C'est alors que les juifs demandèrent à Jésus:
«Jusqu'à quand vas-tu tenir nos âmes suspendues? Si tu es le Christ,
dis-le nous en toute franchise.»
Jésus répondit: «Je vous l'ai dit, et vous ne croyez pas!»
La question des juifs, ceux qui, dans l'Évangile de Jean, sont les
incrédules, explique clairement pourquoi ils le sont: à cause d'une
ambiguïté, qui suscite un doute. Le doute est l'incapacité de trancher
entre deux réponses: l'âme est «suspendue» entre le oui et le
non. Il faudrait que Jésus parle «en toute franchise»,
c'est-à-dire sans ambiguïté. De fait, des générations d'exégètes ont
relevé comment le Jésus du quatrième Évangile pratique l'ironie, qui
est le style même de l'ambiguïté.
La réponse de Jésus est mystérieuse! Les juifs se plaignent d'une
ambiguïté, or cette ambiguïté ne vient pas de Jésus: il a parlé sans
ambiguïté, «je vous l'ai dit». Ce n'est pas à cause d'une
cachotterie de Jésus, bien au contraire, il a livré toutes les
informations qu'il fallait. Le problème viendrait des juifs eux-mêmes:
eux ne croient pas, alors que lui parle sans ambiguïté.
Deux philosophes contemporains vont nous proposer tour à tour une
manière de comprendre à la fois la plainte des juifs ---\, Dieu est
inévident\, --- et la réponse de Jésus ---\, l'évidence de Dieu est plus que
suffisante.
Dieu inévident chez Jean-Yves lacoste
Je l'ai déjà dit, il appartient à l'homme, dans les données initiales
de son existence, d'être dans le monde. A l'inverse, Dieu est hors du
monde. Autrement dit, l'expérience (?) de son existence, elle, au
contraire, n'appartient pas aux données initiales. Dieu «n'appartient
pas au champ transcendantal de l'expérience» (Lacoste p. 31). C'est ce
que nous disons encore lorsque nous affirmons que Dieu est
transcendant, qu'il est dans le ciel, dans l'au-delà de notre monde et
de notre terre.
Avouons que cette transcendance est à double tranchant. D'une part,
elle dit que Dieu est le Tout-puissant, elle signifie que rien ne
contraint Dieu du côté de la terre. Dieu est absolu, et s'il est
absolu, il n'est pas relatif au monde, il est absout («délié»), il
n'est pas relié au monde, rattaché au monde, déterminé par un rapport
au monde. Si Dieu est tout-puissant, aucune nécessité ne le contraint,
ni dans l'espace ni dans le temps.
D'autre part, si Dieu est absolu, non ligoté au monde, réciproquement,
à l'autre bout de la corde, le monde est absolu (nous ne parlons pas
encore de la création, qui, elle, est reliée à Dieu dans la dépendance
à son origine, mais seulement du monde). Et si
Dieu est transcendant au monde, le monde est transcendant à
Dieu. Aucune nécessité ne le contraint à se tourner vers Dieu, à faire
place à son existence. Aucune perception, aucune expérience ne
contraint à savoir que Dieu existe. Aucune évidence de lui, dans le
monde, ne force ni les sens, ni la raison, à le reconnaître, à
reconnaître aussi que le monde est sa création, et que l'homme trouve
en lui sa fin, ni enfin qu'il doive l'aimer plus que tout. Autrement
dit, «l'homme n'existe pas immémorialement face à l'Absolu»
(Lacoste p. 41).
Dieu est une inévidence. «Dieu, nul ne l'a jamais vu» (Jn 1, 18),
et si nous le connaissons malgré tout, c'est pour avoir entendu (ex
auditu Rm 10, 27) parler de lui. L'existence de Dieu est un savoir
sans expérience. Telle est la définition de la foi.
En l'absence d'évidence, de perception qui atteste et par laquelle
nous nous approprierions le savoir, ce qui décide du savoir, ce qui
lève l'ambiguïté, n'est plus du ressort de l'entendement, mais
peut-être de la volonté: la confiance, la foi.
