Le droit de ne pas croire?

Xavier Morales



Introduction

Il faut d'abord résoudre un doute: quel rapport avec le sujet de ce numéro? La question: «A-t-on le droit de ne pas croire?» a-t-elle le droit d'être posée dans l'espace thématique délimité par «Homme et Monde».
Comme simple amorce pour une définition du «monde», faisons le constat suivant: 1. l'homme est dans le monde, cependant que 2. Dieu est hors du monde. 1. Nous sommes au monde: voilà qui est irréfutable, voilà qui fait partie des conditions premières, on dirait transcendantales, de toute expérience humaine de soi et de l'être. 2. Dieu est: cette proposition, en revanche, est bien moins évidente. En effet, si Dieu est hors du monde, il échappe à la condition première de toute expérience ---\, celle d'être dans le monde. Bref, Dieu est inévident.
J'ai formulé déjà, en quelques mots, la problématique de l'expérience de Dieu telle qu'elle peut être énoncée dans la phénoménologie, la science qui s'occupe d'élucider les conditions premières (transcendantales) de toute expérience ---\, et je m'appuierai en particulier sur deux études philosophiques dont je donne les références à la fin de ces lignes1, celle de Jean-Yves Lacoste et celle de Jean-Luc Marion. Toutefois, derrière les subtilités de la problématique de l'inévidence expérimentale de Dieu, se cache la question concrète posée par mon titre. Si Dieu est inévident, peut-il m'en vouloir que je ne le voie pas? Si l'existence de Dieu n'est pas un constat obligatoire de mon expérience d'homme dans le monde, ai-je par conséquent le droit de ne pas y croire?


Sous la colonnade de Salomon (Jn 10, 22-25)

C'était l'hiver, l'époque où l'on fête la Dédicace du Temple, et Jésus enseignait à l'abri du vent, sous la colonnade de Salomon. Il parlait tout en marchant pour chasser le froid.



C'est alors que les juifs demandèrent à Jésus: «Jusqu'à quand vas-tu tenir nos âmes suspendues? Si tu es le Christ, dis-le nous en toute franchise.»
Jésus répondit: «Je vous l'ai dit, et vous ne croyez pas!»



La question des juifs, ceux qui, dans l'Évangile de Jean, sont les incrédules, explique clairement pourquoi ils le sont: à cause d'une ambiguïté, qui suscite un doute. Le doute est l'incapacité de trancher entre deux réponses: l'âme est «suspendue» entre le oui et le non. Il faudrait que Jésus parle «en toute franchise», c'est-à-dire sans ambiguïté. De fait, des générations d'exégètes ont relevé comment le Jésus du quatrième Évangile pratique l'ironie, qui est le style même de l'ambiguïté.
La réponse de Jésus est mystérieuse! Les juifs se plaignent d'une ambiguïté, or cette ambiguïté ne vient pas de Jésus: il a parlé sans ambiguïté, «je vous l'ai dit». Ce n'est pas à cause d'une cachotterie de Jésus, bien au contraire, il a livré toutes les informations qu'il fallait. Le problème viendrait des juifs eux-mêmes: eux ne croient pas, alors que lui parle sans ambiguïté.
Deux philosophes contemporains vont nous proposer tour à tour une manière de comprendre à la fois la plainte des juifs ---\, Dieu est inévident\, --- et la réponse de Jésus ---\, l'évidence de Dieu est plus que suffisante.


