vision de la chevalerie, critique, paradoxale, une sort d'écho à la conduite de Perceval. Et le roman est constitué de digressions, je voulais en montrer au moins une.
S.: Peut-être Perceval est-il enfin devenu un vrai chevalier, mais vous vous arrêtez juste après sa révélation mystique: votre souci de montrer le réel ne va pas jusqu'à montrer les lendemains qui déchantent; de même, vous vous arrêtez dans Ma nuit chez Maud à un moment de dévoilement, sans dire ce que deviendra le couple après ce qui est tout de même une épreuve.
É. R.: Dans beaucoup de mes films la dernière scène reprend la première, et on retourne au même lieu, ce qui ne veut pas dire qu'on retourne au point de départ. C'est un hommage que je rends à Marcel Carné, qui faisait cela systématiquement. Mis chez Carné cela sert un pessimisme: «à quoi bon? Rien n'a changé.» Ce n'est pas ce que je veux montrer. Il s'est passé beaucoup de choses au contraire. Une histoire est faite pour être limitée dans le temps, encadrée de façon nette. Ce n'est pas désenchanté, l'avenir est ouvert, il arrivera ce qui arrivera... Ce n'est pas un cercle qui se referme, dans lequel le personnage est enfermé, c'est au contraire une ouverture. Il y a un moment de crise qui enferme les gens dans une situation dramatique, puis ils reviennent à la liberté.
S.: Comment vous est venue l'idée de faire des séries?
É. R.: J'ai modifié des histoires que j'avais déjà écrites en
essayant de leur trouver un point commun. Tous les Contes moraux,
c'st un homme qui, à la poursuite d'une femme, en rencontre une autre,
thème assez vague. Voilà qui m'a aidé considérablement à produire des
films, à m'imposer. Il n'est pas très difficile de faire un film, on a
toujours une idée dans sa vie; le plus difficle c'est d'en avoir deux,
et c'est encore plus difficile d'en avoir dix ou vingt. Il y a
beaucoup de gens qui ne tiennent pas la distance... Le fait d'avoir
six films différents déjà prêts m'a donné de la force, ça m'a permis
de croire en moi. Je savais qe je n'allais pas être à court après
avoir fini un film, ce qui est la grande angoisse de beaucoup de
cinéastes. Plus au cinéma peut-être qu'en littérature, parce que quand
on écrit un roman on a quand même un certain don d'invention, alors
que certains cnéastes sont surtout metteurs en scène et n'ont pas
tellement le don des histoires. Après les Contes moraux j'ai été
un moment à sec, et puis j'ai eu l'idée des Comédies et proverbes,
pour lesquels je n'avais pas donné de limite. Quand j'ai fini le 6\ieme
(il y a eu 6 Contes moraux), un journaliste m'a demandé quelle
série j'allais commencer... C'est comme ça que le suivant que j'avais
projeté est devenu le premier des Contes des 4 saisons au lieu
d'être l'un des Comédies et proverbes...
Mais il y a quelques films en dehors des cycles. L'arbre, le maire
et la médiathèque est un de ceux que je préfère. C'est le film que
j'ai fait le plus vite, l'idée m'en est venue par la rencontre d'un
architecte, on parlait d'urbanisme.
Je l'ai fait dans l'improvisation, avec des acteurs que je
connaissais. Arielle Dombasle connaissait le propriétaire d'un château
en Vendée, on y est allé; c'est là que je suis tombé en admiration
devant cet arbre. Je l'ai écrit un peu au jour le jour, après de
longues discussions avec les comédiens, mais je leur ai donné un
texte. Et puis il y a un côté reportage, avec de l'improvisation. J'ai
pu suivre l'actualité des élections de 1992. C'est mon seul film
politique, avec celui que je viens de finir qui l'est plus ou moins.
S.: Quels rapports avez-vous avec votre public?
É. R.:Je suis fier d'avoir un public constant, c'est mieux que
d'avoir des hauts et des bas. J'aimerais que mes films sortent dans
peu de salles à la fois pour que ce soit la rumeur qui y amène le
public, mais les producteurs partent du présupposé que les rumeurs
sont négatives et qu'il faut amener le public au film avant qu'il en
ait entendu parler, par différents moyens... Producteur est un métier
où on vit dans la peur. Mais je n'ai jamais eu de subventions pour mes
films, sauf, avec beaucoup de mal, pour Perceval. Pour
L'arbre... je suis parti avec mon propre matériel et je n'ai pas
payé les acteurs tout de suite, je leur ai donné un pourcentage des
recettes, et au final ils ont été mieux payés qu'ils ne l'auraient été
autrement.
Article paru dans Sénevé
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