(Note 1: Répétons-le encore une fois, «Dieu n'est pas la première
chose que nous connaissions» (Thomas d'Aquin, Somme Ia q 88 a 3),
il ne fait pas partie des conditions initiales de l'expérience. Ce qui
semble contredire la classique histoiredes religions, qui raconte
comment l'homme est primitivement religieux, d'une religion diffuse
qui fait l'expérience du divin en toutes choses du monde, puis comment
l'homme, à mesure qu'il singularise le divin dans le Dieu unique,
débarrasse le monde du divin qui laisse place à la matière, enfin
comment il achève de dé-diviniser le monde en proclamant la mort de
Dieu. Lacoste souligne que ce divin qui sembler venir en premier à la
conscience, du moins si l'on applique l'histoire des religions à
l'histoire d'une conscience, ce divin primitif est ambigu, il est en
fait et justement un divin infra-mondain, le divin heideggerien qui
n'échappe pas à la dialectique du monde et de la terre. Ce divin qui
vient primitivement à la conscience doit faire l'objet d'une
«critique», d'un «discernement des esprits» pour laisser place au Dieu
transcendant qui échappe à l'expérience.
Note 2: La description de Lacoste doit être défendue de l'accusation
de ce qu'on appelle le fidéisme. Que Dieu échappe au monde, aux
conditions initiales de l'expérience de l'être, ne signifie pas pour
autant que son existence ne soit pas fondable en raison. Thomas
d'Aquin peut à la fois dire que «l'existence de Dieu n'est pas connue
par soi» et que «l'existence de Dieu est démontrable par les effets
qui sont connus par nous» (Somme Ia q 2 aa 1 & 2). Il y a là,
certes, une difficulté, mais qu'il nous suffise de dire que faire
partie des conditions initiales de l'expérience de l'être et avoir une
existence justifiable en raison sont deux choses différentes. Pour
Dieu, la première proposition est fausse, la deuxième est vraie.)
Dieu phénomène saturé chez Jean-Luc Marion
Le savoir sur Dieu, la foi, est donc un savoir ambigu dont l'ambiguïté
ne peut être levé par l'entendement. C'est à cette même conclusion
qu'arrive Jean-Luc Marion par le chemin opposé: et si la foi n'était
pas une absence d'évidence, mais un surcroît d'évidence? L'ambiguïté
ne serait plus due à un déficit d'information, mais à une
saturation. Dans l'un comme dans l'autre cas, le soin de trancher
n'est plus donné à l'entendement ---\, Lacoste parle d'une «conscience
affolée» (§ 56), Marion d'un «phénomène saturé».
Notre savoir sur Dieu, nous venons de le dire, est un savoir sans
expérience, un ensemble d'énoncés pour lesquels nous manquerions tout
bonnement d'intuitions, d'évidences, d'informations. «La foi compense
l'intuition prise en défaut»,
voilà ce que dit l'opinion commune. Ce serait là cependant confesser
un Dieu bien pervers, qui placerait un bandeau sur nos yeux avant de
nous demander ce que nous voyons! Marion propose au contraire une
définition originale de la foi. Et si la foi consistait en un trop
plein d'intuition? La foi est alors un savoir sur Dieu où le fait, le
phénomène, est attesté cependant qu'aucun concept existant ne parvient
à s'en emparer. La foi ne compense pas un manque d'intuition des
faits, mais un manque d'intelligence de ces faits. La surévidence d'un
fait que l'on n'a pas les moyens d'admettre produit un «phénomène
saturé». A un
surcroît d'intuition ne correspond aucun concept qui la
recouvrirait. Ce n'est pas que Dieu manque d'évidence pour que nous le
connaissions, c'est que nous manquons d'une capacité suffisante pour
recevoir cette évidence excessive. Dieu est trop évident,
l'intuition est aveuglante, comme Jésus au Mont Thabor.