L'ambiguité de Dieu


Dieu inévident chez Jean-Yves lacoste



Je l'ai déjà dit, il appartient à l'homme, dans les données initiales de son existence, d'être dans le monde. A l'inverse, Dieu est hors du monde. Autrement dit, l'expérience (?) de son existence, elle, au contraire, n'appartient pas aux données initiales. Dieu «n'appartient pas au champ transcendantal de l'expérience» (Lacoste p. 31). C'est ce que nous disons encore lorsque nous affirmons que Dieu est transcendant, qu'il est dans le ciel, dans l'au-delà de notre monde et de notre terre.
Avouons que cette transcendance est à double tranchant. D'une part, elle dit que Dieu est le Tout-puissant, elle signifie que rien ne contraint Dieu du côté de la terre. Dieu est absolu, et s'il est absolu, il n'est pas relatif au monde, il est absout («délié»), il n'est pas relié au monde, rattaché au monde, déterminé par un rapport au monde. Si Dieu est tout-puissant, aucune nécessité ne le contraint, ni dans l'espace ni dans le temps.
D'autre part, si Dieu est absolu, non ligoté au monde, réciproquement, à l'autre bout de la corde, le monde est absolu (nous ne parlons pas encore de la création, qui, elle, est reliée à Dieu dans la dépendance à son origine, mais seulement du monde). Et si Dieu est transcendant au monde, le monde est transcendant à Dieu. Aucune nécessité ne le contraint à se tourner vers Dieu, à faire place à son existence. Aucune perception, aucune expérience ne contraint à savoir que Dieu existe. Aucune évidence de lui, dans le monde, ne force ni les sens, ni la raison, à le reconnaître, à reconnaître aussi que le monde est sa création, et que l'homme trouve en lui sa fin, ni enfin qu'il doive l'aimer plus que tout. Autrement dit, «l'homme n'existe pas immémorialement face à l'Absolu» (Lacoste p. 41).
Dieu est une inévidence. «Dieu, nul ne l'a jamais vu» (Jn 1, 18), et si nous le connaissons malgré tout, c'est pour avoir entendu (ex auditu Rm 10, 27) parler de lui. L'existence de Dieu est un savoir sans expérience. Telle est la définition de la foi.
En l'absence d'évidence, de perception qui atteste et par laquelle nous nous approprierions le savoir, ce qui décide du savoir, ce qui lève l'ambiguïté, n'est plus du ressort de l'entendement, mais peut-être de la volonté: la confiance, la foi.



(Note 1: Répétons-le encore une fois, «Dieu n'est pas la première chose que nous connaissions» (Thomas d'Aquin, Somme Ia q 88 a 3), il ne fait pas partie des conditions initiales de l'expérience. Ce qui semble contredire la classique histoiredes religions, qui raconte comment l'homme est primitivement religieux, d'une religion diffuse qui fait l'expérience du divin en toutes choses du monde, puis comment l'homme, à mesure qu'il singularise le divin dans le Dieu unique, débarrasse le monde du divin qui laisse place à la matière, enfin comment il achève de dé-diviniser le monde en proclamant la mort de Dieu. Lacoste souligne que ce divin qui sembler venir en premier à la conscience, du moins si l'on applique l'histoire des religions à l'histoire d'une conscience, ce divin primitif est ambigu, il est en fait et justement un divin infra-mondain, le divin heideggerien qui n'échappe pas à la dialectique du monde et de la terre. Ce divin qui vient primitivement à la conscience doit faire l'objet d'une «critique», d'un «discernement des esprits» pour laisser place au Dieu transcendant qui échappe à l'expérience.
Note 2: La description de Lacoste doit être défendue de l'accusation de ce qu'on appelle le fidéisme. Que Dieu échappe au monde, aux conditions initiales de l'expérience de l'être, ne signifie pas pour autant que son existence ne soit pas fondable en raison. Thomas d'Aquin peut à la fois dire que «l'existence de Dieu n'est pas connue par soi» et que «l'existence de Dieu est démontrable par les effets qui sont connus par nous» (Somme Ia q 2 aa 1 & 2). Il y a là, certes, une difficulté, mais qu'il nous suffise de dire que faire partie des conditions initiales de l'expérience de l'être et avoir une existence justifiable en raison sont deux choses différentes. Pour Dieu, la première proposition est fausse, la deuxième est vraie.)