Toute la Révélation, tout l'enseignement du Verbe, sont alors une
vaste et patiente pédagogie qui munit peu à peu les disciples de
concepts pour recevoir l'évidence de Dieu dans le monde. Par la grâce,
l'entendement humain est exhaussé au-delà de ses limites, il est
transmué en coeur qui reconnaît la logique divine, comme les
disciples d'Emmaüs dont la raison est dépassée par l'événement
(anoêtoi Lc 24, 25), mais dont le coeur brûle de l'expérience
d'une présence surabondante (kardia Lc 24, 32).
Dieu plus que nécessaire
Chez Lacoste aussi bien que chez Marion, le savoir sur Dieu est ainsi
déplacé de la raison au coeur, de l'entendement qui saisit son
objet dans l'espace mondain à l'entendement élevé par la grâce divine
au-delà du monde, dans une «transgression» (Lacoste § 8), une
«exclusion» (§ 9) qui suspend les règles transcendantales de
l'expérience.
On pourrait sans trop de difficulté interpréter ce déplacement comme
un transfert de compétence de l'entendement à la volonté. Ce
sera d'autant plus flagrant si l'on souligne que ce déplacement est
avant tout un déplacement qui fait passer de la nécessité, qui
gouverne les territoires de la connaissance humaine rationnelle, à la
liberté, qui règne, ou aimerait régner, sur le territoire de la
volonté. E. Jüngel a raconté cet échappement progressif de Dieu hors
de la nécessité, et a proposé de parler d'un Dieu
«plus-que-nécessaire». Lacoste reprend sans ambiguïté ce constat:
«L'absolu lui-même ne nous est pas nécessaire» (p. 99). «Il appartient
à la logique de l'être-dans-le-monde que l'homme puisse sans suicide
théorique incarner des figures de son humanité qui n'exigent pas une
caution divine» (ibidem). C'est au prix de ne pas se rendre
nécessaire à l'homme, que Dieu crée un être libre qui pourra devenir
partenaire d'amour. C'est au prix d'un retrait des conditions
initiales, nécessairement toujours déjà là, de l'expérience, que Dieu
«déborde les mesures de l'être-dans-le-monde» (ibidem).
Dire alors que Dieu n'est pas nécessaire c'est respecter la
transcendance entre Dieu et le monde (et l'homme qui y habite),
distance qui fonde la possibilité d'une relation libre entre l'homme
et Dieu. Dire qu'il est plus-que-nécessaire, c'est toutefois refuser
de reléguer Dieu dans le superflu, l'inutile, l'accessoire, voire
l'indésirable. En employant cette expression, Jüngel comme Lacoste
suggèrent en quelque sorte l'existence de deux sortes de
nécessités. La nécessité simple et stricte contraint le monde physique
en ses mouvements, c'est aussi la nécessité dont a besoin la logique
pour qu'un raisonnement soit complet, c'est enfin la nécessité qui
dicte leurs fins aux être animés. Mais Dieu serait d'une autre
nécessité, il proposerait une autre fin, une autre logique, une autre
attraction, que celle de la nature. C'est ici que nous rejoignons une
problématique classique de la théologie occidentale.
Le désir naturel d'une fin surnaturelle
Tentons maintenant une rétroversion de la problématique
phénoménologique en problématique théologique. L'opposition entre le
monde et Dieu, entre l'immanence dans laquelle l'homme connaît
d'évidence, et la transcendance qui transgresse toute expérience,
devient maintenant l'opposition entre «le naturel et le
surnaturel». Vouloir
connaître Dieu, qui n'appartient pas aux conditions initiales,
naturelles, de notre expérience, c'est vouloir voir Dieu, alors que
cette vision, dite «béatifique», est surnaturelle.
Or, comme Thérèse d'Avila, nous voulons voir Dieu. Un désir existe en
nous d'une fin surnaturelle. Bien plus, ce désir ne serait pas à son
tour une bizarrerie inexplicable de notre coeur, mais un désir
naturel, un désir qui ne contredit pas la nature propre de
l'esprit, voire qui épouse son orientation! La vision de Dieu, qui est
un don de la grâce, serait néanmoins «dans la ligne même
d'accomplissement de la nature» (Le Guillou p. 86)
car l'esprit «vise toujours au-delà de ce qui est sa fin connaturelle»
(idem p. 101). La théologie classique affirme que l'homme se voit
offrir une fin surnaturelle et que cette fin surnaturelle répond à un
désir naturel, venant de la nature de l'homme, et non seulement à un
désir surnaturel de sa béatitude que Dieu infuserait en lui.
Il y a là une difficulté majeure, relevée par la scolastique, et qui
fit encore couler beaucoup d'encre après la parution du livre
Surnaturel de Lubac en 1946. On définit d'une part le désir
naturel comme «l'inclination à la propre perfection» (par exemple
Jean Duns Scot, Opus oxoniense 4 d 49 q 10 n 2),
l'objet qu'il convoite est «nécessaire» au désirant, au sens défini à
l'instant. D'autre part, la vision de Dieu est surnaturelle, gratuite,
il ne dépend pas de l'homme qu'il l'atteigne, il est même, à
strictement parler, «impossible à l'homme» (Mt 19, 26) de
l'obtenir. Cependant, «il est impossible qu'un désir naturel soit
vain» (Thomas d'Aquin, Contra Gentiles III 3). Il serait incohérent,
voire pervers de la part de Dieu, d'avoir créé un être dépourvu des
forces nécessaires pour réaliser sa propre fin.
La solution à ce paradoxe passe par le respect de l'équilibre entre
«le désir de Dieu inscrit dans la nature de l'homme et la pure
gratuité du don de Dieu», répond K. Rahner (rapporté par Sesboüé
p. 91). Exalter le désir naturel de Dieu au détriment du caractère
surnaturel de la grâce, ce serait faire de Dieu la fin nécessaire
de l'homme, lier l'existence de Dieu à l'homme par la nécessité du
raisonnement, bref nier que Dieu ne peut se réduire au besoin que
l'homme en a, au nécessaire. Ce serait aussi, réciproquement, rendre
la foi nécessaire, et nier tout «droit de ne pas croire» ---\, mais
nous reviendrons plus loin sur cette conséquence.
La solution thomiste traditionnelle (qui n'est peut-être pas, si l'on en croit le Père de Lubac, la solution primitive de Thomas d'Aquin lui-même) ne
maintient cet équilibre qu'au prix d'une distinction, trop tranchée au
goût de certains, entre deux fins, une fin naturelle, que l'homme peut
atteindre par ses propres forces, comme la fin propre à sa nature, et
une fin ultime, gratuite celle-là, autrement dit surnaturelle, qui
n'est pour autant ni en opposition avec la première, ni juxtaposée et
surnuméraire, dans la mesure où elle poursuit l'orientation de la fin
naturelle et la porte à l'infini. Comme dit l'adage scolastique, «la
grâce parfait la nature». Dans cette distinction, on rejoint l'effort
de Lacoste pour penser l'inévidence de Dieu. Dire de l'homme qui ne
parvient pas à la vision de Dieu que «son désir insatisfait ne
mutilerait pas la nature de l'esprit» (Le Guillou p. 101), cela
revient encore à dire que Dieu n'appartient pas aux conditions
initiales qui s'imposent à toute expérience. Toutefois, Lacoste n'est
peut-être pas aussi thomiste que nous le laissons croire.
Si la fin surnaturelle de l'homme répondait à un désir lui-même
seulement surnaturel, infusé par Dieu, l'homme ainsi prédestiné serait
le modèle du quiétisme le plus parfait: Dieu se chargerait à la fois
de la possibilité et de la volonté d'atteindre cette fin! En
distinguant une fin surnaturelle, et un désir naturel, une distance
est introduite par l'impossibilité d'atteindre, du moins par ses
propres forces, la fin que l'on désire. Cette impossibilité stricte
produit une distance entre le désir et la fin qui pourrait le
contenter, un mécontentement, ou, pour parler comme Augustin, une
«inquiétude». Il n'est donc pas anodin que Le Guillou prétende: «les
augustiniens affirmeraient, semble-t-il, un désir naturel du
surnaturel» (p. 87, avec une citation de Bonaventure, l'augustinien
scolastique), quand justement, l'inquiétude (cor inquietum) est le
premier mot des Confessions d'Augustin!