Dieu phénomène saturé chez Jean-Luc Marion



Le savoir sur Dieu, la foi, est donc un savoir ambigu dont l'ambiguïté ne peut être levé par l'entendement. C'est à cette même conclusion qu'arrive Jean-Luc Marion par le chemin opposé: et si la foi n'était pas une absence d'évidence, mais un surcroît d'évidence? L'ambiguïté ne serait plus due à un déficit d'information, mais à une saturation. Dans l'un comme dans l'autre cas, le soin de trancher n'est plus donné à l'entendement ---\, Lacoste parle d'une «conscience affolée» (§ 56), Marion d'un «phénomène saturé».
Notre savoir sur Dieu, nous venons de le dire, est un savoir sans expérience, un ensemble d'énoncés pour lesquels nous manquerions tout bonnement d'intuitions, d'évidences, d'informations. «La foi compense l'intuition prise en défaut», voilà ce que dit l'opinion commune. Ce serait là cependant confesser un Dieu bien pervers, qui placerait un bandeau sur nos yeux avant de nous demander ce que nous voyons! Marion propose au contraire une définition originale de la foi. Et si la foi consistait en un trop plein d'intuition? La foi est alors un savoir sur Dieu où le fait, le phénomène, est attesté cependant qu'aucun concept existant ne parvient à s'en emparer. La foi ne compense pas un manque d'intuition des faits, mais un manque d'intelligence de ces faits. La surévidence d'un fait que l'on n'a pas les moyens d'admettre produit un «phénomène saturé». A un surcroît d'intuition ne correspond aucun concept qui la recouvrirait. Ce n'est pas que Dieu manque d'évidence pour que nous le connaissions, c'est que nous manquons d'une capacité suffisante pour recevoir cette évidence excessive. Dieu est trop évident, l'intuition est aveuglante, comme Jésus au Mont Thabor.

Toute la Révélation, tout l'enseignement du Verbe, sont alors une vaste et patiente pédagogie qui munit peu à peu les disciples de concepts pour recevoir l'évidence de Dieu dans le monde. Par la grâce, l'entendement humain est exhaussé au-delà de ses limites, il est transmué en coeur qui reconnaît la logique divine, comme les disciples d'Emmaüs dont la raison est dépassée par l'événement (anoêtoi Lc 24, 25), mais dont le coeur brûle de l'expérience d'une présence surabondante (kardia Lc 24, 32).


Dieu plus que nécessaire



Chez Lacoste aussi bien que chez Marion, le savoir sur Dieu est ainsi déplacé de la raison au coeur, de l'entendement qui saisit son objet dans l'espace mondain à l'entendement élevé par la grâce divine au-delà du monde, dans une «transgression» (Lacoste § 8), une «exclusion» (§ 9) qui suspend les règles transcendantales de l'expérience.
On pourrait sans trop de difficulté interpréter ce déplacement comme un transfert de compétence de l'entendement à la volonté. Ce sera d'autant plus flagrant si l'on souligne que ce déplacement est avant tout un déplacement qui fait passer de la nécessité, qui gouverne les territoires de la connaissance humaine rationnelle, à la liberté, qui règne, ou aimerait régner, sur le territoire de la volonté. E. Jüngel a raconté cet échappement progressif de Dieu hors de la nécessité, et a proposé de parler d'un Dieu «plus-que-nécessaire». Lacoste reprend sans ambiguïté ce constat: «L'absolu lui-même ne nous est pas nécessaire» (p. 99). «Il appartient à la logique de l'être-dans-le-monde que l'homme puisse sans suicide théorique incarner des figures de son humanité qui n'exigent pas une caution divine» (ibidem). C'est au prix de ne pas se rendre nécessaire à l'homme, que Dieu crée un être libre qui pourra devenir partenaire d'amour. C'est au prix d'un retrait des conditions initiales, nécessairement toujours déjà là, de l'expérience, que Dieu «déborde les mesures de l'être-dans-le-monde» (ibidem).
Dire alors que Dieu n'est pas nécessaire c'est respecter la transcendance entre Dieu et le monde (et l'homme qui y habite), distance qui fonde la possibilité d'une relation libre entre l'homme et Dieu. Dire qu'il est plus-que-nécessaire, c'est toutefois refuser de reléguer Dieu dans le superflu, l'inutile, l'accessoire, voire l'indésirable. En employant cette expression, Jüngel comme Lacoste suggèrent en quelque sorte l'existence de deux sortes de nécessités. La nécessité simple et stricte contraint le monde physique en ses mouvements, c'est aussi la nécessité dont a besoin la logique pour qu'un raisonnement soit complet, c'est enfin la nécessité qui dicte leurs fins aux être animés. Mais Dieu serait d'une autre nécessité, il proposerait une autre fin, une autre logique, une autre attraction, que celle de la nature. C'est ici que nous rejoignons une problématique classique de la théologie occidentale.