L'inquiétude, existential surnaturel
Lacoste invite, avec une grande prudence, c'est vrai, à transposer
dans sa «phénoménologie de la liturgie» l'inquiétude augustinienne,
qui désigne la distance entre le naturel et le surnaturel dans la
théologie, et, en tant qu'elle désigne manifestement cette
distance, lève l'ambiguïté de Dieu, désigne Dieu, le (dé-)montre.
L'inquiétude est la solution, car l'inquiétude, en-deçà du savoir sur
Dieu et à la différence de ce savoir de foi, fait partie des
conditions initiales de l'expérience: «Elle est présente
immémorialement» (Lacoste, p. 25 n. 1). Comme telle, Lacoste ose
utiliser le mot par lequel Heidegger nomme ce qui appartient à
l'initial de toute expérience, et affirme qu'elle «assure une
fondation existentiale» à l'expérience de Dieu (cf. aussi p. 50).
Curieusement, Lacoste retrouve la solution de Rahner au problème du
surnaturel, alors qu'il la rejette, sous la forme plus générale d'une
«expérience transcendantale» de Dieu, p. 41 n. 1. Rahner propose en
effet de parler d'un «existential surnaturel»: en tant qu'existential,
il appartient aux conditions initiales, transcendantales de
l'expérience, en tant que surnaturel, il se réalise paradoxalement
comme un vide laissé, une simple capacité ---\, non retrouverons
ce mot\, --- plutôt qu'une condition actuelle de l'être. Selon cet
existential surnaturel, il appartiendrait à l'essence de l'homme «de
recevoir l'inattendu comme le plus intime et d'avoir le plus intime
comme grâce» (cité par Sesboüé p. 93).
De par sa nature paradoxale, cet existential respecte donc l'ambiguïté
constitutive du savoir sur Dieu, cette ambiguïté qui seule permet
d'échapper à l'ordre du nécessaire. En effet, l'inquiétude «est
immémorialement baignée de l'ambiguïté qui frappe tout désir ignorant
de ce qu'il désire» (Lacoste, p. 25, n. 1), le désir dont l'objet
dépasse toute appréhension: cette ignorance qui «affole» la
conscience, c'est, transposée chez Lacoste, la garantie de la
surnaturalité de la fin, de sa gratuité, de son indépendance de
l'homme désirant l'obtenir. (D'autre part, une autre ambiguïté, celle
que nous avons évoquée dans notre note 1, frappe aussi l'inquiétude:
«le sacré immanent à la terre peut aussi tromper l'inquiétude et
s'offrir à la combler», elle peut n'avoir «d'autre destin que d'être
refoulée» dans l'athéisme, «ou d'être pervertie dans la jouissance du
sacré» dans les religions des nations (p. 26, suite de la n. 1).) Si,
d'une part, l'autonomie, autrement dit la gratuité, du surnaturel est
respectée, l'inquiétude respecte aussi, d'autre part, la perfection
autonome de la nature, elle ne contraint à aucune conclusion
nécessaire sur l'existence de Dieu.
L'homme capable de Dieu
Nous avions vu, dans la problématique théologique, que la double
autonomie des fins n'empêchait pas de décrire un rapport de l'une à
l'autre: la grâce «parfaisait» la nature. Ce rapport de prolongement
perfectif, lui aussi, possède sa transposition dans la phénoménologie
de la liturgie de Lacoste. En effet, nous pouvons interpréter l'
«ignorance immémoriale» qu'a l'inquiétude de son objet comme une
ouverture à ce qui dépasse, ou, pour reprendre le vocabulaire de
Lacoste, ce qui transgresse la topologique du monde. C'était justement
le mot «ouverture» qu'avaient utilisé Rahner et Le Guillou dans la
controverse du surnaturel, le premier pour préciser le mode selon
lequel pouvait être pensé un «existential surnaturel» dans la nature
spirituelle qu'est l'homme, et le second pour traduire la capacité
dont relève l'obtention de la fin surnaturelle, possibilité passive,
qui ne préjuge en rien de l'activité de la grâce divine, par
opposition à la faculté, possibilité active.
Lacoste, quant à lui, parce qu'il a déjà réservé le mot «ouverture»
pour traduire la manière dont l'homme est transcendantalement dans le
monde et «investi par le monde» selon Heidegger (Erschlossenheit,
§ 16, en particulier p. 49), a besoin d'un
autre mot pour dire le face-à-face avec Dieu qui transgresse et excède
le monde, et il choisi celui d'«exposition». Alors que l'ouverture
au monde est bien une «constitution existentiale de notre être»
(p. 50), l'exposition à Dieu, elle, n'est pas à l'initiale, elle vient
après, comme un «acquiescement» libre à la présence de Dieu qui
s'offre sans s'imposer jamais comme une nécessité transcendantale. On
pourrait dire alors que l'exposition à Dieu est la capacité
humaine, ou l'habitus, la conduite adoptée, correspondant à
l'existential de l'inquiétude.
Dieu ne se donne pas comme évident à l'initial de notre
être-dans-le-monde, il ne se donne comme évident qu'en réponse à
l'exposition de l'homme (sans que ce «ne/que» soit pour autant une
condition liant par la nécessité Dieu à l'homme). De ce fait, la
liberté de Dieu
est respectée, et surtout la liberté de l'homme est respectée. Dieu a
mis l'homme dans le monde pour qu'il soit libre, et que, dans la
relation avec l'homme, Dieu puisse se manifester tel qu'il est, plus
essentiellement qu'il ne le fait avec la création toute entière. En
effet, avec la création (et l'homme en tant qu'il est créé), Dieu
entretient un rapport de nécessité du côté de la création: si Dieu
n'avait pas créé, la création n'existerait pas (mais pas
réciproquement!). La création est dépendante de Dieu comme de son
origine, ce qui signifie que dans le rapport de création, c'est la
nécessité qui s'actualise. En revanche, avec l'homme, Dieu
entretient un rapport libre, et montre ainsi ce qu'il est le plus
essentiellement, liberté.
Ainsi «le droit de ne pas croire» se découvre comme l'envers non
seulement de l'inévidence de Dieu, mais de la figure qu'il revêt
lorsqu'il devient évident, celle de la liberté.
Le monde sans Dieu
La théorie de la double fin de l'homme semble fonder un droit de ne
pas croire, si l'on entend par là que l'homme peut réaliser en
perfection sa nature, peut être vraiment homme, sans atteindre pour
autant la fin surnaturelle qui lui est proposée par la grâce. Il peut
ne pas désirer une fin située au-delà du monde et des facultés
humaines et se contenter de la fin qui lui est possible à l'intérieur
du monde et des conditions du monde. Cet homme qui «se contente» ne
fait certes pas «droit» à l'existential surnaturel qui l'invite à
«s'exposer» à Dieu ---\, mais nous avons vu que cet existential, tout
transcendantal qu'il soit selon Rahner, n'exigeait aucunement de
s'actualiser existentiellement dans l'habitus de la foi. L'homme à
le «droit» de ne pas y faire «droit». Autrement dit, l'inquiétude peut
être baillonnée sans résistance, ou du moins, le mécontentement, le
malheur qu'elle suscite à l'homme, celui d'être sans Dieu, de manquer
la fin surnaturelle vers laquelle l'inquiétude le tourne
immémorialement, mais confusément, peut être sous-évalué, mis sur le
compte d'un désenchantement du monde, d'un mécontentement natif et
innocent. Ce fut par exemple tout le travail de Nietzsche de forger,
après la mort de Dieu, une nouvelle joie pour l'homme qui le
repêcherait du nihilisme, avatar ultime du malheur de l'homme sans
Dieu.