Désir et inquiétude


Le désir naturel d'une fin surnaturelle



Tentons maintenant une rétroversion de la problématique phénoménologique en problématique théologique. L'opposition entre le monde et Dieu, entre l'immanence dans laquelle l'homme connaît d'évidence, et la transcendance qui transgresse toute expérience, devient maintenant l'opposition entre «le naturel et le surnaturel». Vouloir connaître Dieu, qui n'appartient pas aux conditions initiales, naturelles, de notre expérience, c'est vouloir voir Dieu, alors que cette vision, dite «béatifique», est surnaturelle.
Or, comme Thérèse d'Avila, nous voulons voir Dieu. Un désir existe en nous d'une fin surnaturelle. Bien plus, ce désir ne serait pas à son tour une bizarrerie inexplicable de notre coeur, mais un désir naturel, un désir qui ne contredit pas la nature propre de l'esprit, voire qui épouse son orientation! La vision de Dieu, qui est un don de la grâce, serait néanmoins «dans la ligne même d'accomplissement de la nature» (Le Guillou p. 86) car l'esprit «vise toujours au-delà de ce qui est sa fin connaturelle» (idem p. 101). La théologie classique affirme que l'homme se voit offrir une fin surnaturelle et que cette fin surnaturelle répond à un désir naturel, venant de la nature de l'homme, et non seulement à un désir surnaturel de sa béatitude que Dieu infuserait en lui.
Il y a là une difficulté majeure, relevée par la scolastique, et qui fit encore couler beaucoup d'encre après la parution du livre Surnaturel de Lubac en 1946. On définit d'une part le désir naturel comme «l'inclination à la propre perfection» (par exemple Jean Duns Scot, Opus oxoniense 4 d 49 q 10 n 2), l'objet qu'il convoite est «nécessaire» au désirant, au sens défini à l'instant. D'autre part, la vision de Dieu est surnaturelle, gratuite, il ne dépend pas de l'homme qu'il l'atteigne, il est même, à strictement parler, «impossible à l'homme» (Mt 19, 26) de l'obtenir. Cependant, «il est impossible qu'un désir naturel soit vain» (Thomas d'Aquin, Contra Gentiles III 3). Il serait incohérent, voire pervers de la part de Dieu, d'avoir créé un être dépourvu des forces nécessaires pour réaliser sa propre fin.
La solution à ce paradoxe passe par le respect de l'équilibre entre «le désir de Dieu inscrit dans la nature de l'homme et la pure gratuité du don de Dieu», répond K. Rahner (rapporté par Sesboüé p. 91). Exalter le désir naturel de Dieu au détriment du caractère surnaturel de la grâce, ce serait faire de Dieu la fin nécessaire de l'homme, lier l'existence de Dieu à l'homme par la nécessité du raisonnement, bref nier que Dieu ne peut se réduire au besoin que l'homme en a, au nécessaire. Ce serait aussi, réciproquement, rendre la foi nécessaire, et nier tout «droit de ne pas croire» ---\, mais nous reviendrons plus loin sur cette conséquence.


La solution thomiste traditionnelle (qui n'est peut-être pas, si l'on en croit le Père de Lubac, la solution primitive de Thomas d'Aquin lui-même) ne maintient cet équilibre qu'au prix d'une distinction, trop tranchée au goût de certains, entre deux fins, une fin naturelle, que l'homme peut atteindre par ses propres forces, comme la fin propre à sa nature, et une fin ultime, gratuite celle-là, autrement dit surnaturelle, qui n'est pour autant ni en opposition avec la première, ni juxtaposée et surnuméraire, dans la mesure où elle poursuit l'orientation de la fin naturelle et la porte à l'infini. Comme dit l'adage scolastique, «la grâce parfait la nature». Dans cette distinction, on rejoint l'effort de Lacoste pour penser l'inévidence de Dieu. Dire de l'homme qui ne parvient pas à la vision de Dieu que «son désir insatisfait ne mutilerait pas la nature de l'esprit» (Le Guillou p. 101), cela revient encore à dire que Dieu n'appartient pas aux conditions initiales qui s'imposent à toute expérience. Toutefois, Lacoste n'est peut-être pas aussi thomiste que nous le laissons croire.
Si la fin surnaturelle de l'homme répondait à un désir lui-même seulement surnaturel, infusé par Dieu, l'homme ainsi prédestiné serait le modèle du quiétisme le plus parfait: Dieu se chargerait à la fois de la possibilité et de la volonté d'atteindre cette fin! En distinguant une fin surnaturelle, et un désir naturel, une distance est introduite par l'impossibilité d'atteindre, du moins par ses propres forces, la fin que l'on désire. Cette impossibilité stricte produit une distance entre le désir et la fin qui pourrait le contenter, un mécontentement, ou, pour parler comme Augustin, une «inquiétude». Il n'est donc pas anodin que Le Guillou prétende: «les augustiniens affirmeraient, semble-t-il, un désir naturel du surnaturel» (p. 87, avec une citation de Bonaventure, l'augustinien scolastique), quand justement, l'inquiétude (cor inquietum) est le premier mot des Confessions d'Augustin!