Cependant, peut-on laisser l'homme à son malheur? Ou fait-il dire,
avec Le Guillou, que «Se contenter d'une fin naturelle est dans le
monde actuel un péché» (p. 102)? On ne peut
en effet fonder simplement le droit de ne pas croire sur la seule
liberté donnée à l'homme par Dieu. Le christianisme n'a pas cette
naïveté. Il sait que la mécréance n'est pas l'exact corrélatif de la
foi sur la balance du libre arbitre. La mécréance n'est pas un choix
arbitraire au sens strict. Le récit de la Genèse nous révèle, mais
notre coeur nous le disait tout autant, que la mécréance naît du
péché, elle est le choix de soi contre Dieu, une exclusion, non une
option. S'il y a bien, du point de vue abstrait de la nature humaine
et de sa détermination transcendantale d'être-dans-le-monde, un «droit
de ne pas croire», ce droit s'annule aussitôt dans les conditions
actuels dans lesquels il est exercé: comme un refus de Dieu, un refus
de l'autre, un enfermement en soi comme en sa propre fin, bref,
orgueil et égoïsme coupables.
Pourtant, une distinction subtile s'impose. Ce déni du «droit de ne
pas croire»
que nous faisons in extremis ne peut se traduire en une
condamnation générale de «ceux qui ne croient pas» à la perte et à
l'enfer. Il nous semble en effet que «droit de ne pas croire» et
«culpabilité de la mécréance» entrent en vigueur dans deux champs
différents. Le «droit de ne pas croire» concerne tout homme, et tous
les hommes, abstraitement et avant toute détermination historiale,
dont l'état de péché. Et alors, il exclut la condamnation des uns par
les autres. En revanche, le «déni de mécréance» enjoint chaque homme,
en tant que la liberté a été corrompue par le péché, en tant qu'elle
ne peut plus agir innocemment. Ce déni de la mécréance n'est rien
d'autre qu'un impératif de conversion, une injonction à rétablir la
liberté dans son droit. Cet impératif s'applique donc à l'intérieur du
coeur de chaque homme: il condamne, certes, mais il ne condamne pas
tel homme contre tel autre, il condamne le péché dans tel homme. Les
chrétiens eux aussi sont concernés par ce déni de la mécréance, une
fois qu'il a révélé sa véritable signification d'impératif de
conversion. «Convertissez-vous, le Royaume de Dieu est proche!»
Le droit de ne pas croire n'est que l'envers de la liberté de croire
À plusieurs reprises tout au long de ces lignes, nous avons abouti à
la liberté. Nous voici devant sa dernière apparition. Puisqu'elle est
l'essence même de Dieu, révélée dans l'auto-communication qu'il fait
de lui-même à l'homme, elle acquiert une valeur suprême. Le «droit de
ne pas croire» n'est finalement que l'indice de cette liberté qui est
l'évidence de Dieu. Il s'efface devant la révélation qui est faite de
la liberté, qui a pour autre nom encore l'amour, et qui est Dieu, ce
qu'est Dieu. Repris théologiquement, le «droit de ne pas croire», qui
a l'air de refuser de connaître Dieu, le manifeste pourtant dans son
essence. Alors qu'il est, dans l'état de péché, refus de s'ordonner à
Dieu, il est en réalité dans l'ordre de Dieu, il entre dans cet ordre
où naturel et surnaturel ne sauraient s'opposer ou se succéder sans
continuité, l'ordre unique où le naturel est élevé et parfait par le
surnaturel, dans une même direction, sans aucune contradiction. Les
théologiens ont essayé d'indiquer ce mouvement unique propre à
l'homme, aussi bien dans sa vie naturelle que dans sa vie
surnaturelle, celui d'un perpétuel dépassement, «de clartés en
clartés», de gloires naturelles en gloires surnaturelles, un perpétuel
dépassement qui est identiquement un perpétuel abandon. Comme le dit
Le Guillou, «L'esprit découvre à la fois qu'il est orienté vers la
vision de l'essence divine ---\, c'est là la fin qui le comblerait\,
--- et qu'il doit s'abandonner au bon plaisir divin» (p. 101). Nous
savons bien que nous ne pouvons rejeter le refus de s'abandonner aux
seuls athées, car nous sommes tous coupables. Et si tous, nous sommes
coupables, alors la grâce surabonde sur tous (Rm (5, 20).
Article paru dans Sénevé
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