L'inquiétude, existential surnaturel



Lacoste invite, avec une grande prudence, c'est vrai, à transposer dans sa «phénoménologie de la liturgie» l'inquiétude augustinienne, qui désigne la distance entre le naturel et le surnaturel dans la théologie, et, en tant qu'elle désigne manifestement cette distance, lève l'ambiguïté de Dieu, désigne Dieu, le (dé-)montre.
L'inquiétude est la solution, car l'inquiétude, en-deçà du savoir sur Dieu et à la différence de ce savoir de foi, fait partie des conditions initiales de l'expérience: «Elle est présente immémorialement» (Lacoste, p. 25 n. 1). Comme telle, Lacoste ose utiliser le mot par lequel Heidegger nomme ce qui appartient à l'initial de toute expérience, et affirme qu'elle «assure une fondation existentiale» à l'expérience de Dieu (cf. aussi p. 50).
Curieusement, Lacoste retrouve la solution de Rahner au problème du surnaturel, alors qu'il la rejette, sous la forme plus générale d'une «expérience transcendantale» de Dieu, p. 41 n. 1. Rahner propose en effet de parler d'un «existential surnaturel»: en tant qu'existential, il appartient aux conditions initiales, transcendantales de l'expérience, en tant que surnaturel, il se réalise paradoxalement comme un vide laissé, une simple capacité ---\, non retrouverons ce mot\, --- plutôt qu'une condition actuelle de l'être. Selon cet existential surnaturel, il appartiendrait à l'essence de l'homme «de recevoir l'inattendu comme le plus intime et d'avoir le plus intime comme grâce» (cité par Sesboüé p. 93).
De par sa nature paradoxale, cet existential respecte donc l'ambiguïté constitutive du savoir sur Dieu, cette ambiguïté qui seule permet d'échapper à l'ordre du nécessaire. En effet, l'inquiétude «est immémorialement baignée de l'ambiguïté qui frappe tout désir ignorant de ce qu'il désire» (Lacoste, p. 25, n. 1), le désir dont l'objet dépasse toute appréhension: cette ignorance qui «affole» la conscience, c'est, transposée chez Lacoste, la garantie de la surnaturalité de la fin, de sa gratuité, de son indépendance de l'homme désirant l'obtenir. (D'autre part, une autre ambiguïté, celle que nous avons évoquée dans notre note 1, frappe aussi l'inquiétude: «le sacré immanent à la terre peut aussi tromper l'inquiétude et s'offrir à la combler», elle peut n'avoir «d'autre destin que d'être refoulée» dans l'athéisme, «ou d'être pervertie dans la jouissance du sacré» dans les religions des nations (p. 26, suite de la n. 1).) Si, d'une part, l'autonomie, autrement dit la gratuité, du surnaturel est respectée, l'inquiétude respecte aussi, d'autre part, la perfection autonome de la nature, elle ne contraint à aucune conclusion nécessaire sur l'existence de Dieu.


L'homme capable de Dieu



Nous avions vu, dans la problématique théologique, que la double autonomie des fins n'empêchait pas de décrire un rapport de l'une à l'autre: la grâce «parfaisait» la nature. Ce rapport de prolongement perfectif, lui aussi, possède sa transposition dans la phénoménologie de la liturgie de Lacoste. En effet, nous pouvons interpréter l' «ignorance immémoriale» qu'a l'inquiétude de son objet comme une ouverture à ce qui dépasse, ou, pour reprendre le vocabulaire de Lacoste, ce qui transgresse la topologique du monde. C'était justement le mot «ouverture» qu'avaient utilisé Rahner et Le Guillou dans la controverse du surnaturel, le premier pour préciser le mode selon lequel pouvait être pensé un «existential surnaturel» dans la nature spirituelle qu'est l'homme, et le second pour traduire la capacité dont relève l'obtention de la fin surnaturelle, possibilité passive, qui ne préjuge en rien de l'activité de la grâce divine, par opposition à la faculté, possibilité active.
Lacoste, quant à lui, parce qu'il a déjà réservé le mot «ouverture» pour traduire la manière dont l'homme est transcendantalement dans le monde et «investi par le monde» selon Heidegger (Erschlossenheit, § 16, en particulier p. 49), a besoin d'un autre mot pour dire le face-à-face avec Dieu qui transgresse et excède le monde, et il choisi celui d'«exposition». Alors que l'ouverture au monde est bien une «constitution existentiale de notre être» (p. 50), l'exposition à Dieu, elle, n'est pas à l'initiale, elle vient après, comme un «acquiescement» libre à la présence de Dieu qui s'offre sans s'imposer jamais comme une nécessité transcendantale. On pourrait dire alors que l'exposition à Dieu est la capacité humaine, ou l'habitus, la conduite adoptée, correspondant à l'existential de l'inquiétude.
Dieu ne se donne pas comme évident à l'initial de notre être-dans-le-monde, il ne se donne comme évident qu'en réponse à l'exposition de l'homme (sans que ce «ne/que» soit pour autant une condition liant par la nécessité Dieu à l'homme). De ce fait, la liberté de Dieu est respectée, et surtout la liberté de l'homme est respectée. Dieu a mis l'homme dans le monde pour qu'il soit libre, et que, dans la relation avec l'homme, Dieu puisse se manifester tel qu'il est, plus essentiellement qu'il ne le fait avec la création toute entière. En effet, avec la création (et l'homme en tant qu'il est créé), Dieu entretient un rapport de nécessité du côté de la création: si Dieu n'avait pas créé, la création n'existerait pas (mais pas réciproquement!). La création est dépendante de Dieu comme de son origine, ce qui signifie que dans le rapport de création, c'est la nécessité qui s'actualise. En revanche, avec l'homme, Dieu entretient un rapport libre, et montre ainsi ce qu'il est le plus essentiellement, liberté.
Ainsi «le droit de ne pas croire» se découvre comme l'envers non seulement de l'inévidence de Dieu, mais de la figure qu'il revêt lorsqu'il devient évident, celle de la liberté.


Le droit de ne pas croire


Le monde sans Dieu


La théorie de la double fin de l'homme semble fonder un droit de ne pas croire, si l'on entend par là que l'homme peut réaliser en perfection sa nature, peut être vraiment homme, sans atteindre pour autant la fin surnaturelle qui lui est proposée par la grâce. Il peut ne pas désirer une fin située au-delà du monde et des facultés humaines et se contenter de la fin qui lui est possible à l'intérieur du monde et des conditions du monde. Cet homme qui «se contente» ne fait certes pas «droit» à l'existential surnaturel qui l'invite à «s'exposer» à Dieu ---\, mais nous avons vu que cet existential, tout transcendantal qu'il soit selon Rahner, n'exigeait aucunement de s'actualiser existentiellement dans l'habitus de la foi. L'homme à le «droit» de ne pas y faire «droit». Autrement dit, l'inquiétude peut être baillonnée sans résistance, ou du moins, le mécontentement, le malheur qu'elle suscite à l'homme, celui d'être sans Dieu, de manquer la fin surnaturelle vers laquelle l'inquiétude le tourne immémorialement, mais confusément, peut être sous-évalué, mis sur le compte d'un désenchantement du monde, d'un mécontentement natif et innocent. Ce fut par exemple tout le travail de Nietzsche de forger, après la mort de Dieu, une nouvelle joie pour l'homme qui le repêcherait du nihilisme, avatar ultime du malheur de l'homme sans Dieu.
Cependant, peut-on laisser l'homme à son malheur? Ou fait-il dire, avec Le Guillou, que «Se contenter d'une fin naturelle est dans le monde actuel un péché» (p. 102)? On ne peut en effet fonder simplement le droit de ne pas croire sur la seule liberté donnée à l'homme par Dieu. Le christianisme n'a pas cette naïveté. Il sait que la mécréance n'est pas l'exact corrélatif de la foi sur la balance du libre arbitre. La mécréance n'est pas un choix arbitraire au sens strict. Le récit de la Genèse nous révèle, mais notre coeur nous le disait tout autant, que la mécréance naît du péché, elle est le choix de soi contre Dieu, une exclusion, non une option. S'il y a bien, du point de vue abstrait de la nature humaine et de sa détermination transcendantale d'être-dans-le-monde, un «droit de ne pas croire», ce droit s'annule aussitôt dans les conditions actuels dans lesquels il est exercé: comme un refus de Dieu, un refus de l'autre, un enfermement en soi comme en sa propre fin, bref, orgueil et égoïsme coupables.
Pourtant, une distinction subtile s'impose. Ce déni du «droit de ne pas croire» que nous faisons in extremis ne peut se traduire en une condamnation générale de «ceux qui ne croient pas» à la perte et à l'enfer. Il nous semble en effet que «droit de ne pas croire» et «culpabilité de la mécréance» entrent en vigueur dans deux champs différents. Le «droit de ne pas croire» concerne tout homme, et tous les hommes, abstraitement et avant toute détermination historiale, dont l'état de péché. Et alors, il exclut la condamnation des uns par les autres. En revanche, le «déni de mécréance» enjoint chaque homme, en tant que la liberté a été corrompue par le péché, en tant qu'elle ne peut plus agir innocemment. Ce déni de la mécréance n'est rien d'autre qu'un impératif de conversion, une injonction à rétablir la liberté dans son droit. Cet impératif s'applique donc à l'intérieur du coeur de chaque homme: il condamne, certes, mais il ne condamne pas tel homme contre tel autre, il condamne le péché dans tel homme. Les chrétiens eux aussi sont concernés par ce déni de la mécréance, une fois qu'il a révélé sa véritable signification d'impératif de conversion. «Convertissez-vous, le Royaume de Dieu est proche!»


Le droit de ne pas croire n'est que l'envers de la liberté de croire



À plusieurs reprises tout au long de ces lignes, nous avons abouti à la liberté. Nous voici devant sa dernière apparition. Puisqu'elle est l'essence même de Dieu, révélée dans l'auto-communication qu'il fait de lui-même à l'homme, elle acquiert une valeur suprême. Le «droit de ne pas croire» n'est finalement que l'indice de cette liberté qui est l'évidence de Dieu. Il s'efface devant la révélation qui est faite de la liberté, qui a pour autre nom encore l'amour, et qui est Dieu, ce qu'est Dieu. Repris théologiquement, le «droit de ne pas croire», qui a l'air de refuser de connaître Dieu, le manifeste pourtant dans son essence. Alors qu'il est, dans l'état de péché, refus de s'ordonner à Dieu, il est en réalité dans l'ordre de Dieu, il entre dans cet ordre où naturel et surnaturel ne sauraient s'opposer ou se succéder sans continuité, l'ordre unique où le naturel est élevé et parfait par le surnaturel, dans une même direction, sans aucune contradiction. Les théologiens ont essayé d'indiquer ce mouvement unique propre à l'homme, aussi bien dans sa vie naturelle que dans sa vie surnaturelle, celui d'un perpétuel dépassement, «de clartés en clartés», de gloires naturelles en gloires surnaturelles, un perpétuel dépassement qui est identiquement un perpétuel abandon. Comme le dit Le Guillou, «L'esprit découvre à la fois qu'il est orienté vers la vision de l'essence divine ---\, c'est là la fin qui le comblerait\, --- et qu'il doit s'abandonner au bon plaisir divin» (p. 101). Nous savons bien que nous ne pouvons rejeter le refus de s'abandonner aux seuls athées, car nous sommes tous coupables. Et si tous, nous sommes coupables, alors la grâce surabonde sur tous (Rm (5, 20).


X.M.

Article paru dans Sénevé


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